Amouage a été fondée à Oman en 1983 pour être le "cadeau des rois". Depuis 2019, le Belge Renaud Salmon en est le directeur artistique.
Renaud Salmon (37 ans) pilote sa Nissan Patrol bleu nuit sur un chemin escarpé. Une vue phénoménale apparaît: Birkat Al Mouz est une oasis omanaise regorgeant de bananiers, de palmiers, de maisons en argile, de ruines et de sable aux couleurs intenses allant du vert au doré. “Quand je vois cet endroit, je pense à la philosophie des grands romantiques du XVIIIe siècle, qui considéraient la nature comme le meilleur des créateurs”, déclare-t-il.
Des endroits comme celui-ci constituent la source d’inspiration d’Oud Ulya, un parfum tout en arômes boisés et fumés, qui sera lancé en 2022. “Les quelques centaines de personnes qui vivent ici font constamment brûler des feuilles de palmier: on le sent dès qu’on arrive dans le village.”
Vladimir Poutine, Nicolas Sarkozy et Carla Bruni portent un parfum signé Amouage. Mais tant que vous n’aurez pas été reçu par le sultan, il faudra vous offrir vous-même votre flacon.
Salmon a déjà produit des extraits avec une très forte concentration d’huile essentielle (jusqu’à 56%), mais Oud Ulya est un "attar", une huile 100% pure à laquelle aucun alcool n’a été ajouté et dont on applique une goutte sur le poignet ou derrière l’oreille à l’aide d’un bâtonnet. Son prix? 530 euros les 12 millilitres.
Nous traversons Jabal Akhdar - qui signifie montagnes vertes. Depuis l’usine du parfumeur à Mascate, nous sommes à mi-chemin du trajet qui mène à l’hôtel Alila, un des endroits préférés du Belge.
Malgré son jeune âge, il est l’une des figures de proue de l’industrie mondiale de la parfumerie. Depuis deux ans, il est à la tête de la marque la plus célèbre d’Oman, Amouage. L’année dernière, il a lancé avec succès la ligne Renaissance et, cette année, il a lancé les parfums Boundless et Material. Pendant la pandémie, les ventes d’Amouage sont restées stables, une exception dans le secteur et, cette année, elles ont bondi de 50%.
La Patrol est sa première voiture. “À Genève et New York, je n’en avais pas besoin”, précise-t-il. Dans le compartiment de sa portière, il a rangé un livre avec des dizaines d’itinéraires à faire en 4x4. Ce père de deux enfants adore le camping. “Ici, on peut en faire à peu près partout.”
Visite royale
Au début de l’année 2020, suite au décès du sultan Qabus ibn Saïd, le roi Philippe rend visite à Amouage. “Dire qu’il a fallu que je vienne vivre ici pour rencontrer notre roi!”, s’amuse Salmon. “Mais il a aimé, et j’étais fier. Maintenant, il porte nos créations.”
Amouage est un des rares parfumeurs qui font mûrir leurs parfums.
Cette anecdote illustre parfaitement l’origine d’Amouage. La maison a été fondée en 1983, à la demande du sultan, par le ministre du Diwan de la Cour royale Sayyid Hamad bin Hamood al-Busaidi. Il voulait créer pour ses invités un cadeau qui reflète le mieux possible son pays, pour leur offrir un peu d’Oman pour ainsi dire. Le Moyen-Orient est riche d’une grande tradition de parfumerie et on trouve de superbes composants à Oman: le sultan envoye donc une équipe en expédition, qui en sélectionne trois.
“Le plus important fut l’oliban, plus connu sous le nom d’encens, une résine parfumée provenant de l’arbre à encens du genre Boswellia, qui pousse dans le sud d’Oman”, explique Salmon. Le deuxième fut le ciste. Malgré son profil aromatique minéral et pétillant, personne ne l’utilisait. Et le troisième fut l’ambre gris, un terme poétique désignant le vomi de cachalot. “Il avait déjà été utilisé, mais pas dans cette mesure”, précise Salmon. “Il ressemble à un galet: il flotte sur l’eau et s’échoue sur les rivages. L’ambre gris est le fixateur le plus puissant au monde: lorsqu’on le mélange à d’autres parfums, ceux-ci restent actifs très longtemps et flottent comme un nuage autour de la personne qui les porte. L’odeur est très animale, mais, en parfumerie, il faut prendre de la distance par rapport à la notion de puanteur. Quelque chose qui ne sent pas bon peut contribuer à une fragrance agréable. Le bois d’oud sent les excréments, mais il est essentiel dans le monde de la parfumerie.”
