Entretien avec l’actrice bruxelloise Astrid Whettnall au sujet de "De grâce" (Arte), "Le salaire de la peur" (Netflix), l’absurdité de la Belgique et des femmes qui se relèvent.
C’est l’effervescence au Théâtre National à Bruxelles, où j’ai rendez-vous avec Astrid Whettnall (53 ans). Chacun s’emploie à tout mettre en place pour la cérémonie des Magritte qui récompense les professionnels du cinéma belge francophone et se déroule le lendemain. L’actrice est présente en prévision de cette soirée de gala, où elle remettra le prix du meilleur acteur.
"J’espère que ce sera Arieh Worthalter (pour le drame judiciaire ‘Le procès Goldman’, ndlr)", chuchote-t-elle; un souhait qui sera exaucé. Lors de sa présentation, elle citera le critique américain Roger Ebert, qui avait qualifié le cinéma de "machine à empathie". "Parce que jouer, c’est ça: c’est générer de l’empathie, ajouter de la vie à la vie", explique-t-elle.
Astrid Whettnall aime parler de son métier, qu’elle exerce depuis plus de 30 ans. D’abord au théâtre, ensuite pour la télévision et le cinéma. Elle a percé en 2012, lorsque son ami Vincent Lannoo lui confie le rôle principal dans "Au nom du fils", une tragicomédie noire sur une mère profondément croyante qui entre dans une rage explosive lorsqu’elle découvre que son fils a été abusé par un prêtre. Elle a reçu un Magritte pour "La route d’Istanbul" de Rachid Bouchareb (où elle joue le rôle d’une femme qui part au Moyen-Orient à la recherche de sa fille radicalisée) et a joué dans les séries internationales "Into the night" et "The missing".
Récemment, elle a donné une prestation remarquée aux côtés d’Olivier Gourmet en incarnant une mère de famille obstinée dans la série en six épisodes "De grâce", diffusée sur Arte. À la fin du mois, elle fait une brève apparition dans le film d’action "Le salaire de la peur", un remake Netflix du classique français avec Yves Montand, relatant l’histoire d’une équipe qui doit livrer de toute urgence une cargaison de nitroglycérine afin d’éteindre l’incendie d’un puits de pétrole. Autant dire qu’elle apprécie la variété.
"Quand je vois le travail de cinéastes comme Fien Troch, Lukas Dhont ou Zeno Graton, la façon dont ils interrogent le monde, j’ai très envie de les soutenir, de partager leurs projets."Astrid Whettnall
L’univers des films
Pour commencer, je lui demande si elle ne trouve pas triste qu’un pays aussi petit que le nôtre organise deux cérémonies de remise de prix cinématographiques, les Magritte et les Ensor. Elle acquiesce: "Je pense que, dans le monde du cinéma, tout le monde est d’accord là-dessus. Malheureusement, c’est une affaire politique. L’absurdité de la Belgique, en quelque sorte. Je préférerais aussi parler de cinéma belge dans sa globalité."
Elle entretient de bonnes relations avec des acteurs et cinéastes de l’autre côté de la frontière linguistique et a déjà joué avec Matthias Schoenaerts, Jan Bijvoet et Sam Louwyck. "Leur approche et leur façon de jouer sont plus anglo-saxonnes», déclare-t-elle. "J’aime ça. De toute façon, je me sens chez moi en Flandre."
Elle vit à Bruxelles, dans la commune de Saint-Gilles depuis des années. Sa sœur est l’artiste Sophie Whettnall et son époux, le designer et architecte de renommée internationale Lionel Jadot à qui l’on doit, notamment, le projet MIX dans l’ex-immeuble de la Royale Belge à Watermael-Boitsfort. Cependant, elle préfère ne pas parler de sa vie privée. "Mon métier consiste à faire en sorte que le spectateur croie pleinement à l’histoire que je contribue à raconter."
"Je pense donc qu’il est préférable de limiter les informations personnelles. En ce qui me concerne, j’aime regarder des films étrangers précisément parce que je ne connais généralement pas du tout les acteurs. Je suis donc directement plongée dans l’histoire, car je ne sais rien de leur situation personnelle ni de ce qu’ils prennent le matin au petit-déjeuner. M’étendre sur ma vie privée ne ferait donc que rendre ma tâche plus ardue, sans compter que je trouve ma vie beaucoup moins intéressante que les films et séries dans lesquels je joue."
Complètement perdue
Heureusement, elle accepte de parler du chemin qui l’a menée vers une carrière d’actrice. Les histoires l’ont toujours captivée, confie-t-elle. Petite déjà, elle dévorait les livres, puis le cinéma et le théâtre sont venus enrichir son univers. Pourtant, elle n’a pas tout de suite su quelle voie suivre. "À l’adolescence, je me sentais complètement perdue. J’ai tenté toutes sortes d’études, de l’histoire de l’art à l’économie, cette dernière orientation principalement pour rassurer ma famille. Pour ma part, je sentais que ce n’était pas ma voie. À 17 ans, je suis partie à Londres, où j’ai fait du doublage pour un programme sportif international, ‘Trans World Sport’. Et la nuit, je faisais des allers-retours sur le Kew Bridge pour livrer des cassettes vidéo", avoue l’actrice belge.
