Il ne manque pas de confiance en lui: même quand son premier magasin ne marchait pas, son objectif était d’en avoir 1.000. L’année prochaine, Raymond Cloosterman célébrera les vingt ans de son label de produits de soins, Rituals, et ses 950 magasins. Et il partira à la conquête de l’Asie. N’aurait-il pas un petit côté obsessionnel-compulsif? "Oui! Et ça me dérange aussi."
"Les cordonniers ne sont pas toujours les mieux chaussés"
"Tout le concept de Rituals est axé sur le ‘slowing down’, ce qui est exactement le contraire de ma vie. Les cordonniers ne sont pas toujours les mieux chaussés." Raymond Cloosterman, 54 ans, fondateur et CEO de Rituals, est un ‘Néerlandais dynamique’: costume à rayures tennis et boutons de manchette, mais sans cravate. Chevelure grise, peau hâlée par le soleil et regard bleu acier. Pas vraiment un adepte du wellness, mais récompensé à plusieurs reprises: marketeer de l’année, entreprise de l’année, plus forte croissance aux Pays-Bas, etc.
Si Rituals clame ‘take it easy’, son CEO est hyperbooké. "Je veux toujours gagner", déclare-t-il. Il ne veut pas n’importe quelle marque, mais la plus grande. Les actionnaires ne perçoivent pas de dividendes: tout est réinjecté dans l’entreprise pour assurer sa croissance.
C’est aussi le père de quatre enfants dont la mère, son épouse, Colette Van Eerd, est propriétaire de la chaîne de supermarchés Jumbo, aussi un succès. Et comme si cela ne suffisait pas, le couple s’est lancé dans le marathon en partant du sommet: le marathon de New York. Qu’ils ont couru à quatre reprises.
Il a manifestement d’autres choses à faire que de lever le pied. "Nous bâtissons une marque et avons une mission: répandre notre idée de ‘slowing down’ afin de permettre à un maximum de personnes de découvrir ces belles choses." L’expansionnisme néerlandais dans toute sa splendeur.
"Le matin, prendre une douche glacée: ce n’est pas très agréable, mais c’est un réveil mental"
"Je passe de la frénésie au lâcher-prise", explique Cloosterman. Avec, ici et là, un rituel: "Rentrer à la maison, allumer toutes les bougies et discuter avec mon épouse, installés dans le canapé. Le matin, prendre une douche glacée: ce n’est pas très agréable, mais c’est un réveil mental.
"Ce sont les Belges et Knokke qui m’ont appris à apprécier les petits plaisirs."Raymond Cloosterman
Quand je suis en voyage, j’emporte mon équipement de running pour courir dans la ville le matin et la voir s’éveiller. Et lorsque nous voyageons en famille, nous prenons toujours le temps d’entrer pour allumer un cierge quand nous passons devant une église. Par contre, je ne vais pas passer deux heures par jour à faire du yoga." Non qu’il n’en ait pas la possibilité: l’application Rituals est encore plus utilisée pour les méditations guidées que pour le shopping, et des sessions de yoga sont organisées pour le personnel du siège d’Amsterdam. Cloosterman participe s’il le faut.
"Niki Schilling, notre innovations director, est également professeur de yoga. Une chouette personne, mais très stricte! Chaque réunion créative commence par deux minutes de ‘slowing down’, avec de la méditation et des exercices de respiration. Aux cours de yoga, je ne suis pas au premier rang."
"C’est une idée que j’ai piquée à Starbucks"
"Les clients pensent que nous sommes français ou américains. Peu importe. Certains associent les Pays-Bas à la qualité et au design, d’autres à la drogue et au ‘red light district’."
Les plans pour l’ouverture d’un nouveau concept store l’année prochaine sont déjà en préparation. Et, à la veille du vingtième anniversaire, Rituals lance une collection qui ne cache pas son héritage néerlandais. Il savait qu’elle s’appellerait ‘Amsterdam Collection’ avant que les produits ne soient disponibles. "Ça devait être une véritable collection signature. C’est une idée que j’ai piquée à Starbucks!", s’exclame-t-il en riant. "Chez eux, chaque ville a son mug que l’on ne peut trouver que là."
Quant à l’inspiration pour le reste du concept, il l’a trouvée au Rijksmuseum d’Amsterdam: Rituals, ce sont des ‘rituels orientaux avec des techniques occidentales’. Le résultat est une collection à la tulipe hollandaise et au yuzu japonais, un agrume asiatique très frais. Les contenants célèbrent le lien entre l’Orient et l’Occident: les détails en bleu de Delft viennent d’un vase Ming du Rijksmuseum, partenaire de la collection.
