Teatrino.
Teatrino.
© ORCH Orsenigo Chemollo

Un regard sur la collection d'une des figures les plus influentes du monde de l'art

"Je suis parti de rien. Sans argent ni diplôme", avait un jour déclaré François Pinault. Il a réussi à devenir non seulement un brillant homme d'affaires mais aussi l'un des personnages les plus influents du monde de l'art. Il est aussi le plus grand collectionneur d’œuvres de Luc Tuymans et est à l’origine de l’exceptionnelle exposition consacrée à l’artiste au Palazzo Grassi ce printemps. "On peut être une brute froide en business. Mais dans l'art, tout a à voir avec l'émotion."

L'homme

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© Getty Images

Cela dépasse tout entendement. François Pinault, géant de l'art et des affaires, était déjà trentenaire lorsqu'il est entré pour la première fois dans un musée. Encore plus étonnant: le même homme, propriétaire de la maison de ventes aux enchères britannique Christie's, était déjà quadragénaire lorsqu'il met les pieds pour la première fois dans une maison de ventes aux enchères.

La suite, c'est du Pinault tout craché: en mode self-made man et intrépide. Au cours des trente années suivantes, il constitue une des collections d'art les plus impressionnantes du monde et l'abrite dans trois sites à Venise. Un quatrième temple de l'art ouvre ses portes l'année prochaine à Paris.

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Sujet de moqueries

Pourtant, le Breton est d'origine très modeste. Lorsqu'il naît aux Champs-Géraux, en 1936, la commune où son père tient un commerce de bois compte un peu plus de 1.000 habitants. À l'école de Rennes, ses camarades de classe se moquent de son accent rural et de ses vêtements miteux. À 16 ans, il quitte l'école pour travailler dans la scierie de son père, qu'il reprendra par la suite. Il commence par acheter et vendre du bois. Mais c'est dans les années 70, pendant la crise pétrolière, que l'homme d'affaires avisé et audacieux se révèle. Il acquiert des scieries bretonnes en difficulté ou en faillite pour les revendre plus tard, avec bénéfice.

Dans les années 90, il met les pieds dans la grande distribution avec l'achat de Conforama, Printemps, La Redoute et la FNAC, constituant ainsi le groupe Pinault-Printemps-Redoute, PPR.

Mais il en veut plus. Et notamment le groupe de mode italien Gucci. Quitte à affronter le milliardaire français Bernard Arnault derrière Louis Vuitton Moët Hennessy (LVMH). François Pinault remporte ce que la presse appelle la "guerre des sacs à main", et PPR devient le troisième groupe mondial du luxe.

Postimpressionnisme

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Retour dans les années 60. Première visite de François Pinault au musée. Un ami l'emmène voir une exposition d'artistes de l'école postimpressionniste des Nabis de Pont-Aven en Bretagne. "Il n'y avait pas Paul Gauguin, ce n'était pas bien peint, mais les couleurs étaient vivantes", déclarera plus tard Pinault lors d'une interview. "Je n'ai rien vu, rien compris. Mais je suis revenu."

Des années plus tard, il achète sa première oeuvre d'art, un petit tableau de Paul Sérusier, un artiste de l'école de Pont-Aven. Une femme dans une cour de ferme, qui lui rappelait sa grand-mère. Une oeuvre qu'il possède toujours.

Déesse de la chasse

Sa prédilection pour les prises de pouvoir musclées a valu à Pinault une réputation de "corsaire". D'ailleurs, il donne le nom d'Artémis, la déesse de la chasse, au holding qui gère -entre autres- Pinault Collection.

Grâce aux marques de luxe telles que Gucci, Saint Laurent, Balenciaga, Alexander McQueen et Bottega Veneta, le groupe de luxe Kering (le nouveau nom de PPR depuis 2013) est désormais le fleuron du groupe Artémis. Mais l'entrepreneur bien trop habile possède également le Stade Rennais, club de football évoluant en Ligue 1, la compagnie de croisières Ponant, Château Latour et la maison de ventes aux enchères Christie's.