Sa vie change à Paris, où elle tombe par hasard sur une connaissance suédoise qui étudie l’art dramatique au Conservatoire Maurice Ravel à Levallois-Perret. "Elle m’a invitée à assister à leur spectacle de fin d’année et à les rejoindre ensuite pour le dîner", poursuit-elle. "C’est là que j’ai rencontré Max Naldini, le directeur de la troupe. Ce passionné de théâtre m’a proposé de passer une audition, j’ai accepté et c’est ainsi que tout a réellement commencé. Max Naldini est devenu naturellement mon mentor. Il a travaillé de manière intensive avec moi pendant trois ans. Je n’avais jamais joué auparavant, ce n’était pas facile mais c’était magique."
Vous êtes-vous directement sentie à votre place sur les planches?
Astrid Whettnall: "Oui, principalement parce qu’avant cela, j’avais beaucoup de mal à entrer en contact avec mes émotions. Mais là, sur scène, sous sa direction, toutes sortes de sentiments dont je n’étais pas consciente ont jailli via les personnages que j’interprétais. C’est à ce moment-là que je me suis réellement découverte. C’est également pour ça que j’aime aussi les personnages qui dissimulent leurs véritables émotions. Nous non plus n’aimons pas exposer nos sentiments les plus profonds."
Cela semble thérapeutique.
"Oui et non. Les acteurs n’aiment pas qualifier leur travail de thérapie, car c’est différent. Cela nous enrichit en tant que personnes. Ce n’est pas si éloigné de ce que vous faites en tant qu’intervieweur. Nous étudions nos semblables, la psychologie humaine. Et ces découvertes nous aident à grandir et à nous épanouir. C’est une question d’empathie et de curiosité, dans le sens noble du terme. Par exemple, je me sens un peu gênée d’être celle qui parle constamment ici. Je préférerais vous poser des questions."
Vous inspirez-vous également des personnages que vous incarnez?
"Parfois, oui. Je pense notamment à mes rôles dans ‘De grâce’, ‘La route d’Istanbul’ ou ‘Au nom du fils’. Ce sont des femmes confrontées aux épreuves de la vie et qui s’en sortent malgré tout. J’ai beaucoup d’admiration pour elles. Ces figures montrent la voie, elles donnent de la force au public et nous entraînent dans leur sillage. Ce sont des héroïnes du quotidien, à l’instar de ces femmes qui refusent de se taire plus longtemps face à l’injustice dont elles ont été victimes. Pour moi, ce sont des dons de Dieu pour l’humanité. Leur action a un impact sur nous. On a envie de les remercier, de faire preuve du même courage, ne serait-ce qu’un instant."
Art et savoir-faire
Si le théâtre a ouvert ses portes relativement tôt à l’actrice, il lui aura fallu des années avant de faire le pas vers le grand écran, ce qu’elle attribue en partie à son apparence. Comme elle fumait à l’époque, sa voix était encore plus grave qu’elle ne l’est aujourd’hui. De plus, elle ne correspondait pas à l’image de la jeune première. Mais cela ne l’a pas empêchée de travailler: elle se plaisait au théâtre. "On ne maîtrise pas tout", déclare-t-elle. "J’ai compris que j’avais deux options: soit j’attendais ce grand rôle au cinéma, ce qui n’aurait fait que me rendre malheureuse, soit je décidais de ne pas m’en préoccuper." Aujourd’hui, elle est heureuse de ce qu’elle a accompli. Elle navigue entre le théâtre, le cinéma et les séries, en s’aventurant parfois même dans d’autres langues. Actuellement, elle travaille sur "Winter Palace", une série "très british, très Agatha Christie", qui explore les débuts du tourisme hivernal en Suisse et dans laquelle elle se glisse dans la peau (et le corset) d’une aristocrate autrichienne capricieuse, "un réel plaisir".
Sinon, elle se laisse guider par les réalisateurs et les projets qui croisent son chemin. Elle affiche une nette préférence pour les jeunes réalisateurs et metteurs en scène, remarque-t-elle: "La jeune génération a énormément à offrir. Notre monde évolue et se transforme considérablement. Que ce soit sur le plan sociologique, politique, social; à tous les niveaux. De plus, ces jeunes mettent en lumière des vies qui restent souvent dans l’ombre. Quand je vois des cinéastes comme Zeno Graton, Fien Troch ou Lukas Dhont questionner le monde à travers leurs histoires, j’ai vraiment envie de les soutenir. Car c’est précisément l’essence du métier d’acteur: il est au service d’un narrateur, comme un décorateur ou un éclairagiste. La réalisation est un art; l’interprétation, un savoir-faire."
Ce n’est pas non plus un hasard si Astrid Whettnall évoque trois cinéastes belges. Si beaucoup de ses collègues se sont installés à Paris pour se rapprocher du cœur du cinéma francophone, elle ne l’a jamais envisagé. "Pourquoi le ferais-je?" ajoute-t-elle. "Je suis Belge. Paris n’est qu’à une heure et quart en Thalys. À Bruxelles, nous sommes très gâtés, je trouve. Il y a énormément d’activités culturelles et j’ai l’impression que, chez nous, la culture est moins élitiste. Les Belges abordent la culture de manière plus décontractée. Et la diversité linguistique et culturelle dans ma ville ne fait que l’enrichir et la rendre plus intéressante. Non, je me sens très bien ici."
| "Le salaire de la peur" sera disponible sur Netflix à partir du 29 mars.
| La série "De Grâce" est diffusée sur arte.tv.