Les emballages choupis rendent les produits de beauté de plus en plus girly. De "Cloud Paint" à "Bum Bum Cream", leurs noms font de plus en plus penser à des jouets.
Les emballages choupis rendent les produits de beauté de plus en plus girly. De "Cloud Paint" à "Bum Bum Cream", leurs noms font de plus en plus penser à des jouets.
© Wout Hendrickx

Essor du maquillage "kawaii": un marketing ciblé qui séduit les très jeunes filles

Des flacons aux teintes de My Little Pony aux rouges à lèvres Pac-Man, la beauté se fait ludique et mignonne, séduisant les jeunes – et les moins jeunes filles.

"Les produits Glow Recipe donnent des résultats incroyables", s’exclame Juliette, onze ans qui, avec l’assurance d’une dermatologue, exhibe sur son smartphone un flacon rose pâle en forme de goutte. "Les Watermelon Glow Niacinamide Dew Drops sont un incontournable de ma routine beauté." Sa peau de porcelaine ne montre pourtant aucun signe de puberté et il n’y a donc pas de raison d’appliquer des produits coûteux sur la peau de son visage sans pores dilatés. Pourtant, pour Juliette et ses amies, les soins de beauté et le maquillage sont aussi essentiels que les bracelets d’amitié Taylor Swift à leurs poignets.

Ce sentiment d’appartenance à une communauté est également très présent aux États-Unis, où les jeunes filles troquent volontiers cupcakes et autres piñatas licorne contre des fêtes d’anniversaire chez Sephora. Cette parfumerie surfe sur le succès croissant des soins et du maquillage chez les très très jeunes, au point que les vendeuses se plaignent des nuisances de celles que l’on appelle "Sephora kids", soit des nuées de très jeunes adolescentes qui mettent les rayons sens dessus dessous dans leur quête du nouvel objet de leur convoitise repéré sur TikTok.

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Les très jeunes filles ont toujours été fascinées par le maquillage de leur maman. Les flacons féminins affichant des noms élégants évoquent une vie d’adulte sophistiquée. Les cosmétiques s’adaptent à cette nouvelle clientèle: les emballages adoptent des couleurs pastel et des formes attrayantes; les noms ressemblent à ceux de jouets ou d’émissions pour enfants - à l’instar de The Coucou Club, une marque très prisée pour ses produits de beauté rose layette. Dans le même créneau, on trouve Drunk Elephant, Darling, Gisou et Glowery. Une crème pour le corps de Sol de Janeiro porte le doux nom de "Bum Bum Cream" et un blush de Glossier s’appelle "Cloud Paint".

Clinique, une marque américaine plus que respectée, a été une pionnière dans ce secteur en proposant des gros crayons de maquillage tout ronds, les "Chubby Sticks", un produit plébiscité par les jeunes filles. Aujourd’hui, il se décline en blush, enlumineur, correcteur et rouge à lèvres. On retrouve cette tendance chez des nouveaux venus dans le monde de la cosmétique: toute la gamme Milk Makeup se présente sous forme de sticks alors que Glossier joue la carte "tubes de peinture". Tous ces sticks, tubes et autres crayons facilitent l’application du maquillage, une opération qui devient aussi simple que la peinture au doigt, un grand classique des jeux d’enfants.

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Les enfants ont toujours voulu jouer avec le maquillage de leur maman, mais, aujourd’hui, ce maquillage semble venir d’un magasin de jouets plus que d’une parfumerie.
Les enfants ont toujours voulu jouer avec le maquillage de leur maman, mais, aujourd’hui, ce maquillage semble venir d’un magasin de jouets plus que d’une parfumerie.
© Wout Hendrickx
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Nostalgie

La journaliste Jane Song nomme ce phénomène "the great skinfantilization". "Les enfants ont toujours voulu jouer avec le maquillage de leur maman, mais, aujourd’hui, ce maquillage semble venir d’un magasin de jouets plus que d’une parfumerie."

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La marque néo-zélandaise Daise Beauty joue la carte de l’infantilisation: les brumes pour le corps en forme de fleur rappellent les boîtes Polly Pocket et les paysages qui illustrent son site web évoquent le décor des très régressifs Teletubbies. Glow Recipe a lancé le "skintertainment", soit les soins vus comme un divertissement, une activité où l’emballage et la texture sont aussi importants que l’efficacité du produit.

Les "Sephora kids" sont attirées par ces emballages joyeux, mais elles ne sont pas les seules: grâce à des produits qui touchent une corde nostalgique, ces marques séduisent aussi les vingtenaires et les trentenaires. "Si une marque réussit à déclencher une émotion qui rappelle un passé – forcément idyllique-, elle maximisera son potentiel commercial", explique Eveline Smolders, chercheuse au Centre d’expertise en Entrepreneuriat Durable et Innovation Numérique Thomas More. "Les émotions fortes activent l’amygdale, ce qui améliore le stockage des souvenirs dans l’hippocampe", poursuit-elle. "En général, les expériences de l’enfance sont marquantes et idéalisées. Si les marques savent les exploiter, cela peut créer un lien fort."

