Suzanne Santos est réceptionniste chez Dennis Paphitis, un coiffeur de Melbourne, à l'époque où il se lance dans la fabrication de sa ligne de produits capillaires naturels. 32 ans plus tard, Aesop a conquis le monde.
Depuis, elle en est devenue l'ambassadrice et la muse. Nous l'avons rencontrée la veille de l'ouverture de la première boutique de la marque en Belgique. "J 'ai horreur des interviews. Et Dennis, le fondateur d'Aesop, les déteste encore plus", m'avoue Suzanne Santos au bout de près de trois heures d'interview. Je la remercie d'autant plus sincèrement que l'Australienne est rarement en Europe, et encore moins avec un agenda "light".
Aesop est le produit d'exportation beauty le plus important d'Australie depuis Helena Rubinstein. Pourtant, le profil de la première ne saurait être plus éloigné de celui de seconde: autant l'une était extravagante, impulsive et impatiente, autant l'autre est réservée, en bonne gardienne de l'image et ambassadrice mondiale de la marque depuis le premier jour, en 1987. Quand elle parle, elle s'exprime posément, avec des phrases érudites et la plus grande discrétion, à l'image d'Aesop.
Notre rencontre, dans le magasin Aesop de Copenhague, ne commence pas par des mots, mais par un contact prolongé, ce qu'elle appelle "An invitation to a conversation". Sans blabla, elle prend ma main gauche et la masse avec différents produits de la marque australienne. Ce rituel intime se déroule près du lavabo, qui occupe une place centrale dans chacune des 220 boutiques à travers le monde. Et, à partir de la semaine prochaine, ce "sanctuaire" sera aussi à Anvers, où la première boutique de Belgique ouvrira ses portes.
Dentifrice au wasabi
Si Suzanne Santos me prend la main, ce n'est pas seulement pour me faire découvrir le produit le plus célèbre, le gel lavant pour les mains: Aesop, c'est bien plus que ça. Même les termes 'skincare brand' ou 'beauty label' ne couvrent pas le concept de la marque. Un coup d'oeil sur les rayons parfaitement agencés révèle l'étendue de la gamme: des senteurs pour la maison, des bains de bouche et des dentifrices (argousier, cardamone ou wasabi), du shampooing pour animaux et même des 'Gouttes Anti-Odeurs de Merde' (oui, c'est leur nom!), pour rafraîchir la cuvette après une grosse commission.
"L'aviez-vous remarqué? Notre conversation a commencé devant la porte de la boutique où se trouve au moins un distributeur de baume pour les mains, comme c'est le cas pour toutes les autres. Bien sûr, il y a des gens qui viennent s'y servir tous les jours, tout comme d'autres passent systématiquement demander des échantillons avant de partir en vacances. À l'intérieur du magasin, nos "Aesopians" (surnom des membres du personnel NDLR) écoutent les clients et engagent la conversation en se basant sur leurs souhaits. Peu importe que nous vendions plus ou non avec cette stratégie: c'est une question d'empathie, sans jugement de valeur."
Cela n'empêche pas de nombreuses personnes d'avoir un jugement de valeur sur la marque: ils trouvent les produits (généralement) chers. Un flacon de gel lavant pour les mains de 500 ml -ou plutôt de 'Gel Lavant Résurrection Aromatique pour les mains'-, revient à 31 euros. Le soin hydratant le plus vendu, le 'Sérum Anti-Oxydant à la Graine de Persil', revient à 60 euros. Et les 'Gouttes Anti-Odeurs de Merde' à 25 euros. Conséquence de ces prix élevés: les produits Aesop sont devenus un symbole de statut. Pour les restaurants et les hôtels, mais aussi pour les habitations privées.
Autre élément révélateur: les gens rechargent parfois les célèbres 'flacons foncés style apothicaire' de la marque avec des produits moins onéreux.
Fables d'Ésope
L'aura surpasserait-elle le produit? "Nous ne vendons pas du vent: chaque produit est efficace", affirme Suzanne Santos. "Et nous continuons à travailler sur nos compositions, soit pour les améliorer, soit parce que certains ingrédients ne sont plus disponibles. Nous avons même dû sortir de la production 'Relax', un produit haut de gamme, car nous n'étions plus en mesure d'importer de Somalie un de ses composants. Aesop n'est pas une marque qui communique sur les ingrédients "naturels" en restant sybilline sur les ingrédients synthétiques. Vous savez, certains ingrédients sont plus efficaces sous leur forme synthétique. Sur les étiquettes se trouvent, clairement indiquée, la liste complète des composants. Nous ne vendons pas du mythe, mais de la vérité."
