Journaliste pour Sabato, Bert Voet part avec son ami Ward Bogaert en road trip à travers l'Italie, profitant des spécialités locales telles que l'andouillette, la trippa et même le ragoût d'âne.
Série d'été | Road trip en Italie dans une Alfa Romeo Spider (1981)
Ward Bogaert (58 ans) a acheté sa première voiture en 1990. L'Alfa Romeo Spider (1981) était un coup de foudre avec lequel il allait vivre toutes les expériences possibles au volant. Depuis, il ne fait qu’un avec elle, fidèle à la devise italienne donne e motori, gioie e dolori – les femmes, comme les voitures, vous apportent joie et peine. Cet été, il part en road trip avec notre journaliste vers Turin et Milan, où la Spider a été respectivement conçue et construite. "Il ne faut jamais présumer qu’on arrivera là où on le souhaite, et encore moins quand on le souhaite."
Au bout des près de 880 kilomètres parcourus le premier jour de notre roadtrip à bord de l'Alpha Romeo Spider, Ward Bogaert et moi arrivons au Château de la Commanderie à Eybens tout près de Grenoble. Nous y dégustons des raviolis au ris de veau, truffe et asperge, et à un foie gras fumé soyeux que le chef Rui Rouxinol prépare depuis maintenant 25 ans. Nous terminons avec une Chartreuse élaborée dans la toute proche ville de Voiron.
Mais le véritable plaisir gustatif n’arrive que le lendemain. Nous nous arrêtons un peu au hasard le long de la Route Napoléon à Sisteron au Prim’Ose, dont la carte propose pour ma plus grande joie de l’andouillette sauce moutarde. Sans être la plus raffinée des préparations, elle a le mérite de faire oublier la pluie. En France, l’andouillette est une institution couronnée du label AAAAA. Autrement dit, l’Association Amicale des Amateurs d’Andouillettes Authentiques.
L’association des amateurs d’andouillettes a été créée en 1970 parce qu’aucune indication géographique protégée n’a été accordée à l’andouillette. Elle octroie un label aux meilleurs exemplaires. Cette saucisse artisanale à la texture grossière est fabriquée à partir de chaudin, d’estomac et de gorge de porc. Les ingrédients sont coupés en lamelles avant d’être assaisonnés avec de l’oignon frais, du sel et du poivre. Le boyau est ensuite rempli à la main et le tout est cuit à feu doux dans un bouillon. Tout le monde n’apprécie pas les odeurs qui s’en dégagent lorsque les saucisses sont ensuite rissolées. Si Ward n’ose pas commander une andouillette, il valide après y avoir goûté.
Nous mangeons à la Crazy Pizza de Monte-Carlo, la pizzeria qui appartient à l’ancien directeur commercial de Benetton et patron d’écurie de Formule 1 Fabio Briatore, qui possède plusieurs restaurants à Monaco.
Crêtes de coq
À La Turbie, tout près de Monaco, nous passons la nuit chez Anne et Philip, dont l’amitié avec Ward remonte à trente ans. Ce sont des inconditionnels de l’Osteria du Barba Pe, à Perinaldo, où la mamma cuisine ce que bon lui semble. Selon leurs dires, ce serait un joyau perdu dans les montagnes, avec une cave à vin qui force le respect et des prix abordables. Faute de temps, nous nous rabattons sur le Crazy Pizza à Monte-Carlo. La pizzeria appartient à l’ancien directeur commercial de Benetton et patron d’écurie de Formule 1 Fabio Briatore, qui possède plusieurs restaurants ici, à Monaco. J’opte pour une pizza Mediterranea (26 euros) et un tiramisu préparé à table (20 euros), que nous partageons. Sur la carte figurent également des pizzas à 55 (à la truffe) et à 59 euros (à la pata negra).
Nous passons la nuit suivante au Cascina Incocco, dans les collines surplombant Arona au bord du lac Majeur, à un peu plus de 50 kilomètres de l’ancienne usine Alfa Romeo. La longue route d’accès vers la résidence de campagne est laborieuse. La Spider a quelques ratés et s’arrête plusieurs fois. Mais nous sommes chaleureusement accueillis par un couple admirable. Marjie Hedges est une vétérinaire équine canadienne qui vit en Italie depuis déjà 33 ans, Fiorenzo Landoni était quant à lui vendeur d’équipements médicaux dans une vie antérieure. "De nombreuses Ferrari se cachent dans la région", raconte Fiorenzo, "chez des personnes qui circulent au quotidien en Panda."