En fait, plus que l’inspiration, c’était surtout la position sociale qui comptait pour Cloosterman. "Le Rijksmuseum entretient d’excellents partenariats avec de grandes entreprises néerlandaises qui soutiennent le musée", explique-t-il. "C’est ce que nous voulions nous aussi." Être sponsor d’un musée est synonyme de réussite: depuis l’Amsterdam Collection, Rituals est membre du prestigieux petit club des grands noms hollandais, comme Philips, Heineken et KLM.
Si Rituals n’est pas encore gravé sur la plaque dans le hall (ce que Cloosterman a remarqué), l’Amsterdam Collection a pu être présentée à l’occasion d’un dîner dans la salle la plus exclusive. "Quel meilleur endroit que là où se trouve ‘La Ronde de Nuit’, l’œuvre emblématique de Rembrandt? Seuls les partenaires peuvent y dîner."
"En allant au hammam faire un gommage, on découvre d’autres produits"
"Je fais quelque chose qui me tient vraiment à cœur. Les petits plaisirs et faire quelque chose de sa vie, c’est ma mère qui me l’a appris." Une autre leçon, apprise beaucoup trop tôt, lui a rappelé la finitude de l’existence. "Cela a déjà été mentionné dans quelques interviews - et il n’est pas nécessaire de s’appesantir sur le sujet - mais mon père est décédé prématurément." Il a perdu la vie dans un accident alors qu’il n’avait que 9 ans.
"Alors, vous apprenez très vite que le bonheur n’a rien à voir avec l’argent, mais avec le fait de s’offrir de bons moments et d’être entouré de belles personnes." Ce qui est formateur: "Je suis devenu plus ambitieux et j’ai vécu deux fois plus vite. Je veux tout expérimenter, tout faire et apprécier toutes les petites choses."
Après des études d’économie à Rotterdam, Cloosterman est engagé chez Unilever en tant qu’assistant brand manager dans le département corps et maison. C’est au sein de cette multinationale anglo-néerlandaise que naît l’idée de Rituals. "C’était une école où l’on pense mécaniquement: on a une molécule magique, on y met du parfum, on l’entoure d’un emballage, on appelle un supermarché, on vend et on fait des feuilles de calcul. C’était super."
Dix ans plus tard, à 34 ans, il devient vice-président ‘new business’ et ses supérieurs l’envoient explorer le monde en quête d’inspiration. Nous sommes en 1999 et Cloosterman entend des gourous de tendances dans tous les pays annoncer l’ère du me-time. "Partout, il y avait ce besoin de plaisirs simples. Les femmes doivent travailler 24 heures sur 24, 7 jours sur 7 en tant que manager, épouse et mère. C’est fatigant, et on n’a qu’une seule envie: ériger un mur autour de soi et un autre autour de sa maison." Cela lui donne une idée: les produits de soins pour la maison et le corps doivent devenir une seule marque lifestyle.
Intéressant, se dit Unilever, mais pas pour le core business. La société décide d’investir pour que Cloosterman lance sa propre marque. C’est un échec: le bénéfice n’étant pas atteint après deux ans, Unilever retire ses billes. En 2017, Rituals dépassera son plafond de 500 millions d’euros de chiffre d’affaires.
"Ce voyage à travers le monde en quête d’inspiration m’a poussé à mettre la main à la pâte", explique Cloosterman, qui reprend l’histoire de cette aventure depuis le début. Un an plus tard, dans une cave couverte de graffitis, il développe son idée avec deux amis.
Et en 2000, la première boutique ouvre ses portes. Ce qui est nouveau, c’est son processus créatif: à partir de ce moment-là, chaque produit découlera d’une histoire. "Maintenant, on écrit plein de livres à ce sujet, mais, à l’époque, c’était nouveau. En allant au hammam faire un gommage, on découvre d’autres produits. Alors on se demande comment l’adapter pour pouvoir l’utiliser chez soi et c’est comme ça que l’on élabore un savon à l’huile d’olive qui sent bon."
Le langage marketing de l’époque est encore très particulier. La douche devient ‘un moment de plaisir avec un gel douche aux épices indiennes’, les vêtements confortables pour le yoga (ou le canapé) sont appelés ‘soul wear’. Et puis il y a les bougies et les bâtonnets parfumés qui, grâce à plus de 120 points de vente, donnent à toute la Belgique un parfum de figue et de cèdre.
