Après 40 ans de cinéma, Laura Dern connaît un pic dans sa carrière avec ‘Big Little Lies’, ‘Marriage Story’ et ‘Les filles du docteur March’. Entretien à propos de sa “Dernaissance” et de la raison pour laquelle un nouveau monde s’est ouvert à elle.
Il est 10h45. Notre rencontre a lieu dans la suite feutrée d’un grand hôtel londonien. Laura Dern porte des lunettes noires en raison de sa ‘fièvre du bowling’ (des symptômes qui ressemblent étrangement à une gueule de bois), résultat d’une soirée avec Noah Baumbach, le réalisateur de son nouveau film, ‘Marriage Story’, et son partenaire à l’écran Adam Driver.
Ils ont commencé la soirée par la première du film au London Film Festival, puis sont allés jouer au bowling avant de griffonner jusqu’à 4 heures du matin une affiche de ‘Marriage Story’ trouvée dans le couloir de l’hôtel. "C’est ce moment de fatigue où tout devient stupide et où l’on rit trop fort, à cause du décalage horaire", explique-t-elle.
Blue jeans slim et veste marine cintrée, corps sculpté par le yoga et maquillage aussi discret qu’efficace pour flouter les signes de fatigue, rien ne laisse supposer qu’elle s’est couchée à 4 heures du matin.
Best supporting actress
Rien d’étonnant à ce que l’actrice de 52 ans ait profité de l’occasion pour se laisser aller: elle est en pleine “Dernaissance”, sans doute la période la plus chargée de ses quatre décennies de carrière. Celle-ci a débuté lorsqu’elle avait 13 ans dans ‘Ça plane, les filles’ (Foxes, 1980), où elle jouait aux côtés de Jodie Foster. Ensuite, elle apparaît dans ‘Blue Velvet’ (1986) et ‘Wild at Heart’ (1990) de David Lynch. Elle connaît une forte exposition médiatique grâce à ‘Jurassic Park’, en 1993.
Aujourd’hui, elle revient sur le devant de la scène suite à la série-phénomène sur HBO, ‘Big Little Lies’, où elle incarne Renata Klein. C’est notamment le rôle qui lui a valu le ‘Golden Globe for Best Supporting Actress’ en 2018. Elle enchaîne avec ‘Marriage Story’, un journal intime style ‘Kramer contre Kramer’ sur les difficultés du divorce.
Et puis il y a ‘Les filles du docteur March’ (Little Women), film pour lequel les awards semblent avoir été créés. Réalisé par Greta Gerwig (nommée aux Oscars pour ‘Lady Bird’ et en couple avec Noah Baumbach), il réunit Meryl Streep, Saoirse Ronan, Emma Watson, Florence Pugh et Timothée Chalamet. Rien que ça.
Dans cette industrie qui n’était pas favorable aux actrices de plus de 50 ans, Laura Dern vit la plus belle séquence de sa vie. Paradoxe? "Ce n’est pas seulement que nous avons du travail", explique-t-elle au sujet des rôles pour elle et ses amies -Julianne Moore, Nicole Kidman, Naomi Watts.
"Nous jouons des personnages complexes, dynamiques et variés. J’ai fait ‘Enlightened’, pour HBO en 2011 (elle interprète Amy Jellicoe, une femme atteinte de trouble bipolaire, un rôle qui lui a valu un Golden Globe en 2012). C’était nouveau, et je pèse mes mots, d’avoir une comédie en épisodes d’une demi-heure menée par un personnage de femme."
"Et pourtant, lorsqu’il s’est agit de la vendre et d’en assurer le marketing, la question s’est posée: “Ce n’est pas un personnage très sympathique, est-ce que quelqu’un va vraiment accrocher?” “Ohlala, elle est vraiment insolente et déplaisante!” Et puis, retournement de situation. Après notre première saison, il y a eu ‘Nurse Jackie’ et ‘Veep’, toutes ces séries originales et un extraordinaire nouveau monde s’est ouvert à nous! C’est une époque magnifique où l’on peut tout faire, tout jouer et je ne pense pas avoir déjà éprouvé autant de plaisir. Je suis sur des charbons ardents, je tiens à voir ce que cela va donner!"
