Chloé Zhao est devenue la deuxième femme et la première personne de couleur à remporter l’Oscar du meilleur réalisateur pour son film "Nomadland". Entretien avec la cinéaste qui fait sensation à Hollywood.
Sa vie entière a toujours été une trajectoire fluide: jamais Chloé Zhao n’a semblé s’arrêter. À 14 ans, la cinéaste chinoise, aujourd’hui âgée de 38 ans, quittait Pékin pour un pensionnat à Brighton, avant de sillonner l’Amérique jusqu’aux Studios Marvel, la société de production américaine spécialisée dans les films de super héros. Et puis, le Covid-19 est arrivé et a mis la vie de Zhao sur pause.
Juste avant la pandémie, Zhao (prononcer "ya-oh") voyageait entre l'Angleterre et les îles Canaries pour le tournage de "The Eternals", une nouvelle superproduction Marvel. Depuis lors, sa vie se limite à sa maison nichée dans la campagne californienne à proximité d’un bâtiment Disney abandonné. Elle y partage ses journées avec ses trois poules, ses deux chiens et son chéri, le cameraman britannique Joshua James Richards.
Si sa vie s’est figée dans une certaine routine, il n’en va pas de même pour sa réputation: de star montante du cinéma, Zhao est devenue, ces derniers mois, une des réalisatrices les plus acclamées au monde. Les Golden Globes, décernés fin février, l’ont sacrée dans la catégorie Meilleur Réalisateur, ce qui fait d’elle la deuxième femme seulement à décrocher ce titre en 78 ans d’histoire de la cérémonie. À la mi-avril, elle a également remporté quatre statuettes aux Bafta, l’équivalent britannique des Oscars.
Les médias d’État chinois l’ont saluée comme une héroïne nationale. Elle a cependant provoqué des remous sur les réseaux sociaux après qu’une interview donnée il y a huit ans, et dans laquelle elle avait fait des déclarations peu patriotiques, a refait surface.
Frances McDormand
Cette réussite, elle la doit à "Nomadland", son troisième film, qualifié de "l'un des meilleurs films américains depuis des années". Le scénario est tiré d’un livre de Jessica Bruder, paru en 2017. L'œuvre traite des travailleurs migrants d'un certain âge, une catégorie qui a eu tendance à se développer rapidement en Amérique au cours de ces dernières années.
Fern, une veuve incarnée par Frances McDormand, sillonne le pays à la recherche d’un travail et, peut-être, d’un nouveau sentiment d’identité et d’un but dans la vie. "Nomadland" a été tourné en 2018, en cinq mois seulement, dans les étendues sauvages du centre et du sud-ouest des États-Unis. À l’exception de McDormand, presque tous les acteurs sont d’authentiques migrants interprétant leur propre rôle.
McDormand, qui avait déjà brillé dans "Fargo" et "Three Billboards: les panneaux de la vengeance", s’est associée au producteur américain Peter Spears pour acheter les droits du livre de Bruder. Et elle était convaincue que Zhao devait réaliser le film. En effet, quelques mois plus tôt, McDormand avait vu et beaucoup apprécié le deuxième film de la réalisatrice, "The Rider", un western contemporain.
Zhao et McDormand ont toutes deux été impressionnées par la manière dont Jessica Bruder s'est saisie, dans son livre, d'une époque, du changement du mode de vie de toute une génération. Le film avait besoin d’un personnage central. Zhao et McDormand ont imaginé ensemble le personnage de Fern, une prof d’anglais déclassée, originaire d’une ancienne ville minière du Nevada, dont la vie croise celle d’autres laissés pour compte.
Première chez Amazon
C’est également grâce à McDormand que certaines des scènes les plus marquantes de "Nomadland", dans lesquelles on voit Fern occuper un travail saisonnier dans un entrepôt Amazon, ont pu être filmées. L’actrice avait envoyé un mail au vice-président de la société pour lui demander s’il était possible de filmer dans un des centres de distribution de l’entreprise et avait ainsi été la première personne à obtenir cette autorisation.
Certains de ceux qui ont déjà vu "Nomadland" ont réagi avec indignation à l’innocence qui se dégage de ces scènes. On y voit Fern se tenir tranquillement devant la chaîne d’emballage, parler avec ses collègues, discuter de leur situation et même déclarer que son nouveau job paie bien.
"Il aurait été très facile pour moi de déclarer qu’Amazon est le méchant", réagit Zhao, d’une voix qui suscite d’emblée un sentiment chaleureux. Nous dialoguons via Zoom: depuis sa maison californienne, elle apparait décontractée et attachante. Elle parle en sirotant du thé dans un mug qui semble avoir la taille de sa tête.
Je voulais montrer dans "Nomadland" comment les citoyens âgés sont traités par l’économie capitaliste: comme des produits jetables.Chloé Zhao
"Je pourrais cartonner sur Twitter si j’allais dans ce sens, mais je préfère m’intéresser aux problèmes structurels qui font que des personnes de la génération de Fern doivent aujourd’hui aller travailler là-bas. Ou pelleter des betteraves le soir dans le froid, ce qui est encore plus dur physiquement que de travailler chez Amazon. Si vous limitez la question à Amazon, cela ne concerne que vous."
"Je voulais aborder la question d’une manière beaucoup plus intemporelle: la manière dont l’économie capitaliste traite les citoyens âgés et comment nous les considérons une fois qu’ils ne peuvent plus contribuer à la société, comme s’ils étaient des produits jetables. Je préfère que les gens se sentent touchés par l’histoire pour que cela dénoue quelque chose dans leur inconscient. Pour moi, c’est ça le pouvoir de l’histoire qu’on raconte."