Rêver de son musée

En 2003, son fils François-Henri Pinault devient président du holding familial, et deux ans plus tard, CEO de Kering. François Pinault a alors enfin davantage de temps pour l'art. Et pour l'émotion, déclarera-t-il au journal britannique The Financial Times: "On peut être une brute froide en matière de business, parce qu'on n'a pas besoin de sentiments. Mais dans l'art, tout a à voir avec l'émotion."

Avec l'aide de conseillers en art, à l'instar de Jean-Jacques Aillagon, ancien ministre de la Culture sous Jacques Chirac, il bâtit sa collection. Très vite, il rêve d'avoir son propre musée à Paris. Le projet: le Japonais Tadao Ando, lauréat du prestigieux Prix Pritzker d'architecture, doit transformer en musée l'ancienne usine Renault sur l'Île Seguin. Mais les batailles politiques et économiques, locales et nationales ont raison du projet: Pinault lâche Paris pour Venise. Il choisit d'y installer sa collection au Palazzo Grassi datant du XVIIIème siècle. Il acquiert le palais pour 29 millions d'euros, une affaire par rapport aux 171 millions d'euros que lui aurait coûté le musée à Paris. Toutefois, le projet lui reste en tête.

Et puis Pinault n'a pas son pareil pour envoyer des piques à ses concurrents sans les nommer. Lorsqu'il annonce qu'il va enfin ouvrir un musée à Paris, l'an prochain, dans l'ancienne Bourse de Commerce, il souligne d'emblée qu'il ne s'agira pas d'une "fondation". Avant d'ajouter: "C'est à moi et ma famille de faire les efforts nécessaires", avait-il déclaré. "Je trouverais scandaleux de devoir faire appel à l'État."

Contrairement à Bernard Arnault (qui pèse 74 milliards d'euros), François Pinault, dont la fortune est estimée à 28 milliards d'euros selon le magazine américain Forbes, renonce à l'allègement fiscal offert aux fondations pour financer son musée.

Rivalité, du luxe à l'art

Quoi qu'il en soit, les empereurs du luxe ne se battent plus uniquement à coup de sacs à main. Désormais, la bataille fait rage en art. Début des hostilités: l'acquisition par Pinault de la maison de vente aux enchères Christie's en 1998. Arnault enchaîne avec la maison de vente aux enchères Phillips, qu'il revendra à perte.

Arnault est, par contre, le premier à ouvrir un musée à Paris: le fleuron de la collection d'art de LVMH, inauguré en 2014 et conçu par Frank Gehry (pour la coquette somme de 800 millions d'euros). Pour la Bourse de Commerce, dont les coûts de rénovation sont estimés à 140 millions d'euros, Pinault n'arrive pas à la cheville d'Arnault. Mais cela ne le dérange peut-être pas tant que ça.

La collection

Mondrian. Sa première acquisition majeure d'art moderne et contemporain est une oeuvre abstraite de Mondrian, 'Tableau Losangique II' (environ 7,7 millions d'euros).

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L'oeuvre monumentale 'Demon with Bowl' de Damien Hirst, à l'exposition 'Trésors de l'Épave de l'Incroyable', 2017.
L'oeuvre monumentale 'Demon with Bowl' de Damien Hirst, à l'exposition 'Trésors de l'Épave de l'Incroyable', 2017.
© TNS via Getty Images

Pléthore d'artistes. La collection comprend environ 5.000 oeuvres, dont la valeur totale est estimée par Bloomberg à plus de 1,2 milliard d'euros. Mais il s'agit là d'une estimation approximative qui, aux dires de Pinault Collection, n'est "pas correcte". Cependant, elle refuse de citer des chiffres. Du reste, personne ne sait exactement quelles oeuvres font partie de la collection. Mais, à chaque nouvelle exposition, Pinault lève un coin du voile: Picasso, Danh Vo, Sigmar Polke, Rudolf Stingel, Urs Fischer, Damien Hirst et Jeff Koons, notamment, sont déjà partis à Venise. Pinault aime aussi l'Arte Povera et l'art minimaliste. Il est certain qu'il possède également des oeuvres de Félix Gonzàlez-Torres, David Hammons, Fischli & Weiss et Mark Bradford. Quant à la gent féminine, plus de 35 artistes ont déjà été exposées à Venise, telles que Barbara Kruger, Berenice Abbot, Cindy Sherman, Rachel Whiteread, Lee Lozano, Cady Noland, Marlène Dumas et LaToya Ruby Frazier.

