À la fin de l'année, à 67 ans, le defender prendra sa retraite. L'Europe le trouve trop polluant, Trop dangereux aussi. Nous sommes allés sur l'île écossaise d'Islay où étaient testés les prototypes du modèle ayant eu la plus longue carrière de l'histoire de l'automobile. Récit d'une expédition pleine de bruits et de craquements.
En 1947, sur l'île d'Anlesey, au large de la côte nord-ouest du Pays de Galles, Maurice Wilks, ingénieur en chef chez Land Rover, dessine dans le sable de Red Wharf Bay l'esquisse d'un véhicule tout-terrain devant son frère aîné, Spencer, managing director de Land Rover. Le tout-terrain a pour objectif de sortir Land Rover du marasme et de faire mieux que la Willys Jeep de Maurice. Les exigences auxquelles ce nouveau véhicule devra satisfaire sont à la fois simples et compliquées: 'Go anywhere and do anything.'
"Ce dessin dans le sable était typique de mon oncle", explique Nick Wilks, fils de Spencer. "Je me souviens que mon père disait qu'ils voulaient construire une petite voiture polyvalente. Pas une automobile, mais un véhicule utilitaire avec lequel on puisse tout faire, que ce soit labourer une parcelle de terrain, arracher un arbre ou garder des moutons: il aurait une conception primitive, mais des compétences sur le terrain inégalées." Même chose pour sa polyvalence: en plus d'amener des médecins à destination en Afrique, il permet de traverser à gué des rivières en Amérique du Sud et même de traverser la jungle de béton pour se rendre boulevard de Waterloo à Bruxelles pour une petite après-midi de shopping d'enfer.
Croix-Rouge
Côte ouest d'Islay, par un beau lundi caractérisé par une météo typiquement écossaise. Nous sommes arrivés de Glasgow à bord d'un minuscule Britten-Norman Islander. Cette île a joué un rôle crucial dans l'histoire du Defender. "C'est ici, sur la plage et dans l'eau, que les premiers prototypes ont été testés et qu'est né le nom Land Rover", explique Wilks. Son père possédait Laggan Estate. En 2005, Kathy Wilks, petite-fille de Spencer, et son mari Kilchoman ont installé dans l'ancienne ferme du domaine une distillerie semblable à celle qui existait sur Islay il y a 125 ans. Le whisky et Land Rover sont les deux stars incontestées d'Islay.
Au printemps 1948, la production de Du Defender est lancée à Solihull, en Angleterre, où elle restera pendant près de sept décennies. Au départ, il n'y a qu'une couleur, vert clair. Le modèle s'adresse aux agriculteurs, mais, dès 1949, l'armée britannique commande 1.848 exemplaires pour la guerre de Corée. La Croix-Rouge suit en 1954: elle restera une fidèle cliente. Le 4x4 va devenir le cheval de trait le plus mythique du monde. Une voiture de caractère aussi, bien que ce ne soit pas toujours un compliment. Au fil des ans, des blagues ont circulé à son sujet, comme "Que faire si vous rencontrez un lion si vous avez votre Land Rover? Arrêtez de la pousser et allez vous asseoir à l'intérieur le plus vite possible."
Ode à la lenteur
Ce véhicule a connu plusieurs générations de modèles: le Série I jusqu'en 1958, suivi par le Série II de 1958 à 1971, le Série III jusqu'en 1985 et, enfin, les 90, 110 et 130 (soit la taille de l'empattement mesuré en pouces) jusqu'en 1990, année où le véhicule est rebaptisé Defender. Pour l'occasion, Land Rover a sorti six exemplaires, du tout premier 107 Série I à un nouveau modèle qui peut être qualifié d'esthétique, même si telle n'a jamais été l'intention du constructeur.
Après un petit briefing, nous circulons dans un paysage ultra écossais. Très vite, je me demande ce qu'est exactement le plaisir de conduire. Ceux qui ont déjà troqué le volant d'un Range Rover contre celui d'un Defender savent que la réponse n'est pas si simple. Est-ce la vitesse? Le confort et le luxe suprêmes? Le contact avec la mécanique qui sollicite tous les sens, bien qu'il s'agisse en l'occurrence d'une ode à la lenteur? Et qu'est-ce que cela signifie sur le terrain? À ce jour, le Defender n'est pas équipé d'aides électroniques qui facilitent la conduite off-road. Mais n'est-ce pas justement ça qui est agréable?
Cliquetis infernal
Au volant d'une vieille Land Rover, rien que de rouler sur la route est déjà un exploit. Je le remarque dès que je prends place dans le Série 3 110, un exemplaire de 1980 restauré. Les première et deuxième vitesses sont pratiquement impossibles à passer et si on y parvient, cette opération va de pair avec un pénible craquement.
Une fois lancé, je réalise que le grand volant très mince s'avère extrêmement imprécis au point de ne donner aucune sensation: j'ai beau le tourner à gauche et à droite, la voiture semble à peine bouger. Et tout ça, dans le cliquetis infernal des gravillons qui sont projetés à l'intérieur des gardes-boue des roues, car il n'y a pas de couche en plastique pour amortir les sons. Le vent siffle à travers les joints de la portière et les freins sont pratiquement inefficaces -d'où la bonne vieille blague qui dit que cette fonction est assurée par le véhicule qui précède.
Au bout d'une heure, je me dis que je n'ai pratiquement rien vu du paysage, concentré que j'étais sur la conduite et les passages à gué. Par contre, le plaisir de conduire était bel et bien au rendez-vous!
