Elle est la directrice artistique de Cassina. Elle a dessiné une chaise pour Very Wood. Elle a conçu une collection de tapis pour GAN, un service pour Kartell, une table pour Glas Italia et une chaise lounge pour Moroso. Cette année encore, Patricia Urquiola est omniprésente au Salone del Mobile de Milan, au point que l'on pourrait croire que ses journées comptent plus de 24 heures. Pour le vérifier, Sabato l'a suivie pendant une journée.
Je trouve que 'directeur artistique' est un titre dépassé. j'en préfèrerais un autre, curateur social par exemple
Milan, quelques semaines avant le Salone del Mobile, par une matinée pluvieuse. La circulation dans le centre-ville est pratiquement à l'arrêt. À Milan également, la pluie est source d'embouteillages. Les taxis tentent de se frayer un chemin sur les voies de tram et les conducteurs impatients klaxonnent comme des fous. "Quand il pleut, Milan peut être déprimante", m'annonce ce matin-là Patricia Urquiola. Nous nous retrouvons dans le nord de la ville, près d'un gigantesque dépôt de design où elle a organisé une prise de vue en tant que rédactrice en chef invitée du Vogue Casa brésilien, le plus grand magazine de décoration du Brésil. Le dépôt appartient à Nina Yashar, l'une des plus importantes distributrices de design de Milan. Elle dirige une célèbre galerie dans le centre-ville, Nilufar, mais, comme cet espace était devenu beaucoup trop exigu pour y présenter ses joyaux, la galeriste a convertit, il y a deux ans, cet espace en dépôt pour design de haut niveau.
Monteverdi
Pour ce shooting, on a transporté ici de très nombreuses créations de la designer espagnole, malgré le fait qu'on y trouvait déjà un beau stock de ses oeuvres. Comment pourrait-il en être autrement? Elle fait partie des plus grands designers de son temps. Elle a collaboré avec pratiquement tous les labels iconiques: Moroso, B&B Italia, Kartell, Axor, Flos, Foscarini. Ce qui la rend si spéciale, c'est son aptitude à combiner l'intemporel et le décoratif. On est très loin du minimalisme: formes affirmées (coussins souvent épais ou formes arrondies), motifs floraux et couleurs expressives, ainsi qu'en témoignent ses classiques: Crinoline et Husk pour B&B Italia, la collection Credenza en collaboration avec le designer graphique Federico Pepe pour Spazio Pontaccio, la chaise 570 Gender pour Cassina, la baignoire Cuna pour Agape et la chaise Tropicalia pour Moroso.
Ici, au dépôt Nilufar, une de ses créations (un bureau conçu pour le décor de l'opéra 'Le Couronnement de Poppée' de Monteverdi) a récemment été vendue à ...Miuccia Prada. "Elle a eu le coup de foudre et l'a acheté pour sa collection personnelle", commente fièrement Patricia Urquiola, que l'on pourrait surnommer la Miuccia Prada du design: omniprésente et pionnière, c'est une femme forte qui s'est imposée dans un secteur dominé par les hommes.
Comme un ouragan
L'architecte et designer blonde court dans le dépôt pour déplacer un coussin, ajouter une lampe, enlever un tapis... Elle ne trouve pas particulièrement juste cette appellation de 'uragano Urquiola' qu'ose parfois utiliser la presse italienne. Alors, pourquoi l'appelle-t-on 'ouragan Urquiola'? Parce qu'elle a réussi à se hisser très rapidement au sommet et parce qu'elle ne se laisse pas marcher sur les pieds. Sa réputation est celle d'une dure à cuire, sympathique, directe et dotée d'une volonté de fer. "Je peux être très abrupte", reconnaît-elle. "Il m'arrive de ne dire pratiquement rien lors d'une interview."
Depuis plus d'un an, Patricia Urquiola est la directrice artistique de l'iconique label italien Cassina, éditeur de la chaise longue LC4 de Le Corbusier et de la chaise rouge et bleue 635 de Rietveld, entre autres. Cette année, elle a présenté au grand public pour la première fois à Milan les premiers résultats de cette direction artistique. "Je trouve que 'directeur artistique' est un titre dépassé, j'en préférerais un autre. Curateur social ou curateur du processus de design au sein d'une entreprise."