Un combat sans merci
Laura Dern pourrait d'ailleurs être nommée aux Oscars pour ‘Marriage Story’, où elle interprète le rôle de Nora, l’avocate de Nicole, jouée par Scarlett Johansson. Adam Driver incarne Charlie, époux de Nicole, déconcerté et abasourdi le jour où son épouse quitte New York pour Los Angeles avec leur fils et fait appel à des avocats spécialisés en droit du divorce pour en obtenir la garde.
Nora n’a pas le temps d’éprouver de la sympathie pour un homme car elle le voit plus comme une proie, contrairement aux femmes, qui sont sa cause. Ses vêtements sont parfaitement ajustés, ses cheveux impeccablement coiffés et sa tchatche exactement celle qu’on voudrait entendre à ses côtés dans un procès de divorce. Entre Nora et ses adversaires, interprétés par Ray Liotta et Alan Alda, c’est un combat sans merci où les sentiments sont piétinés sans hésiter. Pas vraiment une belle image de la culture du divorce en Californie, que Dern connaît bien.
Ses parents, les acteurs Diane Ladd et Bruce Dern, ont divorcé quand elle avait presque trois ans -trop jeune pour se rappeler des détails, explique-t-elle, mais un âge où l’enfance est marquée par les conséquences. "Quand j’étais adolescente, maman me disait que dans une histoire d’amour, on vit des déchirements et des trahisons de toutes sortes."
"Quand elle prend fin, il faut quelques années pour guérir de ces blessures et du manque. Ensuite, il faut 20 ans pour guérir du divorce. Mes parents sont aujourd’hui devenus de très bons amis et ils passent même des vacances ensemble, mais ils continuent de dire que s’ils n’avaient pas dû passer par la case divorce, ils auraient probablement réussi s’arranger à l’amiable sur l’air de “Nous ne sommes pas faits pour être mariés, élevons simplement cet enfant”. C’est la bataille qui cause tant de dégâts, pour les enfants également. C’est ça la tragédie."
"J’ai commencé ma carrière d’actrice à 11 ans. Bien évidemment que j’ai vu des choses inappropriées!"
Le fait d’avoir aussi dû batailler lors de son divorce avec le musicien Ben Harper, surtout avec, à l’époque, deux enfants, Ellery (18 ans) et Jaya (14 ans), a dû être une épreuve. Après une relation avec Jeff Goldblum, Billy Bob Thornton et Nicolas Cage, l’actric épouse Ben en 2005. Quelques annnées plus tard, le couple finalise son divorce en 2013.
Depuis lors, elle a entretenu une relation avec l’ex-joueur vedette de la NBA Baron Davis et le musicien et acteur Common. Et, au début de l’année, elle a fait taire les rumeurs de relation avec Bradley Cooper. Il semblerait que la vie de célibataire lui convienne mieux ces derniers temps.
"J’ai été une enfant du divorce", explique-t-elle en choisissant ses mots avec soin. "Pour les enfants, on veut que la famille reste unie. C’est dévastateur. On est rempli de chagrin, de la dissolution d’une situation en laquelle on a placé toute sa foi." Comment cela l’a-t-il touchée, personnellement? "Je suis devenue incroyablement catholique. Comme j’ai été élevée dans le catholicisme, lorsque le divorce s’est imposé, je me suis dit: “Mon Dieu, je ne pense pas qu’on soit censé connaître ça. C’est un péché. Mais que s’est-il passé?” La culpabilité catholique était là!"
Part time mother
La maternité n’est pas une chose qu’elle prend à la légère. Quand son fils est né, elle décide de ne pas travailler pendant 18 mois et de s’en occuper pendant que Ben Harper était en tournée. Et même aujourd’hui, 18 ans plus tard, elle explique avoir demandé à son agent de garder les scénarios dans un tiroir pour les prochains mois afin de pouvoir aider Ellery à réussir sa dernière année de collège.