Belgique. La collection de Pinault comprend également des oeuvres des Belges Luc Tuymans et Michaël Borremans. Le Français est même le plus grand collectionneur de Tuymans, dont il possède plus de 20 oeuvres.

Profondeur. François Pinault déclare aimer collectionner les artistes "en profondeur", ce qui signifie qu'il se concentre sur plusieurs oeuvres d'un même artiste. C'est pourquoi il lui arrive de vendre à l'occasion des oeuvres "solitaires" de sa collection. Cependant, on ne sait pas vraiment quand ni comment, car il s'agit d'une collection privée. Selon son fin conseiller Jean-Jacques Aillagon, il en aurait vendu environ 180 depuis 2000.

Dépôt. Dans ses musées à Venise, il n'y a pas d'entrepôts. Les oeuvres prêtées ou qui ne sont pas présentées sont conservées ailleurs, dans différents dépôts en Europe.

Exposition Rudolf Stingel au Palazzo Grassi en 2013.
Exposition Rudolf Stingel au Palazzo Grassi en 2013.
© Getty Images

Réduction. En 2016, son année la plus active, Pinault a dépensé 182 millions d'euros pour 118 oeuvres d'art. En tant que client fidèle, il bénéficie de 20% de réduction dans les galeries, ce qu'on appelle la "réduction musée". Cependant, il a récemment déclaré au journal français Le Monde: "À mes débuts, moi aussi cela me gênait de dépenser trop d'argent pour un tableau, mais faire une affaire dans le marché de l'art, c'est faire une mauvaise affaire. Il faut surpayer un chef-d'oeuvre, il vaudra plus cher un jour."

Émotion. Ce parrain de l'art contemporain est connu pour être un acheteur émotionnel. Le Monde rapporte une anecdote récente dans laquelle l'homme d'affaires et collectionneur d'art était allé regarder une sculpture de sol de Carl Andre. Après une demi-heure de silence, il avait déclaré "Collectionner, c'est choisir", et a payé plus de 6 millions d'euros pour l'oeuvre.

Piège. Pourtant, il est toujours sur ses gardes. "On ne peut pas se laisser emporter par ses émotions", affirme-t-il. "Les choses trop aimables, trop facilement accessibles, trop lisibles, il faut s'en méfier beaucoup", déclarait-il en 2006 au Monde, avant d'ajouter qu'il se méfiait aussi des artistes trop sympathiques.

Mécène. Avec une collection aussi impressionnante, selon d'aucuns la plus importante du monde, il n'est pas étonnant que chacun parle de sa valeur. Mais Pinault fait plus qu'acheter: il parraine des projets artistiques spéciaux ou donne carte blanche à des artistes. En 2017, il a, par exemple, financé l'exposition monumentale de Damien Hirst 'Trésors de l'Épave de l'Incroyable'. En 2015, il crée également une résidence d'artistes à Lens, où l'artiste belge Edith Dekyndt a séjourné en 2017. Le 5 avril prochain, la Hauteville House, la maison de Victor Hugo sur l'île de Guernesey, va réouvrir ses portes après une rénovation initiée par François Pinault. La maison d'exil de l'écrivain va retrouver sur lustre d'antan grâce aux travaux majoritairement financés par Pinault Collection (3.5 millions d'euros de travaux sur le total de 4,5 millions).

Prêt. Que doit-on faire quand on possède 5.000 oeuvres d'art et "seulement" quelques espaces d'exposition? Pinault Collection prête donc régulièrement des pièces. Au total, plus de 2.000 oeuvres ont déjà été prêtées aux quatre coins du monde. Cette année, la collection prêtera, par exemple, plusieurs oeuvres de Jeff Koons au Museo Jumex à Mexico City. La collection organise également des expositions dans d'autres musées, notamment à Paris, Monaco, Moscou, Essen, Stockholm et Rennes.