Succès Immédiat
Un parfum contient 80 à 120 composants importés du monde entier, mais, avec l’encens, le ciste et l’ambre gris, le cœur d’Amouage a été défini au niveau local. Avec ces fragrances de base, l’entourage du sultan se rend chez le célèbre parfumeur français Guy Robert, qui a travaillé pour les grandes maisons européennes. Ce dernier est impressionné, notamment parce qu’il peut utiliser n’importe quel autre ingrédient en concentration illimitée.
Autour de ces trois fragrances, il élabore un parfum complètement nouveau, Gold. Cette première création d’Amouage, très caractéristique, connait un succès immédiat auprès des invités du sultan. Lorsque, cinq ans plus tard, Amouage se met à le commercialiser à New York, à Londres et dans les États du Golfe pour plus de 1.000 dollars le flacon, le New York Times titre: "Le parfum le plus cher du monde".
Gold est encore en vente aujourd’hui, ainsi qu’une soixantaine d’autres jus développés depuis. Mais, il y a cinq ans, la maison de Mascate s’est légèrement égarée: son directeur artistique, Christopher Chong, avait occulté les origines omanaises. “Sa source créative était peut-être épuisée”, commente Salmon. “Il occupait cette fonction depuis 2006. Il vivait à Londres et allait à Oman de temps en temps. Les marques se battent pour afficher un signe particulier; Amouage était ‘the gift of kings’. Son image reflétait le goût et le raffinement omanais, une maison conçue par et pour des personnes spéciales. Mon prédécesseur a inscrit Amouage sur la carte internationale, mais il était plus centré sur sa créativité que sur la maison et sa vision originale.”
Dès lors, ce n’est pas un hasard si les Omanais ont fait appel à Salmon, début 2019, pour rétablir la situation: il a de grands succès à son actif, notamment pour Dolce & Gabbana et Marc Jacobs, mais rien ne laissait supposer qu’à son âge, il ait déjà vécu sur trois continents.
Salmon grandit dans le village de Hony, le long de l’Ourthe, et a étudié l’économie à Liège. Il a toujours été fasciné par la mode et la parfumerie. “Les emplois correspondant à mes études ne me plaisaient pas trop. Je faisais aussi de la photographie et je me demandais si j’étais plutôt commercial ou créatif. Pendant mes études, j’ai eu l’occasion de faire un stage chez le maroquinier Delvaux. Mon diplôme en poche, je suis allé chez LVMH pour faire un stage chez Louis Vuitton et devenir store manager.”
Ensuite, il part pour Procter & Gamble à Genève, ville où sont basés la plupart des fournisseurs de composants. “La société avait repris les licences des parfums Dolce & Gabbana et Alexander McQueen et elle recherchait des collaborateurs alliant passion et profil commercial. Discuter avec des créateurs à propos des parfums et des emballages qui pourraient donner vie à leurs créations, puis aller frapper à la porte des nez et des designers était pour moi une excellente combinaison.” Après Genève, il s’installe à New York, où il occupe la même fonction pour Marc Jacobs. “Mais je rêvais de développer, produire et vendre des créations de A à Z dans une véritable maison de parfum.”
La Suisse du Moyen Orient
L’appel téléphonique d’Oman concrétise ce rêve. “Ils intègrent tout ce qui représente le haut du panier de la parfumerie. J’avais déjà souvent voyagé au Moyen-Orient, où les parfums sont très importants. J’étais allé aux Émirats arabes unis, en Arabie saoudite, mais jamais à Oman. Quand je suis venu ici, j’ai eu le coup de foudre, pour le pays et pour ses habitants. L’attitude générale était presque à l’opposé du bling-bling: peu d’ostentation, mais d’autant plus d’hospitalité. Et la nature est impressionnante: la côte, les montagnes, le désert et dans sud, près du Yémen, une végétation luxuriante.”
Les Omanais surnomment leur pays la Suisse du Moyen-Orient. Le pays adopte généralement une attitude neutre et diplomatique envers ses voisins et l’Occident, et on y jouit d’une certaine liberté. “Au départ, mon épouse était réticente à l’idée de s’installer ici”, témoigne Salmon. “Elle est d’origine pakistanaise et congolaise et elle est arrivée en Belgique à l’âge de cinq ans. Elle a un caractère affirmé et elle est plutôt féministe, mais, lorsque je l’ai convaincue de venir me rendre visite, elle a également été surprise par l’ambiance qui règne dans ce pays et elle a accepté de tenter l’expérience. Nous avons donc quitté Manhattan pour Mascate le 1er novembre 2019.”