Il nous initie à la cuisine piémontaise traditionnelle, nous racontant comment il a été élevé au lapin. "Ma mère les désossait, les faisait cuire avec des oignons, du céleri et des carottes, avant de les mettre en bocal avec de l’huile d’olive, de l’ail et de la sauge." Il ajoute que nous devons absolument goûter au nervetti – nerfs et tendons finement hachés avant d’être cuits – ainsi qu’aux impressionnantes crêtes de coq, barbillons et pattes des poulets locaux. Ou au Bettelmatt, ce fromage produit seulement trois mois par an dans le val Formazza selon un protocole strict.
Trouver un restaurant correct ouvert dans les environs un dimanche semble ne pas être une sinécure. De nombreux restaurants peinent à trouver des collaborateurs, tout comme chez nous. "À Arona, de nombreux restaurants ont disparu ou ont réduit leurs heures d’ouverture après le Covid", explique Landoni. "Et lorsqu’il pleut, tous les Italiens vont manger au restaurant. On nage donc en plein paradoxe : tous les restaurants affichent complet malgré la crise."
Nous atterrissons au Ristorante Strattoria, avec Alessio Rossi officiant derrière les fourneaux, un adepte du mouvement anti-industriel Slow Food, fondé en 1986 par Carlo Partini. Une jeune femme un peu maladroite au premier abord nous gratifie finalement d’un excellent service dans un anglais irréprochable et avec beaucoup d’humour. Nous dégustons un succulent tartare de Fassona, une race bovine locale. Si l’assaisonnement de la viande crue est discret, il est largement compensé par la mayonnaise aux noisettes et l’accompagnement de légumes croquants et savoureux. Les spaghettis de Gragnano joliment présentés avec une sauce aux crevettes, au salami épicé du sud, au citron vert et au tartare de crevettes sont une explosion de saveurs amplifiée par le tourbillon des textures.
La revisite du pigeon Rossini semble par contre être l’œuvre d’un schizophrène. Si la poitrine, le foie et les cuisses aux cerises et à la truffe sont vraiment délicieux, le pilon et l’aile servis séparément ne sont pas cuits et sont une galère à manger. Le ferme et traditionnel Barolo ’Garetti’ de La Spinetta (2019) compense un peu. Le restaurant arrive à maintenir un bel équilibre entre simplicité italienne et cuisine raffinée, entre tradition et inventivité. La complexité forcée n’y est pas de mise, c’est un piège dans lequel les restaurants gastronomiques italiens ne tombent que rarement.
"Une trattoria est censée proposer une cuisine de terroir populaire, locale et simple, avec une histoire et de bons produits de saison. Je voulais remettre cette tradition à l’honneur."Diego Rossi
Trattoria Trippa
Trattoria Trippa deviendra l’un de nos sommets culinaires. Il y a dix ans, les journalistes culinaires étaient impatients de découvrir les préparations de Diego Rossi (39 ans). Après avoir travaillé dans des restaurants étoilés réputés, il a lui-même obtenu une étoile dans son propre Delle Antiche Contrade en même temps que Juri Chiotti. Jusqu’à ce qu’il proclame qu’il ouvrirait une modeste trattoria.
"Je souhaitais une véritable trattoria", raconte-t-il? "Pas de cuisine gastronomique, comme dans le mondialement célèbre Osteria Francescana, qui n’a d’ailleurs plus rien d’un osteria – la façon la plus simple de manger en extérieur en Italie. Malgré l’incrédulité générale, j’avais déjà 2 000 followers sur Instagram deux mois avant l’ouverture. Et l’établissement n’a jamais désempli."
Selon Rossi, "le fait que la Trattoria Trippa est devenue un lieu de pèlerinage pour les gastronomes, les guides et les blogueurs internationaux est dû à sa singularité. Il a ouvert Trippa en 2015 avec un concept bien précis en tête. 'Making the trattoria great again, après un déclin de quarante ans. On y servait des portions gargantuesques de mauvaise nourriture bon marché. Une trattoria est censée proposer une cuisine de terroir populaire, locale et simple, avec une histoire et de bons produits de saison. Je voulais remettre cette tradition à l’honneur."