"Nettoyer la cuisine n’est pas une punition pour moi"
Au début, il a fallu se battre, témoigne Cloosterman: "Pendant les six premières années, ça ne marchait pas du tout. Il nous a fallu quatre ans pour ouvrir une deuxième boutique, et ce n’est qu’après six ans que nous avons enregistré un bénéfice." En cas de difficulté, il y va pour voir ce qui ne va pas. "Le personnel flippe!", s’exclame-t-il en riant. C’est encore le cas aujourd’hui, parce qu’il est connu pour être ultra-précis et pour sa capacité à rectifier l’agencement.
"Je suis encore très souvent dans les magasins, parce que j’aime faire du shopping, avec mes filles par exemple. Pour moi, passer trois heures à remettre de l’ordre dans un magasin mal organisé est un loisir: déplacer les lampes et les displays jusqu’à ce que le flux soit de nouveau impec, c’est génial!" N’y a-t-il pas là un côté obsessionnel-compulsif? Il rit: "Oui! Ça me dérange aussi, j’ose le dire. Nettoyer la cuisine n’est pas une punition pour moi. Mettre de l’ordre - j’adore! - est apaisant. Chacun a droit à ses petits plaisirs."
"On doit “accrocher des guirlandes” pour faire de sa vie quelque chose de brillant "
Cloosterman ne dédaigne pas les grandes phrases. Il n’en était qu’à l’ouverture du troisième magasin qu’il claironnait qu’il en aurait mille d’ici 2020. Près de vingt ans plus tard, son pronostic s’avère juste. "Cette année, nous aurons environ 950 boutiques en tout", calcule-t-il. En moyenne, il en ouvre deux par semaine. "Bon, je ne trouve pas ces chiffres si intéressants. De toute façon, depuis Internet, c’est dépassé."
Sa devise vient de Walt Disney: ‘If you can dream it, you can do it.’ "C’est une question d’imagination, d’oser rêver puis de réaliser son rêve. Je crois qu’on est responsable de sa vie: on doit “accrocher des guirlandes” pour faire de sa vie quelque chose de brillant. Chaque être humain naît avec des talents. Qu’on soit peintre, musicien ou homme d’affaires comme moi, il faut tirer le meilleur parti de soi-même pour être heureux."
"Vous êtes un peu trop polis et réservés"
"Rituals est aussi un peu belge", confie Cloosterman, et ce n’est pas seulement parce qu’il a travaillé pour Unilever à Bruxelles. "Ce sont les Belges et Knokke qui m’ont appris les petits plaisirs." Enfant, il y passait ses vacances et il y vient en famille depuis 15 ans. "Les bons repas, la mode et les belles petites choses, ce n’est pas néerlandais, mais plutôt belge, et cela correspond tout à fait à notre marque.
Si les Néerlandais ont plus souvent du succès au niveau mondial, je pense que c’est grâce à leur esprit d’entreprise. Vous êtes un peu trop polis et réservés: c’est charmant et c’est la raison pour laquelle j’aime les Belges et Knokke, mais c’est aussi un inconvénient si vous n’osez pas prendre des mesures parce que vous visez la sécurité plutôt que d’aller de l’avant. Les Néerlandais ont toujours été des commerçants. Par rapport aux grands pays voisins comme l’Angleterre, la France et l’Allemagne, nous tirons notre épingle du jeu en étant plus rapides et plus malins: regarder, écouter et prendre ce dont nous pouvons tirer le meilleur parti."
"Vous ne vendriez pas vos enfants, n’est-ce pas?"
Malgré les offres, Cloosterman est toujours actionnaire majoritaire. "Mon rêve n’est pas de construire quelque chose pour le vendre par la suite - vous ne vendriez pas vos enfants, n’est-ce pas? Si je pouvais transmettre l’entreprise à une nouvelle génération qui serait tout aussi heureuse de le faire, ce serait formidable", anticipe-t-il. "Il viendra un moment où je serai trop vieux", ajoute-t-il. Mais ce moment n’est pas encore venu: vingt ans plus tard, il n’a pas perdu un seul gramme de son expansionnisme néerlandais. "Cette année, nous allons lancer Rituals en Asie."
Cela peut-il marcher avec des produits pseudo-orientaux? "C’est vrai, c’est comme si un Chinois nous vendait des sabots", répond-il, conscient du défi. "Mais, suite à de nombreux séjours et rencontres avec des gens, je crois que c’est possible. Tant que vous ne prétendez pas être un expert, ils seront charmés par notre intérêt pour leur culture."
"C’est comme si nous ne faisions que commencer: nous avons encore beaucoup à apprendre. Nous voulons nous réinventer avec un nouveau magasin, nous travaillons à notre programme de développement durable. Il y a tant à faire! Il suffit que j’y pense pour que ça me rende nerveux."