Lieu de pèlerinage

Depuis 2014, Glossier révolutionne le monde de la beauté grâce à des packagings roses et doux, mais aussi grâce à son réseau de boutiques qui sont presque comme des lieux de pèlerinage pour ses fans. Là, elles sont choyées par les employées qui prennent note de leurs commandes et envies sur un iPad avant d’emballer les dernières fantaisies beauté dans les shopping bags en plastique à bulles.

"If you know, you know": les articles de merchandising, des sacs aux casquettes en passant par les porte-clés, sont des symboles de statut. Glossier fait des émules, et les marques de cosmétiques lui emboîtent le pas. Cette formule attire aussi un public plus jeune que prévu: de toutes jeunes filles, exposées aux réseaux sociaux qui publient des vidéos sur les "skincare routines" des unes ou les "GRWM" (get ready with me) des autres (très) jeunes influenceuses. Depuis peu disponible en ligne pour la Belgique, Glossier a tout du succès annoncé.

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© Wout Hendrickx

Formes arrondies

Les marques de luxe classiques s’en tiennent à des emballages épurés -du blanc, de l’or et du noir-, ce qui inspire confiance et élégance. Là aussi, le changement pointe le bout de son nez. Chez Chanel, la crème pour les mains – un soin qui fait partie de la gamme depuis des années – a fait le buzz sur TikTok sans une once de marketing. La raison? Son flacon tout rond en forme de galet. La maison française réitère cet exploit pour l’édition limitée du parfum Chanel n°5 L’Eau, présenté dans un flacon "galet". Dans sa ligne "Les Adorables", Dior propose une crème pour les mains elle aussi présentée dans un flacon tout rond. Même The Ordinary a délaissé ses flacons "apothicaire" pour adopter un emballage en forme de grosse goutte pour son baume à lèvres.

Rare Beauty affirme que le flacon de sa crème pour les mains permet de les masser grâce à son emballage tout en rondeurs. Glowery, qui se présente dans des pots et des flacons inspirés des dessins de la fille de trois ans de sa fondatrice, Alexandra Kolasinski, s’inscrit dans cette tendance du "tout rond".

"Des études montrent que les formes rondes et les couleurs douces suscitent des émotions positives et activent le système de récompense, stimulant la production de dopamine. Cela vaut aussi pour les polices de caractères: les lettres rondes sont perçues comme plus amicales et plus accessibles", conclut Smolders.

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Douceurs de Séoul

Douceur ne rime pas forcément avec méthode Coué, au contraire: l’efficacité des soins commercialisés par les marques coréennes en est la preuve. Ces dernières sont très innovantes même si leur présentation est régressive: les emballages colorés sont couverts de petits animaux, de poupées et de fleurs. Le maquillage d’Etude House, disponible dans les boutiques qui ressemblent à des palais kitsch et roses, ou les baumes à lèvres de Laneige s’inscrivent dans l’esthétique "aegyo", l’équivalent sud-coréen du "kawaii" japonais, autrement dit, "mignon". Alors que "kawaii" est cartoonesque et ludique, "aegyo" est plus dans la mignonnerie discrète et l’apparence juvénile, presque timide.

Mais la norme de beauté sud-coréenne va au-delà des pots panda du label Tonymoly ou de la quête du "egyo sal" – littéralement "graisse charmante" – soit le petit rouleau de graisse qui se trouve sous les yeux, un trait vu comme frais et juvénile. Dans l’émission de rencontres sud-coréenne "Single’s Inferno", les participants se présentent comme un mignon Maltais ou un faon, illustration que la mignonnerie est presque de rigueur.

Jeunesse éternelle

Cela pourrait paraître bien innocent de se laisser séduire par des masques d’animaux et des flacons roses, mais cela contribue, selon la journaliste américaine Jessica DeFino, à "l’infantilisation continue des femmes". L’historienne et militante Margot Cattersel est, elle aussi, critique envers la manière dont le monde de la cosmétique commercialise ses produits: "Aucune entreprise ne vend juste un produit: elle vend une idée et, ici, elle vend l’image d’une jeune fille insouciante."

Si on achète un baume à lèvres en forme de cornet de crème glacée ou une lotion sortie d’un flacon avec une illustration Hello Kitty, il ne faut pas culpabiliser. "Profitez-en", encourage Cattersel. "Mais posez-vous la bonne question: est-ce que j’achète un correcteur ou l’idée que je dois rester éternellement mignonne et jeune?". Vous avez deux heures.

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