Quel que soit son titre, elle aborde avec sérieux et profondeur son travail chez Cassina. "J'essaie de travailler de façon transversale, comme un mini virus qui infecterait tous les secteurs de l'entreprise." En pratique, cela signifie que son studio de design de Milan n'est pas seul à se pencher sur l'orientation prise par l'entreprise et aux créateurs auxquels elle souhaite se lier. Sous sa direction, l'unité de production a été entièrement rénovée sur une période de cinq ans et tous les showrooms ont changé de look.
"Mon ambition est de revaloriser le showroom milanais. Cassina et De Padova ont été les premiers labels à avoir un beau showroom à Milan. Il est temps que cette adresse bénéficie d'un regain d'attention." L'archi-designer a présenté le nouveau concept de showroom la semaine dernière, sur la légendaire via Durini. Sous le titre 'Philosophy 3', elle a combiné nouvelles créations de designers de sa génération, comme Konstantin Grcic et Ronan & Erwan Bouroullec, et nouvelles éditions de designers classiques, comme Piero Lissoni et Charlotte Perriand, dans une ambiance chaleureuse et intime. Des cloisons en métal perforé séparent les différentes zones, rendant le showroom plus contemporain et moins formel, un univers qui met à l'aise les clients.
Un bel anniversaire
Cassina célèbre ses nonante ans. Un événement qu'a fêté l'Espagnole lors de la semaine du design de Milan avec une exposition grandiose à la Fondazione Giangiacomo Feltrinelli, sous le titre 'Cassina 9.0'. Elle a porté un regard tant prospectif que rétrospectif sur ce label italien à coups de lits qui parlent, de lunettes de réalité virtuelle et de mise en exergue des couleurs et des textures dans les décors ultra modernes aménagés au premier étage de ce nouvel hotspot conçu par les starchitectes Herzog & De Meuron.
"Dame Cassina vieillit, mais elle est toujours aussi vive!" s'exclame sa directrice artistique en riant. Elle est bien consciente du fait que c'est elle qui a la charge de concrétiser cette vivacité dans une entreprise dont l'image est plus classique que novatrice. "C'est un honneur et une grande responsabilité. Je considère qu'il est de mon devoir d'élargir sa perspective car, plus que jamais, le design dépasse les frontières traditionnelles des designers de ma génération. Il y a plusieurs décennies, on faisait des luminaires ou du mobilier, point final. Aujourd'hui, le design mord de plus en plus sur d'autres disciplines car il est plus proche de la vie proprement dite. En tant qu'entreprise de design, nous devons être très attentifs à ce qu'il se passe dans la société. L'urbanisation, par exemple, et le fait de vivre dans des espaces plus petits. Je suis fascinée par les micro-appartements japonais, la façon dont ils organisent leur vie dans une seule pièce."
Je trouve intéressant de voir à quel point nous sommes concernés par notre alimentation: d'où vient-elle, que contient-elle, qui l'a préparée?"
Respect des objets
Nous descendons les marches du dépôt pour aller manger un sandwich et parler encore un peu. Alberto Zontone, son époux, s'est joint à nous. C'est un homme charmant et ouvert, qui se place avec plaisir dans l'ombre de Patricia. Il veille à ce que chacun se sente à l'aise, que tout le monde soit servi et que son épouse puisse faire ce qu'elle doit faire. Tandis que nous nous débattons maladroitement avec le papier aluminium des papillotes, Patricia Urquiola poursuit son argumentation sociale. Si son anglais n'est pas impeccable, elle le compense largement par son enthousiasme ponctué de quelques mots récurrents, comme 'ecco' et 'comunque'.
"Je trouve très intéressant de voir à quel point nous sommes concernés par notre alimentation: d'où vient-elle, que contient-elle, qui l'a préparée? Cet intérêt s'étendra certainement à d'autres secteurs. Quand on achète un meuble, il faut s'intéresser à la façon dont il a été fabriqué, se sentir responsable des objets même si l'on n'en veut plus chez soi. C'est là qu'est la vérité de la durabilité. Vous savez, j'ai grandi dans les années 60 et 70, qui étaient marquées par la tendance inverse: nous étions incités à consommer autant et aussi souvent que possible. On n'attachait que peu de valeur aux objets du quotidien. Par contre, je me souviens très bien qu'à la maison, ma mère les traitait avec beaucoup de respect. Si elle remarquait qu'il y avait quelque chose que nous n'utilisions pas, elle le donnait à quelqu'un qui pouvait en avoir besoin. Cela m'est resté. Ce qui est bien fait doit être bien traité."