Talents naturels
Dans les trois films que Zhao a réalisés jusqu’à présent, elle a fait appel à des acteurs non professionnels. Une approche qui a nécessité un certain peaufinage. Concernant son premier long métrage, "Les Chansons que mes frères m’ont apprises" (2015), tourné dans la réserve indienne de Pine Ridge, dans le Dakota du Sud, elle déclare: "J’étais tellement naïve que je pensais qu’être spontanée signifiait ne pas planifier. Je me suis donc dit que je devais tout simplement aller voir comment ça se passait. Je pense que le film en a souffert."
Pour "The Rider", également tourné à Pine Ridge, Zhao tenait déjà les rênes beaucoup plus fermement. Depuis qu’elle l’avait vu s’occuper de ses chevaux, plusieurs années auparavant, elle souhaitait faire un film avec Brady Jandreau, l’acteur principal. Et quand ce dernier a fait une mauvaise chute, lors d’un rodéo en 2016, l’intrigue parfaite était là.
Pour "Nomadland", Zhao s’est adressée aux gens qu’elle a rencontrés sur la route pendant le tournage, a écouté leur histoire et leur a demandé s’ils souhaitaient jouer un rôle, rémunéré bien sûr, dans le film. Certains se sont révélés être de véritables talents naturels, à l’instar de Charlene Swankie, une des protagonistes. Comme elle avait joué le rôle de la femme d’un charpentier du XVIIIe siècle dans un musée vivant de l’Indiana, elle s’est tout de suite sentie à l’aise sur le plateau de tournage.
Configuration intime
Pour ceux qui souhaitaient partager leurs expériences très personnelles et parfois douloureuses, Zhao a utilisé une configuration plus intime: il n'y avait qu'elle, son cameraman -Richards- et un assistant. Ainsi, le témoignage d’un certain Bob Wells, qui dirige un réseau de communautés nomades: il s’épanche au sujet de la perte de son fils, une tragédie qu’il n’avait évoquée que quelques jours avant de tourner. "J’ai suggéré de l’intégrer dans sa prochaine scène", explique Zhao.
"Et bien qu’il lui ait fallu un certain temps pour se sentir à l’aise avec cette idée, il est venu me voir le jour même et m’a dit qu’il pensait être prêt pour ça. Je lui ai fait lire les pages du scénario telles que je les avais écrites pour lui: en gros, c’était presque mot pour mot ce qu’il m’avait dit."
D’aucuns pourraient y voir une exploitation des sentiments. Zhao explique: "En fin de compte, je ne fais pas de documentaires, ni des drames documentaires, mais de la fiction. Nous n’interviewons pas les gens comme ça, et ce n’est pas comme s’ils disaient quelque chose qu’ils pourraient regretter juste après. En général, je connais ces personnes depuis un certain temps déjà et elles me font confiance. Elles ont vu comment nous travaillons. Je leur montre le film dès qu’il est terminé, puis je leur demande s’il y a quelque chose qu’elles voudraient voir coupé au montage ou si elles voudraient changer leur nom. Eh bien, jusqu’à présent, personne ne m’a encore dit qu’il n’était pas satisfait."
Bob Wells a d’ailleurs abondé dans ce sens en déclarant, lors d’une récente interview, qu’il avait considéré son rôle comme "très thérapeutique, un cadeau pour sa vie et celle de son fils".
Angelina Jolie
Chloé Zhao a grandi dans un environnement privilégié. Son père dirigeait une entreprise sidérurgique et sa mère travaillait dans un hôpital. Pourtant, aussi précaires financièrement et déracinés culturellement soient-ils, elle considère les personnages qu’elle présente dans "Nomadland" comme des âmes sœurs. "Où que j’aille dans ma vie, j’ai toujours eu l’impression d’être une outsider", témoigne-t-elle. "Je suis spontanément attirée par les personnes qui vivent en marge de la société ou ne mènent pas une vie pouvant être qualifiée de classique."
En grandissant à Pékin, elle s’est immergée dans les mangas, les bandes dessinées japonaises. "C’étaient mes meilleures amies!", s’exclame-t-elle en riant. "Jusqu’à mes 14 ans, je n’ai fait que dévorer ces BD." Lorsqu’elle a commencé ses études secondaires à Brighton, dans les années 1990, elle y a découvert une culture très différente. Shakespeare et Oscar Wilde étaient omniprésents dans la bibliothèque de l’école et, le soir, il y avait des concerts donnés par des petits groupes pop.
Elle retrouve la soif d’imagination dans laquelle sa jeunesse a baigné dans "The Eternals", une épopée de science-fiction avec Angelina Jolie, Kit Harington, Richard Madden et Salma Hayek. Il était temps: Zhao essayait depuis 2018 d’entrer chez Marvel Studios, spécialisée dans les superproductions de super héros. Une fois de plus, elle a opté pour la simplicité d’un tournage caméra au poing, mais avec une stabilisation de l’image comme dans "Nomadland".
"Je ne fais pas de documentaires, ni des drames documentaires, mais de la fiction."Chloé Zhao
Comment veut-elle travailler à l’avenir? "Comme le réalisateur mexicain Alfonso Cuarón ou son collègue taïwanais Ang Lee, qui oscillent entre histoires allégoriques et fantastiques et petits drames intimistes, et appliquent les mêmes techniques et technologies aux deux genres."
En effet, pour la réalisatrice, le cinéma est encore un jeune média, à l’instar de l’adolescente mal à l’aise qu’elle était lorsqu’elle s’est retrouvée à Brighton, en Angleterre, prête à s’imprégner de nouvelles influences, à mi-chemin entre son lieu d’origine et celui où elle voulait aller. "J’avais alors l’âge émotionnel parfait!", s’exclame-t-elle en riant. "Oui, c’était un âge très créatif."
"Nomadland", disponible sur Disney+ à partir du 30 avril.