Les listening-bars sont nés au Japon il y a près de cent ans, on en trouve désormais aussi en Europe. L'Altitude à Bruxelles est le premier en Belgique, juste avant Gold à Gand.
"La parole est d’argent, l’écoute est d’or." Au départ, Rob Visser voulait utiliser cette devise pour Gold, son listening-bar à Gand, "mais les clients auraient pensé qu’ils n’avaient pas le droit de parler, ce qui n’est pas le cas". En revanche, les clients bruyants ne sont pas les bienvenus dans ce lieu où prévalent la musique et la qualité du son.
"Je considère cet endroit comme un centre culturel de la taille d’un salon", sourit-il. "Ce que nous passons n’est pas la musique la plus évidente, choisie par un algorithme. Ici, on découvre ce qu’on n’entend pas sur Spotify. Gold est un antidote à la musique de fond que l’on entend partout, même dans les rues commerçantes. Honnêtement, je préfère qu’il n’y ait pas de musique du tout plutôt qu’une bouillie sonore insipide."
Ce qu’on appelle les listening-bars sont un genre de club d’audiophiles. Ce sont les seuls espaces ouverts au public où les spécificités du système de sonorisation sont aussi importantes que la carte des boissons. Le DJ y est aussi respecté qu’un bar tender ou un sommelier.
Au Gold, à deux pas du café jazz Minor Swing, on écoute de la musique diffusée par une installation vintage exceptionnelle, fièrement exposée sur une "pile" à la Donald Judd. Au sommet trône la Linn Sondek LP12, une légendaire platine écossaise à "moving coil". "Cela permet d’extraire des sillons beaucoup plus d’informations. Si le vinyle n’a pas été correctement nettoyé ou s’il a été mal pressé, ça s’entend tout de suite."
"La qualité audio est l’essence du bar, alors autant lui offrir un beau piédestal", déclare Pieterjan, architecte d’intérieur. "Un miroir incliné permet de voir quel est le disque qui est sur la platine. Un pâtissier met bien ses plus beaux gâteaux en vitrine!"
Avec des flocons d’insonorisation au plafond, du bois, du liège, des rideaux épais et de la moquette, l’acoustique est beaucoup plus agréable que dans la plupart des bars et restaurants. L’ambiance rétro est créée par des meubles en bois sur mesure et des lampes seventies de Raak et Guzzini. L’endroit est une invitation à l’écoute.
Goûts éclectiques
Les amateurs de vinyles connaissent peut-être Rob Visser: il est vendeur chez le légendaire disquaire gantois Music Mania. "J’y ai rencontré de nombreux collectionneurs qui possèdent d’énormes collections et des raretés. Mais ces disques, on ne peut les écouter nulle part, sauf chez eux et c’est dommage. Alors, je me suis dit: pourquoi ne pas ouvrir un bar où les passionnés de vinyles pourraient partager leurs pépites?" C’est aujourd’hui chose faite.
"Je me suis dit: pourquoi ne pas ouvrir un bar où les passionnés de vinyles pourraient partager leurs pépites?"Rob Visser
Au Gold, la collection de vinyles du propriétaire resplendit derrière la "DJ booth", entourée de tabourets de bar. "Mes goûts vont du jazz au funk et à la soul, en passant par la musique électronique: je suis très éclectique", confie-t-il. "Je passe aussi mes propres disques, mais je ne suis pas un DJ; il y a trop de DJ!"
"Au Gold, ce n’est pas la technique de mixage qui compte, mais la sélection et la profondeur des goûts. D’ailleurs, avez-vous remarqué que nos enceintes, des Klipsch Cornwall III, ne sont pas placées derrière le DJ comme dans la plupart des listening-bars? Elles se trouvent dans le bar proprement dit, afin que les clients et les DJ bénéficient de la meilleure écoute possible", précise ce mélomane.
D’imposantes enceintes Klipsch à hauteur d’homme trônent également au Brilliant Corners, le premier listening-bar de Londres, et l’un des plus célèbres du monde. Il fêtera son dixième anniversaire le week-end prochain et le fait qu’on y serve des plats japonais (et des vins nature exceptionnels) n’est pas un hasard: le listening-bar est né au Japon il y a un siècle.
Le Japon à l'origine des listening-bars
"Au Japon, les listening-bars sont appelés des kissa", précise Visser. "Ils existent depuis les années 1920, mais c’est surtout après la Seconde Guerre mondiale que ce phénomène a pris de l’ampleur. Suite à la défaite et à la capitulation, le pays était très pauvre et ses habitants vivaient dans des petits logements et n’avaient ni l’argent ni l’espace nécessaires pour s’offrir une installation audio, sans parler d’une collection de disques! Dans les villes, des bars dans lesquels on pouvait écouter en silence de la musique afro-américaine - surtout du jazz - ont ouvert un peu partout.
Au départ, ces enseignes étaient plutôt modestement aménagées, avec des meubles ordinaires et une installation audio standard. Mais, à mesure que la prospérité des trente glorieuses s’est étendue au Japon, ils sont devenus plus sophistiqués en termes de décoration et de qualité du son. Et de plus en plus de fabricants de systèmes hi-fi haut de gamme ont fait leur apparition."