Dans ce cas, le choix du nom de la marque est peut-être un peu osé: Aesop fait référence à Ésope, le célèbre conteur de fables grec, à qui l'on doit 'La cigale et la fourmi' ou 'Le corbeau et le renard' (repris par La Fontaine).
Pour comprendre ce choix, précisons que Dennis Paphitis, le fondateur de cette marque "fabuleuse", est grec. Ce fils d'un coiffeur de Melbourne, devenu coiffeur à son tour, ne trouvait pas, pour son salon, de produits capillaires de qualité, avec des composants naturels et joliment présentés. En 1987, après avoir assisté à une conférence donnée par un biochimiste spécialisé dans les huiles essentielles, il se lance dans la fabrication de ses propres produits capillaires, composés de ces huiles et d'autres composants naturels. Et il les utilise dans son salon et les propose à ses clients. Comme le succès est au rendez-vous, il décide de développer une ligne de produits de soin pour le visage et pour le corps. Sa première innovation a été le baume pour les mains, conçu à la demande d'une de ses clientes qui faisait les manucures et cherchait un soin de qualité.
Réflexe écologique
Aesop voit le jour à l'époque où des organisations de protection de la nature comme Greenpeace commencent à avoir beaucoup d'impact au niveau mondial. "La prise de conscience écologique est apparue bien avant que la notion de "développement durable" ne devienne un sésame", témoigne Suzanne Santos. Pendant que lui concevait les produits, elle traitait les ventes dans le monde entier et, en tant qu'ambassadrice, explorait de nouveaux marchés.
L'autre 'Unique Selling Proposition' notable du label depuis toujours est son packaging. Pourtant, ce look apothicaire un peu sévère n'est pas une idée venue du département marketing car, en 1987, il n'y en avait tout simplement pas. "Ce choix a été purement fonctionnel: nos produits se conservent mieux à l'abri de la lumière. Et s'il n'y a pas de boîte, les clients peuvent lire toutes les informations sur l'étiquette du produit. Et le verre est recyclable", ajoute Santos.
"Même si nous sommes aujourd'hui devenus beaucoup plus grands, nous avons toujours le réflexe écologique. Comment rendre nos bouteilles rechargeables? Que faire des échantillons que nous distribuons par millions chaque année? En tant que marque, nous tenons à prendre nos responsabilités. Et, surtout, à ne pas faire de greenwashing, car c'est criminel."
Manteaux de fourrure non admis
Personne d'autre que Suzanne Santos n'a assisté d'aussi près à la naissance de la marque. Elle veille à ses valeurs et se rend dans les magasins du monde entier pour former le personnel. "J'ai étudié l'histoire, la sociologie et la biologie, ensuite j'ai voyagé et mon premier enfant est né. À cette époque, je cherchais un emploi sans pression professionnelle, que je puisse combiner avec ma vie familiale." C'est alors qu'elle a rencontré Dennis. "J'ai appris qu'il cherchait une réceptionniste. J'ai passé un entretien et j'ai commencé à travailler dans son salon. Dennis était très en avance sur son temps: il passait de la musique d'avant-garde, faisait venir des magazines internationaux et offrait un café. Il accueillait une clientèle très progressiste: des femmes qui avaient économisé pour s'offrir un soin et d'autres dont les moyens auraient suffit à éponger la dette d'un petit pays en voie de développement. Mais toutes devaient se conformer aux règles du salon: les chaussures restaient à l'extérieur, pas de sacs à main ostentatoires et les manteaux de fourrure étaient non admis. Celles qui refusaient pouvaient prendre la porte: il était contre les signes extérieurs de richesse. Cette philosophie est ancrée chez nous: vous ne verrez jamais notre personnel avec des logos ou des accessoires voyants."
Beaucoup associent Aesop à des produits chers. Un flacon de gel lavant Résurrection aromatique pour les mains revient à 31 euros.
Même si, selon ses propres dires, le ton montait souvent entre eux, les deux ont formé un vrai tandem. "Quelqu'un comme Dennis, on n'en rencontre qu'une ou deux fois dans sa vie. C'est un personnage prophétique, qui a besoin d'une caisse de résonance; et ce rôle, c'est moi qui le jouait. Par exemple, j'ai dû le convaincre de commercialiser un soin pour les yeux: il n'y croyait pas. Mon argument a été qu'Aesop ne faisait pas des produits pour paraître plus jeune, mais pour protéger la peau."