"En tant qu’actrice active et, surtout, en tant que mère célibataire, il est très difficile d’être parent à temps plein", déclare-t-elle. "Être présente et leur servir de roc alors que j’ai beaucoup été sans eux, voilà mon objectif. Comme leur père musicien est souvent en tournée, je ne peux pas me tourner vers lui et lui demander: “Eh, je ne peux pas être là jeudi et vendredi, tu peux t’en occuper?”, parce que, lui, jeudi et vendredi, il est peut-être en Australie. C’est compliqué, mais j’ai été beaucoup aidée, par ma mère et ma nanny, Imelda entre autres."
Dans ‘Les Filles du docteur March’, elle incarne Marmee, la mère de famille, sainte patronne des figures maternelles littéraires américaines. Le film a été tourné dans le Massachusetts en 2018, alors que Greta Gerwig était enceinte de son premier enfant, sans que personne n’en soit informé à l’époque. Cette situation a aussi été cachée au public.
"À juste titre", rétorque Dern. "Travailler avec un écrivain, un réalisateur, un auteur ou un génie, qui se trouve être une femme, et entendre constamment: “C’était comment d’être dirigé par une femme...?” Je me demande ce que cela aurait été si, dès le début, la conversation avait porté sur sa grossesse."
"Il y a 25 ans, j’ai fait un film avec une réalisatrice qui venait d’avoir un bébé et le producteur lui avait demandé de ne pas l’allaiter devant l’équipe, car cela aurait été perçu comme un signe de faiblesse. Avant notre génération, des femmes se sont battues pour être respectées et sortir des rôles traditionnels. Pourtant, aujourd’hui encore, cette lutte pour obtenir une place à table n’est pas finie. En même temps, c’est intéressant et plus flagrant que jamais: la manière “d’être une femme” est devenu un sujet de conversation."
De tous les personnages qu’elle a joués, il me semble que c’est dans le rôle de Marmee, du moins dans la version de la réalisatrice Gerwig, que Laura Dern est le plus elle-même. Bien qu’elle ne se déchaîne pas ouvertement comme Renata dans ‘Big Little Lies’, ou ne sourie pas de manière sardonique comme Nora dans ‘Marriage Story’, la Marmee interprétée par Dern est en colère, “chaque jour de sa vie”, comme elle le déclare à Jo, le personnage interprété par Saoirse Ronan.
Toujours chaleureuse, toujours aimée, mais tranquillement, soigneusement furieuse: un mélange de Mère Teresa et de Michelle Obama. En colère contre l’état du monde, contre la place assignée aux femmes, contre le fait que son mari ne soit pas là pour l’aider à élever leurs quatre filles. Ce n’est pas ainsi que Marmee a été représentée dans les précédentes adaptations de ce livre, mais la voir de cette façon semble tout à fait justifié, et finalement plus fidèle au récit original de Louisa May Alcott.
#MeToo
Exactement comme Dern qui, même avec la ‘fièvre du bowling’, rayonne de compassion, rit sans gène, mais n’hésite pas, quand la situation l’exige, à manifester sa colère face à la situation des femmes dans le monde. Quand le mouvement #MeToo a commencé, en 2017, lors de son passage à l’émission d’Ellen DeGeneres, elle révèle l’agression sexuelle dont elle a été victime à l’âge de 14 ans, afin que sa célébrité serve cette cause.
"J’ai réalisé qu’en étant isolée, j’avais normalisé énormément d’expériences durant mon enfance d’actrice", explique-t-elle. "J’ai commencé à travailler dans le cinéma à 11 ans, alors, bien sûr, j’ai vu des choses inappropriées! On parle d’un travail dans un environnement d’adultes."
Malgré la force des mouvements #MeToo et Time’s Up, il reste beaucoup à faire. "C’est dérangeant d’entendre quelqu’un décrire le mouvement #MeToo comme une phase ou une déclaration purement féminine ou féministe", ajoute-t-elle.
"Les femmes ont tenté sans crainte de se rallier et de dénoncer la souffrance de l’agression bien avant que le New York Times ne révèle l’affaire Weinstein. Ce qui a changé, c’est la prise de conscience du fait que, si vous utilisez votre voix, d’autres se joindront à vous. Et si vous êtes victime d’intimidation, cet agresseur est probablement dans un schéma, ce qui signifie qu’il y a des chances qu’il recommence."