"Le monde du luxe est de plus en plus lié à la nature: il devient de moins en moins artificiel."Renaud Salmon
“Amouage était à la recherche d’un expert qui puisse également aimer ce pays”, poursuit-il. “Quelqu’un qui veuille y vivre.” Il s’est ainsi retrouvé dans une culture qu’il ne connaissait pas du tout. Et chargé d’une mission importante: braquer de nouveau les projecteurs sur l’héritage d’une des marques de luxe les plus respectées du Moyen-Orient. “Je prends cette responsabilité très au sérieux. Amouage fait partie de l’identité nationale. C’est presque la bannière d’Oman.”
Pas de genre
Renaud Salmon devait se lancer dans la création. “Ce qui fait la particularité d’Amouage, ce sont les parfums généreux, opulents et puissants, mais pas ‘tape aux nez’, donc pas trop forts. Raffinés, mais pas minimalistes ni trop intellectuels non plus.” Le temps est devenu son ingrédient secret. “La mentalité à Oman rappelle la dolce vita en Italie: profiter de la vie en douceur. Amouage renferme une foule de composants naturels, c’est comme une matière vivante qui développe mieux ses arômes si on se montre patient. C’est pourquoi, de plus en plus, je laisse les parfums mûrir. Il y a cinquante ans, c’était courant; aujourd’hui, cela ne se fait pratiquement plus.”
Cette maturation se déroule en deux étapes. “Après avoir distillé les différents composants, nous mélangeons les huiles essentielles pour obtenir le parfum”, explique-t-il. “Nous laissons ce concentré mûrir jusqu’à deux mois, ce qui contribue à harmoniser l’assemblage: le parfum devient plus rond et plus doux. Ensuite, nous le filtrons et y ajoutons de l’alcool afin que les molécules puissent s’évaporer avant de passer à l’étape de la macération: nous laissons le parfum reposer pendant une période de quatre semaines à quatre mois. Nous ne le remuons qu’une fois par semaine, très délicatement. La macération permet au parfum de tenir plus longtemps et de mieux se diffuser.”
Autre caractéristique: Salmon n’appose plus d’étiquettes genrées sur ses parfums. “La perception d’un parfum est fortement déterminée par le contexte et la culture”, explique-t-il. “Ici, à Oman, les hommes portent de la rose, et en Inde, du jasmin. Pour ma part, je porte souvent Amouage Epic Woman, que Cécile Zarokian a créé il y a dix ans. Si l’on pose une étiquette disant ‘parfum pour homme’ sur un produit, on aura tendance à sentir davantage les notes masculines et moins les notes fleuries. Mais c’est une question de culture: il n’y a aucune raison d’affirmer qu’une fragrance de rose est féminine. Historiquement, les parfums n’étaient pas genrés. Ils le sont devenus pour des raisons de marketing.”
Balade olfactive
L’hôtel Alila, accroché à une falaise, est l'exemple réussi d’une architecture qui se fond dans le paysage. Renaud Salmon y est accueilli à bras ouverts. “Je viens souvent ici pour m’isoler, réfléchir et créer”, sourit-il. “Cet hôtel donne l’impression de se trouver dans une bulle hors du temps et du lieu, au sommet d’une montagne.” Nous buvons du kahwa, du café avec du safran, de l’eau de rose et de la cardamome, servi accompagné de dattes et d’un dip au sésame: un encas qui rassemble toutes les saveurs d’Oman. “Le chef espagnol, obsédé par les plantes, a récemment préparé un menu inspiré de mes parfums”.
“On va se promener?” À peine partis, il trouve de la lavande sauvage. “Ici, elle a un parfum étrange: elle est très fruitée, très différente de la lavande française, mais elle est d’une qualité fantastique.” Plus loin, resplendit un ciste magnifique. Notre balade olfactive nous mène ensuite à la menthe sauvage et au mimosa blanc, qui a un léger parfum de poire et le lait, avec des notes épicées.