Magasins singuliers
La première boutique Aesop ouvre ses portes à Melbourne, en 2004, ce qui est plutôt tardif vu que la marque avait déjà 17 ans. Cette ouverture a été le premier acte du premier CEO externe, Michael O'Keefe, qui a rejoint l'entreprise en 2003. Avec Paphitis et Santos, O'Keefe a développé la marque jusqu'à ce qu'après des offres répétées, Paphitis décide de la vendre: ce qui fut un moment d'émotion pour ses deux fondateurs.
Depuis 2016, Aesop est détenue à 100 % par le groupe brésilien Natura. Santos reste à bord, tout comme Michael O'Keefe. Au cours de ces 15 dernières années, cela a permis à Aesop de se développer au niveau mondial pour devenir une marque comptant près de 220 magasins et de nombreux points de distribution dans les grands magasins de luxe et concept stores, ainsi qu'en ligne.
Contrairement à ses produits, très uniformes, eles boutiques sont quant à elles très différents. L'architecte, l'aménagement et les matériaux sont adaptés à la ville où elles se trouvent. Pourtant, elles ont tous quelque chose en commun: elles sont zen et invitent à faire l'expérience du produit, ce que Suzanne Santos appelle "Global familiarity". Toutes offrent de l'eau aromatisée ou du thé et affichent les citations inspirantes de penseurs avisés. "Dennis a lancé ce concept dans les années 80. Aujourd'hui, cette idée n'est plus aussi pertinente, mais à l'époque, cela faisait un choc", se souvient-elle.
Mais faire étalage de la sagesse d'autrui ne signifierait-il pas qu'on n'a pas grand-chose à dire, en tant que marque? "Je comprends votre question, mais ces citations jouent aussi sur l'humour et le sarcasme. Elles ne sont pas juste placardées comme du papier peint: elles offrent un nouvel éclairage. Ce sont les pensées de personnes qui, sinon, tomberaient peut-être dans l'oubli. Nous vivons à une époque où beaucoup de gens se sentent perdus. Tout ce qui peut apporter un peu de réflexion est le bienvenu. Cela aide à penser différemment."
7 shops, 7 stops
1. Chicago
Dix mille briques recyclées disposées de façon à composer différents motifs donnent le ton dans le Aesop de Lincoln Square, à Chicago. Les longs rayons alignés et le comptoir en chêne teinté noir confirment cette note assez masculine. Ouvert depuis 2016.
2. Berlin
Ouvert en 2013, cette boutique Aesop, dans le quartier très central de Mitte est un hommage au Bauhaus. Le bureau Weiss-Heiten Design a choisi la sobriété presque clinique du carrelage vert vif et vert menthe. D’authentiques luminaires de l’entre-deux-guerres complètent cette déco.
3. Milan
Le Dimore Studio a conçu la boutique de Milan (2016) de manière théâtrale. Les produits sont présentés dans de classiques armoires ‘pantry’ aux lignes courbes et aux couleurs rétro. Le sol est recouvert de lino style Villa Necchi, célèbre villa année 30 dans la même ville. Ce studio a également signé la boutique de Saint-Germain-des-Prés, dont le look est plus classique.
4. Sapporo
En 2016, le bureau japonais Case-Real a imaginé un Aesop gris monochrome pour Sapporo, capitale de l’île d’Hokkaido. L’inox et la pierre volcanique font référence aux montagnes enneigées de la région.
5. Hambourg
La première boutique belge à Anvers n’a hélas pas été conçue par l’architecte belge Vincent Van Duysen, contrairement à celle du quartier ABC à Hambourg. Teintes sobres, matières tactiles (acier, plâtre brut et pierre dure belge) ainsi que de sculpturaux fonts baptismaux y assurent un accueil chaleureux depuis 2014.
6. Rome
Ouverte depuis une semaine, la boutique de Rome est une flamboyante création de Luca Guadagnino. Celui qui a réalisé ‘Amore’ et ‘Call me by your name’ a aussi du talent à revendre en matière de design. Il en a fait une ode au marbre et au glamour à l’italienne.
7. Londres
En 2017, l’agence d’architecture et de branding Snøhetta a joué la carte Niemeyer dans la boutique du West-London. Douze arches en forme d’arbre “poussent” autour d’un lavabo synthétique en forme de disque géant. Snøhetta a également conçu les boutiques d’Oslo, Dusseldorf et Singapour.
Aesop est disponible chez Senteurs d'Ailleurs, à Bruxelles. Le 10 octobre, la première boutique Aesop ouvrira à Anvers (à l'angle Kammenstraat et Lombardvest). www.aesop.com