"L’essentiel est dans le respect des saisons. La nature est notre dieu. C’est elle qui dicte ce que nous préparons, pas le cerveau du chef, comme c’est le cas dans le monde de la cuisine gastronomique. Je ne suis pas pour autant un fondamentaliste en ce qui concerne les produits locaux. Les produits ne doivent pas forcément provenir des environs immédiats. Si je n’utilise pas de sauce soja ni de tofu, je fais par contre venir des produits de Sicile et des Pouilles. Nous recherchons une durabilité économique: nous sommes des hommes d’affaires ou des travailleurs, pas des saltimbanques. Le respect pour la nature et le terroir coule de source. Sans oublier la durabilité humaine : mes collaborateurs travaillent huit ou tout au plus neuf heures par jour et sont en congé le dimanche, ainsi que tout le mois d’août, trois semaines en décembre et une semaine aux alentours de Pâques. C’est pourquoi la plupart travaillent ici depuis déjà neuf ans."
Estomac et jumeau
Le nom Trippa fait référence aux quatre estomacs des ruminants, comme les vaches et les moutons. "Chacun peut être utilisé", explique Rossi. "C’était à l’origine de la nourriture de pauvres. Il en existe au moins une préparation pour chaque région d’Italie."
Sa version de trippa change environ chaque semaine. "Voire même quotidiennement", précise-t-il. "Les cuisiniers sont libres de les préparer comme bon leur semble." Nous commençons par goûter la version à la friture, pour laquelle il utilise le second estomac appelé le réseau. Il est d’abord cuit jusqu’à tendreté, puis coupé en lanières avant d’être enrobé de farine et d’être frit dans de l’huile d’arachide. Il ne reste plus qu’à l’assaisonner de sel, de poivre et de romarin, et c’est prêt. L’extérieur des morceaux de viande est sec et croquant, tandis que l’intérieur est tendre et légèrement juteux. Même Ward, novice dans le domaine, se régale. "Si je pouvais les vendre sous forme de paquets de chips, je serais un homme riche", plaisante Rossi.
Sa trippa du jour a été mijotée, comme un pot-au-feu. C’est pourquoi Rossi utilise principalement le premier estomac, la panse, en y ajoutant quelques morceaux des autres. Un riche ragoût apporte un peu plus de complexité et de consistance au plat. Il y incorpore aussi de la tête, du poumon et des restes finement hachés de girello ou jumeau restant du vitello tonnato. Il y a aussi du Lodigiano, un fromage de Lodi, au sud de Milan. Le tout donne une sensation en bouche vraiment agréable, c’est particulièrement bon.
Âne gélatineux
D’autres préparations traditionnelles semblant un peu moins conventionnelles trouvent aussi leur place sur la carte de Rossi. Nous goûtons à un tartare de viande de cheval à la ciboulette. La viande vient de Carlo Alberto à Vérone, qui, comme les Pouilles et la Sicile, a une longue tradition dans le domaine de la viande de cheval. « Il sélectionne la meilleure viande de cheval du nord de l’Italie. Elle provient d’animaux spécialement élevés à cet effet et non de vieux chevaux sportifs ou de trait, comme c’est souvent le cas. Il m’est arrivé de mettre du Pastissada de caval (daube de cheval) sur la carte. Cette recette remonterait à la bataille qui a eu lieu près de Vérone en 489, lorsque de nombreux chevaux ont été abandonnés sur le champ de bataille. La viande a été marinée dans du vin rouge puis mijotée avec beaucoup d’oignons pour être conservée.
Aujourd’hui, la carte comprend aussi le picchiapò d’âne, à l’origine un pot-au-feu de Lazio préparé avec des restes de la veille. Nous savourons une viande divinement tendre, baignant dans une sauce tomate épicée relevée avec de la menthe et accompagnée de poivrons verts grillés. Rossi prend comme un compliment le fait que je la qualifie de gélatineuse. "Nous avions initialement commandé une pièce de viande à griller et à servir avec une salade, mais elle était trop coriace et trop sèche", explique-t-il. "C’est pourquoi nous avons décidé d’en faire un pot-au-feu façon picchiapò. C’est selon moi la principale particularité d’un chef: comprendre quoi faire avec un morceau déterminé."