La designer vient d'aborder un point sensible chez Cassina: le marché du vintage qui, selon elle, n'est pas une concurrence directe, mais un trait à encourager. "Cassina compte 600 pièces dans ses archives. Mon travail consiste également à examiner lesquelles nous pouvons réintroduire, et comment."
En quête de nom
La Milanaise d'adoption est née il y a 56 ans en Espagne et est installée dans la capitale lombarde depuis la fin de ses études d'architecture. "On me demande souvent comment j'ai combiné le métier d'architecte et de designer", explique-t-elle. "Cette question n'est plus pertinente aujourd'hui. Au studio, nous encourageons les architectes à collaborer avec les designers et vice-versa. Cette approche holistique très enrichissante."
En tant que directrice artistique d'une marque aussi importante que Cassina, est-il moins évident de continuer à créer pour la concurrence? "Je continue à travailler pour les entreprises avec qui j'entretiens une relation étroite, avec qui je peux travailler de manière honnête et correcte et qui ne sont pas en concurrence directe avec Cassina. Je peux donc toujours faire des choses pour Moroso, j'ai réalisé une installation pour 3M, je conçois du mobilier outdoor pour Kettal et des salles de bain pour Laufen et Agape."
Manifestement, elle a aussi travaillé pour Louis Vuitton au cours de ces dernières semaines. En effet, je vois un morceau de cuir tressé émerger d'un sac en plastique qui se trouve dans le coffre de sa BMW blanche. "Nous réalisons une nouvelle chaise pour la collection Objets Nomades de Louis Vuitton, mais nous n'avons pas encore de nom. Vous avez une idée?" me demande-t-elle en riant. Finalement, la chaise qui trônait au Palazzo Bocconi pendant le Salone del Mobile a été baptisée 'Palaver Chair'.
Visiblement soulagée que la prise de vue ait été un succès, elle va s'asseoir un instant derrière son bureau qui croule sous les échantillons de toute nature, les livres de photo et les plans d'architecture. Un chaos ordonné. La pièce forme un angle pour que son époux, également architecte au Studio Urquiola, se trouve dans la même pièce qu'elle sans qu'ils se voient en permanence.
Le mix parfait
Environ 35 personnes travaillent dans cet entrepôt rénové au coeur de Milan. Beaucoup de designers, mais aussi des architectes. En effet, l'architecture est aussi une activité importante du studio. "Nous travaillons actuellement sur des villas privées à Melbourne et Ibiza, des appartements à Londres, des tours de bureaux à Francfort, des showrooms et des restaurants. Et sur la fabrique de Cassina. L'hôtel Cereno, sur le lac de Côme, vient d'ouvrir. Nous sommes intervenus tant sur son architecture que son design d'intérieur. Le soir de l'inauguration, on y a célébré le mariage de Daniel Ek, CEO de Spotify. Il avait loué tout l'hôtel pour recevoir ses invités dont Mark Zuckerberg. C'était une soirée fantastique!"
Elle disparaît un instant à l'étage pour se rafraîchir. C'est là qu'elle vit avec Alberto Zontone et leur fille de onze ans, Sofia. C'est pour préserver sa vie de famille que travail et vie privée ont été réunis dans un même bâtiment. "Je voulais réduire les distances." Pourtant, la petite Sofia devra attendre encore un peu avant de sauter au cou de ses parents: ils ont encore un rendez-vous avec Patrizia Moroso et un dîner avec des clients. "Nous espérons être rentrés vers minuit!" sourit Zontone. "Et aujourd'hui, c'est un jour de semaine normal."
Avant de conclure notre journée, je demande à Patricia Urquiola comment elle fait pour tenir le coup en ayant une vie trépidante comme la sienne. "En indiquant à temps que ça suffit!", répond-elle avec un clin d'oeil. Message reçu.