Le triumvirat derrière la collection. Trois figures emblématiques sont indissociables de l’empire de l’art bâti par François Pinault: Jean-Jacques Aillagon, le "monsieur culture" et ancien ministre qui dirige Pinault Collection. Caroline Bourgeois, "l’œil de l'art" et conseillère avisée. Et enfin, Martin Bethenod, la "tête pensante" et directeur des Musées de Pinault Collection qui partage son temps entre Venise et Paris. 

Les palais

© Matteo De Fina

Palazzo Grassi (2006). Pour la famille vénitienne Grassi, l'architecte italien Giorgio Massari (1687-1766) s'était écarté de son style baroque habituel pour construire ce palais à la façade en marbre blanc. François Pinault en fait l'acquisition en 2005 au Groupe Fiat, qui l'utilisait comme espace d'exposition depuis les années 1980. L'homme d'affaires donne carte blanche à l'architecte Tadao Ando pour revoir cet espace de 5.000m² sur trois étages. "Le désir de posséder -qui s'est manifesté dès de mon premier contact avec l'art- s'est mué en besoin profond de faire partager ma passion pour l'art", écrivait Pinault dans le catalogue de la première exposition, qui a ouvert ses portes en grande pompe au Palazzo Grassi au printemps 2006.

Avec 222 oeuvres exposées, il a dévoilé une partie de sa collection d'art jusqu'alors tenue secrète. Dans l'intervalle, 17 expositions y ont déjà été organisées. C'est d'ailleurs là que son fils François-Henri Pinault a rencontré sa future épouse, l'actrice américano-mexicaine Salma Hayek.

© Thomas Mayer

Punta Della Dogana (2009).
François Pinault n'en est pas à un duel près. Après une longue guerre des offres avec la Fondation Solomon R. Guggenheim, Pinault conclut un accord de concession avec la Ville de Venise pour l'exploitation d'un musée sur le Grand Canal, sur la Pointe de la Douane. Les Douanes de Mer, datant du XVIIème siècle et sur près de 3.700m², étaient alors inoccupées. Le bâtiment triangulaire, situé au confluent du Grand Canal et du Canal Giudecca, ouvre ses portes en 2009, durant la Biennale de Venise, au terme d'une rénovation à 20 millions d'euros supervisée par l'architecte japonais Tadao Ando. À noter: sur le toit, se trouve l'impressionnante sculpture de deux Atlas portant une sphère d'or sur laquelle se trouve une statue de Fortune qui sert de girouette.

Teatrino (2013). Le Teatrino, une annexe du Palazzo Grassi, a été construit en 1951 par le Centre international des arts et du costume afin de pouvoir accueillir défilés de mode, représentations théâtrales et réceptions. La fermeture du centre dans les années 80 met fin également aux activités du théâtre. Le Teatrino entre dans le portefeuille de François Pinault en 2013 et il en a confie la rénovation à... Tadao Ando. Pinault Collection y organise tout au long de l'année conférences, projections, concerts et événements culturels.

© Courtesy Collection Pinault

Bourse de Commerce - Pinault collection Paris (2020). "Le dôme de la Halle aux Blés à Paris est une casquette de jockey anglais sur une grande échelle", écrivait Victor Hugo dans son roman 'Notre-Dame de Paris', en 1833. À l'époque, la coupole en fonte était recouverte de feuilles de cuivre, un ouvrage d'avant-garde. Plus tard, ces feuilles sont remplacées par des vitres et le bâtiment fait office de Bourse de Commerce. La Chambre de Commerce et d'Industrie de Paris y prends ses quartiers en 1949.

La restauration du bâtiment historique, d'une superficie de 13.000m², n'est cependant pas une mince affaire. C'est pourquoi Pinault fait appel, une fois de plus, à Tadao Ando, mais aussi à d'autres architectes ayant une expérience des monuments historiques. L'architecte japonais a prévu à l'intérieur une construction circulaire de trois étages qui servira d'espace d'exposition. Un auditorium de 300 places sera aménagé au sous-sol. Au total, les coûts s'élèvent déjà à 108 millions d'euros. Cependant, la Bourse de Commerce a été confiée à Pinault Collection dans le cadre d'un bail de 50 ans.

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