Nous terminons avec un dessert magistral doux-amer et crémeux de panna cotta au moût de raisin et aux arachides grillés.
L’étoile montante d’Italie
Nous avons déjà avalé deux mille kilomètres en approchant de Turin. Nous pénétrons dans la ville en longeant de sordides banlieues le toit décapoté malgré la pluie. Un jeune homme dans la vingtaine nous accoste lorsque nous déchargeons nos bagages à l’hôtel NH Piazza Carlina. ‘Congratulazioni! Belissima!’ Un autre demande s’il peut prendre une photo. 'Troppo bella! La dolce vita!' Nous acceptons de bon gré les compliments sur l’Alfa Romeo Spider.
Turin est le berceau de l’aperitivo. Dans le joli Caffé Elena, nous savourons avec plaisir le Ramasito composé de mescal artisanal, de liqueur de prune piémontaise, de moût de raisin, de citron vert et d’une pointe de noix de muscat. Même les focaccia au jambon séché croquant et aux anchois sont un délice.
Nous avons réservé une table chez Paolo Griffa al Café Nazionale. Paolo Griffa est considéré comme l’étoile montante d’Italie. Certains estiment qu’il rejoindra The World's 50 l’année prochaine. Le trajet d’une heure et demie vers Aoste, avec vue sur les montagnes enneigées sur fond de coucher de soleil est idyllique. Même si la Spider craque et broute de manière de plus en plus inquiétante, le déplacement est tout sauf une punition.
Le café légendaire a ressuscité sous forme de restaurant étoile, de pâtisserie, de salon de thé et de bar à cocktails. Nous nous installons côte à côte dans une belle rotonde dont les tables sont installées en cercle. L’on peut choisir entre les plats à la carte et deux menus. Nature, extrait de la Vallée d’Aoste et des montagnes, en quatre (100 euros) et six (150 euros) services, et Art, qui transcende le régional (respectivement 120 et 160 euros). Nous optons pour la première version en six services. Un accord mets-vins coûte 70 euros. Le premier plat est une balade entre bois et montagne le long du Mont-Blanc, avec le fromage Fontina d’Aoste comme ingrédient crunchy, entouré de fleurs et d’herbes. Griffa a pêché dans les lacs de montagne une crêpe soufflée à la truite arc-en-ciel, herbes des montagnes et oseille, accompagnée d’une digue de sauce pil pil réalisée avec le gras du poisson. Les saveurs et textures sont tout simplement renversantes.
Ris de veau Apicio cuit dans une eau de rose, pour lequel Paolo Griffa s’est basé sur une recette d’Apicius. Le plat est sans aucun doute unique, mais quant à dire s’il était vraiment bon, cela demande longue et mûre réflexion.
Si d’autres gourmandises mettent nos papilles gustatives en joie, c’est le plat principal de Griffa qui nous chamboule totalement. Ris de veau Apicio cuit dans une eau de rose, basé sur une recette d’Apicius. Ce dernier vivait au premier siècle après Jésus-Christ et nous a laissé le seul livre de recettes datant de l'Antiquité. Le ris de veau largement cru, fermenté au koji, du Romain est tout sauf croquant, il est servi avec une vinaigrette acidulée à la rose, au pissenlit, aux herbes et au miel. Le plat est sans aucun doute unique, il a un goût affirmé et sort résolument des sentiers battus. Quant à dire s’il était vraiment bon, cela demande une longue et mûre réflexion.
Nous retournons avec le toit de l’Alfa Romeo Spider décapotée, ce qui est toujours une expérience particulière de nuit. Ward a raconté sa propre histoire et celle de son Alfa Romeo, nous avons visité le valhalla de la marque de voiture légendaire et les racines de la voiture de Ward, avant de clôturer notre voyage avec un roadtrip culinaire qui m’a fait découvrir l’Italie sous son meilleur jour. Lors de ma rencontre avec Ward lorsque j’avais dix-sept ans, rien ne laissait présager qu’environ 25 ans plus tard, je vivrais cette aventure avec lui et la voiture qui m’attirait tant. "Je suis tellement amoureux de ce bruit", s’écrit-il alors que la Spider file sous un tunnel.