Petite anecdote: l’écrivain Japonais Haruki Murakami et son épouse étaient propriétaires d’un kissa, le Peter-Cat, qui n’a fermé qu’en 1981. L’un des kissa de Tokyo les plus célèbres est le SHeLTeR, dans le quartier Hachiouji. Il a ouvert en 1989 dans un sous-sol et il se présente comme un lieu qui privilégie la qualité, sans se soucier des labels ni des genres. Le SHeLTeR appartient à Yoshio Nojima, qui a équipé son sous-sol de matériel haut de gamme, dont une table de mixage Bozak et des enceintes JBL. L’ambiance est décontractée, conviviale et accueillante tant pour les habitués que pour les clients de passage.
"Nous aussi, nous avons du matériel japonais", précise Visser en montrant un Leben RS-30EQ. "Un préamplificateur à lampes fabriqué à la main qui, une fois chauffé, produit un son magnifique." Parti du Japon, le concept des listening-bars a gagné les États-Unis dans un premier temps: Sheep’s Clothing à Los Angeles et Public Records à New York sont des adresses mythiques.
"Depuis Spotify, nous n’avons jamais eu accès à autant de musique, mais il s’agit généralement de titres qu’on est censé aimer. Les clubs audiophiles sont plutôt destinés aux esprits curieux et aux explorateurs."Thomas Mamakis
Ensuite, ce concept a débarqué en Europe. Les frères Amit et Aneesh Patel ont fait figure de pionniers avec le Brillant Corners, ouvert à Londres en 2013 et Rhinocéros, à Berlin en 2017. "J’y allais régulièrement quand j’habitais Berlin", ajoute Visser. "J’ai également fréquenté des kissa au Japon. Certains sont minuscules et la moitié de l’espace est occupé par les enceintes. En général, les gens viennent seuls. Personne ne parle pour écouter la musique en silence dans la plus grande concentration. Si vous dites quelque chose, on vous regarde de travers. C’est une expérience très particulière, mais je n’ai pas voulu pousser les choses aussi loin."
Gold est le premier listening-bar de Gand, ce qui est relativement tardif pour une ville qui a fait ses preuves sur le plan de la scène musicale. Visser programme des DJ sets "vinyl only" et des sessions d’écoute où il faut se taire. "Les gens viennent donner des informations sur leur album préféré et nous le passons en entier. Quand c’est le cas, je ne sers ni boissons ni plats pour que l’on puisse avoir une expérience musicale intense, comme quand on va voir un film au cinéma." Au Gold, pas de party sets au son de la house ou de la techno. "Il y a suffisamment d’endroits pour ça", se défend Visser.
L'Altitude à Forest
L’Altitude à Bruxelles est le tout premier listening-bar de Belgique: il a ouvert ses portes en mai 2021 dans un bâtiment à l’angle de l’avenue Molière, près de la place de l’Altitude Cent à Forest, dans ce qui fut une agence bancaire. L’atmosphère peut y être qualifiée de "festive", déclare son cofondateur, Thomas Mamakis. "Depuis Spotify, nous n’avons jamais eu accès à autant de musique, mais il s’agit généralement de titres qu’on est censé aimer. Les clubs audiophiles sont plutôt destinés aux esprits curieux et aux explorateurs."
Tout le monde ne se rend pas à L’Altitude pour la musique, loin de là: ce bar propose aussi des boissons variées et de la bonne cuisine. "C’est aussi important que la musique", déclare Mamakis. "Vous pouvez venir chez nous pour le petit-déjeuner, le lunch, le café, l’apéro et le dîner. Il y a même une terrasse, mais nous n’avons pas encore le droit d’y passer de la musique. En gros, nous avons deux types de clients: ceux qui demandent de baisser le volume de la musique et ceux qui trouvent qu’on pourrait le monter encore un peu."
Vinyl only
Comme Visser, Mamakis est un collectionneur de vinyles qui, de temps en temps, s’installe aux platines. "Nous n’avons qu’une seule règle: on ne passe que des vinyles. Le genre n’a pas vraiment d’importance, mais, rassurez-vous, nous n’allons pas passer du free jazz pendant toute une soirée. Certains DJ sets sont diffusés en ligne sur notre site web, et nous avons aussi des projets en livestreams. Nous avons l’intention de lancer un podcast et une radio libre inspirée des radios pirates des années 80", détaille-t-il.
Le cofondateur du listening-bar a également vécu un temps à l’étranger où il a visité le plus possible de ces clubs audiophiles. "Brilliant Corners est hors catégorie en raison de son système de sonorisation. À Rome, j’ai trouvé Frisson très cool. À Paris, c’est Bambino qui est le plus connu et on y mange bien, mais je trouve Fréquence au moins aussi sympa. Ce qui me frappe, c’est qu’un listening-bar est généralement le reflet de son propriétaire. Certains sont très pointilleux en ce qui concerne le bavardage, alors que d’autres accordent plus d’importance à l’aspect gastronomique. Pour chaque moment de la journée, il y en a un qui correspond à votre humeur."
- L'Altitude | Avenue Molière, 2 à 1190 Forest | www.laltitude.be
- Gold | Goudstraat, 2 à Gand. Programme sur la page Facebook et Instagram @goldlisteningbar.gent