La piscine à débordement, qui offre une vue à des kilomètres au-delà des montagnes, est tout simplement magique et le devient encore plus au coucher du soleil. “Un parfum de la collection Renaissance a été inspiré par cet endroit”, ajoute Salmon. “J’avais passé une journée entière à étudier des roses et, comme maintenant, le soleil se couchait, le vent était calme et il faisait délicieusement frais. La lumière n’était plus qu’une lueur chaude, les rochers flamboyaient. Pour traduire tout cela dans un parfum, je suis allé voir la Française Domitille Michalon-Bertier. Et elle a créé Crimson Rocks, composé de chêne provenant de vieux fûts de cognac, de cannelle et de miel –il y a des ruches à deux pas d’ici et il est servi au petit déjeuner.”
Ces moments d’inspiration lucide lui sont propres. Ensuite, il rédige un briefing et le confie à l’imagination d’artistes. “Je suis le directeur artistique. J’observe et je dirige la créativité des autres. Les parfumeurs ne sont pas limités en termes de prix ou de quantité d’ingrédients, et ils savent que leur création mûrira suivant les règles. Voilà pourquoi ils aiment travailler avec Amouage.”
Son des plantes
La connexion belge ne se limite pas à Renaud Salmon. Enclave, inspiré par les fjords du nord d’Oman, a été créé par le nez belge Julien Rasquinet. Pour l’artwork, Salmon s’est également tourné vers son pays d’origine. “Louise Mertens, qui vit à Anvers, joue avec l’encre, la peinture et les poudres, et mêle art physique et numérique pour créer de véritables joyaux visuels. Pour Boundless et Material, nous voulions montrer du bois, mais d’une manière sublimée. Le studio de design anversois Corkinho a fabriqué de merveilleux objets en liège qui ressemblent à du marbre.”
Pour traduire les parfums en musique, il a fait appel à Copal Music à Bruxelles. “Il devait venir ici pour enregistrer le son des quatre lieux auxquels les parfums Renaissance font référence, mais comme la pandémie a frappé, il a trouvé une solution originale: il a connecté des capteurs à certains ingrédients et enregistré leurs vibrations naturelles, qu’il a ensuite converties en notes de musique. Par exemple, les vibrations spécifiques d’un bâton de cannelle produisent un son sec. Le miel, par contre, sonne plus doux. De cette manière, nous avons créé une musique liée aux fragrances et à l’ambiance que j’avais en tête. Toutes les sensations et les émotions sont réunies. Cela peut sembler ésotérique et certaines personnes ne nous suivent pas, et c’est très bien ainsi, mais celui qui le désire peut creuser pour trouver le sens profond et la créativité.”
Il explique ensuite qu’il aime l’ultra-running et qu’il a déjà couru 168 kilomètres. “Ça me met dans un mood que je ne pourrais jamais atteindre autrement, physiquement et mentalement. Le fait que j’aime aussi le luxe et me rendre aux Fashion Weeks en déroute parfois certains, mais l’ultra-running permet une connexion très profonde avec la nature. Et le monde du luxe est de plus en plus connecté à la nature: il devient de moins en moins artificiel.”
Un ingrédient cher, très cher
Le nouveau sultan, Haïtham ben Tariq, a gardé la main sur la distribution des parfums. Vladimir Poutine, Nicolas Sarkozy et Carla Bruni, notamment, portent Amouage, mais, tant que vous n’aurez pas eu droit à une audience, il faudra payer votre flacon, soit 300 euros. La qualité des composants, leur concentration d’au moins 25% d’huiles essentielles, le temps de maturation et le flacon en cristal jouent évidemment un rôle.
“Pour vous donner une idée, la meilleure huile d’encens coûte 500 euros le kilo, l’huile essentielle de ciste 20.000 euros et l’huile d’iris, 40.000 à 50.000 euros”, précise Salmon. L’ambre gris est un cas particulier. Il est rare et peut coûter 100.000 euros le kilo. Il me montre un message sur son smartphone “I found ambergris, how much?”
“Parfois, je teste la qualité sur place en faisant fondre le matériau avec une aiguille chaude. Nous l’achetons généralement ici, sur les plages d’Oman, mais nos collaborateurs se rendent également en Inde, en Thaïlande et en Écosse pour en trouver.” Il nous montre un article de journal sur un pêcheur d’Oman devenu millionnaire après en avoir trouvé 80 kilos. “C’est exceptionnel, d’habitude c’est plutôt 1 kilo ou 500 grammes”, explique-t-il en riant. “Quelqu’un qui n’avait pas la vie facile et dont la vie change du jour au lendemain grâce à du vomi de cachalot, c’est une belle histoire!”