Sororité et amitié
Laura Dern fera absolument tout ce qui est en son pouvoir pour aider les femmes, et parle à plusieurs reprises de sororité et des histoires d’amour qu’elle vit avec sa tribu -ses co-stars de ‘Big Little Lies’ Reese Witherspoon, Nicole Kidman, Shailene Woodley, Zoë Kravitz et, plus récemment, Meryl Streep.
"J’espère que vous le ressentez comme nous", déclarait-elle à propos de leur lien. "Hier, nous avons échangé des textos: “Est-ce qu’on ne planifierait pas un voyage ensemble? Quand est-ce qu’on se revoit? Vous me manquez tellement!” C’est vraiment réel. Meryl n’est pas dans le groupe du chat, mais dans celui des e-mails. Comme elle joue aussi dans ‘Les Filles du docteur March’, elle fait partie de la famille. She is my everything."
À 70 ans, cette star inoxydable fait aussi partie d’un groupe d’actrices opposées à la chirurgie esthétique, heureuses de vieillir tranquilles. La conversation se porte alors sur l’image du corps. Laura Dern est magnifique, cela ne fait aucun doute. Son front se plisse, ses rides d’expression sont visibles et elle semble parfaitement bien dans sa peau.
Que voit-elle lorsqu’elle se regarde dans le miroir? "Je ne vois pas très bien!", répond-elle, sérieuse. "J’ai eu un accident à six ans et ma vue a fort baissé, alors, non, je ne me focalise pas sur les rides. Je suis plutôt du genre à dire: “Tu vas bien? On se voit un de ces jours?” Pourquoi devrions-nous, en tant que femmes, vivre ces moments de self-shaming lorsque nous sommes seules face à notre miroir ? Pourquoi nous infligeons-nous ça?"
Premier changement
"Ma mère était sûre d’elle et c’était une bonne chose d’avoir été élevée par quelqu’un d’aussi solide", poursuit-elle. "Dans ‘Enlightened’, j’ai utilisé un de ses trucs: elle notait des préceptes et les collait sur son miroir pour les lire chaque fois qu’elle se mirait. Elle était très en avance sur son temps, mais c’est un peu étonnant pour une petite fille d’entendre sa mère se dire: “Tu as tout ça, bravo ma chérie”. J’ai essayé d’adopter cette attitude, mais ça ne marche pas tous les matins. Un jour, ma fille m’a entendue m’exprimer de manière très critique vis-à-vis de moi-même et ça l’a bouleversée. Je me suis excusée, c’était nul."
"C’est dérangeant d’entendre décrire #MeToo comme une phase ou une déclaration purement féminine ou féministe."
Laura Dern est ravie de voir Isabella Rossellini (67 ans), avec qui elle a joué dans ‘Blue Velvet’, apparaître dans les dernières campagnes Lancôme. "Je tiens à ce que ma fille grandisse en sachant qu’il y a de la beauté dans les rides d’expression et dans le fait de faire honneur à son visage, au lieu de continuer à essayer de le transformer pour correspondre à une idée."
"Je pense aussi que l’industrie de la beauté commence à se rendre compte que l’on peut gagner beaucoup plus d’argent en vendant des crèmes anti-âge avec un visage de femme mûre plutôt qu’un top model de 19 ans photoshoppé. Les femmes qui peuvent se permettre d’acheter ces crèmes ont déjà un peu honte de le faire car elles ne sont pas dupes: elles ont compris qu’elles ne vont jamais ressembler à une jeune femme, alors pourquoi l’acheter? C’est un premier pas dans une meilleure direction."
Il est temps pour Laura Dern de se rendre à l’aéroport et de s’envoler pour Los Angeles. Et retrouver sa vraie vie avec ses enfants, ses amies et ses causes. Elle est exactement ce dont Hollywood a besoin en ce moment, et peut-être ce dont l’usine à rêves a toujours eu besoin. Quel bonheur qu’elle ait commencé à s’en rendre compte!
‘Marriage Story’, sur Netflix à partir du 6 décembre.