Les rétroviseurs se trouvent sur le capot et on n'y voit que le bord de la route. Peut-être est-ce parce qu'il se conduit à droite, mais je roule trop à gauche -je vais jusqu'à quitter l'asphalte. Quand, après de longues recherches, j'ai enfin trouvé la manette de l'essuie-glace, ce dernier se met en marche dans un clic, clac, clac très agaçant.
Durant la première demi-heure, je n'ose pas dépasser les 40 km/h. "C'est normal, ça arrive à tous ceux qui la conduisent pour la première fois!" s'exclame Roger Crathorne, l'homme qui, avec Land Rover Experience, a appris à des milliers de clients à rouler off-road dans les règles de l'art. Après quoi il me démontre que c'est encore bien pire dans le Série I de 1954 -qui n'a pas encore de vitesses synchronisées et dont la conduite nécessite encore plus de compétences.
Après un café pour me remettre de mes émotions, je monte dans le 109 de 1988. Équipé d'un puissant moteur V8, c'est peut-être le premier Land Rover à atteindre une vitesse de pointe de 110 km/h. D'emblée, j'apprécie encore plus qu'avant l'évolution automobile. Le tableau de bord n'est plus uniquement composé de métal, la boîte de vitesses est plus facile à utiliser, la direction et le freinage ont été renforcés et il y a des rétroviseurs latéraux! Bien que ce mastodonte soit relativement facile à conduire, il est encore à mille lieues d'une voiture "ordinaire". Je continue à rouler lentement, surtout sur ces petites routes en lacets.
'Don't take away the mud, it holds my car together' est un autocollant que l'on voit fréquemment sur les Land Rover. Nous nous rendons donc dans son biotope naturel, un sentier boueux plein d'ornières, que je prends comme il se doit: en première et en deuxième vitesses, en vertu de l'adage 'le plus lentement possible et aussi vite que nécessaire'. Pour venir à bout des côtes latérales et frontales très escarpées -centimètre par centimètre-, je n'utilise que l'embrayage. Les angles d'inclinaison sont terrifiants. Incroyable ce que ce véhicule (et son frère aîné de trente ans qui me précède) peut faire sur ce terrain! Il est tout aussi génial sur une plage et dans l'eau, où il s'agit de profiter de son élan, de maintenir sa vitesse et, surtout, de ne pas s'arrêter et, si possible, de rouler dans les sentiers tracés.
Au bout d'une heure, je me dis que je n'ai pratiquement rien vu du paysage, concentré comme je l'étais sur l'état de la route et des passages à gué. Par contre, le plaisir de conduire était bel et bien au rendez-vous!
Tout-terrain par vocation
Au cours des dernières décennies, la Land Rover a connu des dizaines d'avatars: courte, ouverte, fermée, longue, pick-up, ambulance, véhicule de pompier, de camping, amphibie, modèle blindé, commande spéciale de l'OTAN parachutée d'avion, big foot avançant dans un mètre de neige. Sur YouTube, on peut même en voir une avec four à pizza intégré.
Pour son 80ème anniversaire, Winston Churchill a reçu la sienne, un exemplaire personnalisé avec un siège passager plus large et du chauffage pour le bas du corps. Son chauffeur l'utilisait pour le conduire dans sa propriété du Kent.
Et, bien sûr, il y a aussi des versions spécialement préparées pour l'off-road extrême, comme l'ex-Camel Trophy et son successeur, le G4 Challenge. Ces événements ont tous généré des éditions spéciales qui ont fait du Defender une icône au point que les femmes aussi ont aussi succombé à son charme.
Limited Edition
Bien que de très nombreux Defenders circulent encore, le modèle est déjà une pièce de collection. "En 2007 et en 2002, j'ai conduit une voiture ordinaire", explique le Britannique Neil Watterson, co-éditeur du magazine Land Rover Owner International. "Pour moi, ça ne vaut rien. Il n'y a que Land Rover qui me plaise, j'en suis dingue! Et encore, je n'en possède que quelques exemplaires, alors qu'en France, dans la région de Champagne, je connais une personne qui en a 150!" Ce statut de véhicule culte se reflète sur le marché de l'occasion. Pour acquérir un exemplaire décent de dix ans affichant 200.000 kilomètres au compteur, il faut facilement débourser 15.000 euros, soit la moitié du prix du véhicule neuf de l'époque.
Avant que la production de Defender ne s'arrête définitivement, en 2016, nombreux sont ceux qui en ont vite commandé une petite dernière pour la route. Les dernières (et coûteuses) Limited Editions 'Adventure', 'Heritage' et 'Autobiography' (avec un équipement hyper luxueux) ont été rapidement vendues. Il ne reste plus qu'une dernière chance d'acquérir un nouvel exemplaire: il est d'ores et déjà certain que la Land Rover Defender la plus chère de tous les temps sera vendue le 16 décembre.
En effet, ce jour-là, le deux-millionième exemplaire sorti d'usine sera vendu aux enchères chez Bonhams, à Londres. Le véhicule a été développé par l'équipe des Special Vehicle Operations, produit au printemps dernier par des ambassadeurs et des fans célèbres de Land Rover, et a été présenté au grand public à Goodwood. Les bénéfices de cette vente exceptionnelle seront reversés à la Fédération internationale des Sociétés de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge, ainsi qu'à la Fondation Born Free. La vente aux enchères sera également accompagnée d'une exposition.
Land Rover annonce depuis des années la venue d'un digne successeur du Defender, mais le lancement de ce dernier est constamment reporté. La raison? Il est impossible d'offrir un digne successeur au Defender. Par contre, il se pourrait que, très bientôt, nous roulions par monts et par vaux accompagnés par le doux bourdonnement d'un moteur électrique. Reste à savoir si le fun sera au rendez-vous...