Toute sa vie, le designer français Pierre Paulin a imaginé des meubles modulaires qu’il n’a jamais pu concrétiser. Son fils et sa belle-fille y sont parvenus, redéfinissant, au passage, les espaces de la demeure iconique des parents de cette dernière, située dans les environs de Bordeaux et signée Rem Koolhaas.
Le destin est imprévisible. En 1997, Alice Lemoine, alors âgée 12 ans, avait fait ses valises à contrecœur lorsque, avec ses parents et les deux autres enfants de la famille, elle avait quitté sa familière maison du XVIIIe siècle du centre de Bordeaux pour une nouvelle villa moderniste, loin de la ville.
Celle-ci avait été conçue par le célèbre architecte néerlandais Rem Koolhaas. Il s'agit d'ailleurs de l’un des rares bâtiments résidentiels construits par Rem Koolhaas, aujourd’hui âgé de 75 ans. Alice était trop jeune pour apprécier la nature brute de cette boîte en acier en porte-à-faux de couleur rouille, avec des murs en béton plein et des sols en résine vert clair et aluminium. Elle détestait alors qu’on entende dans les autres pièces de l’étage le bruit qu’elle faisait dans sa chambre. Sans parler des cars de touristes qui passaient pour tenter d’apercevoir ce chef-d’œuvre architectural.
Les protestations de la jeune Alice n’y avaient rien changé. En effet, quelques années plus tôt, son père, Jean-François Lemoine, avait été paralysé suite à un accident de voiture. Il fallait donc à celui qui était le PDG du groupe de presse Sud-Ouest, connu à Bordeaux pour son goût pour le monde de l’art contemporain, une maison dans laquelle il pourrait circuler de manière optimale. Rem Koolhaas lui a donc conçu une habitation particulière sur le plan esthétique, mais aussi totalement accessible malgré son handicap. Il a ainsi imaginé la toute première maison moderniste conçue autour d’un fauteuil roulant.
De Rem Koolhaas à Maarten Van Severen
L’architecte avait fait placer une plateforme hydraulique ouverte, en acier, de neuf mètres carrés se déplaçant entre les trois étages, reliés par une colonne centrale. Cette plateforme avait été conçue en tant qu’espace de travail pour le PDG. Il était assis à une table conçue sur mesure par le designer belge Maarten Van Severen.
Cette plateforme lui permettait de se déplacer verticalement sur l’ensemble des 1.620 mètres carrés de la maison sur la colline: il lui suffisait d’appuyer sur un bouton pour passer de la cuisine et de la cour intérieure d’inspiration japonaise du rez-de-chaussée au premier étage avec vue sur la ville, ou à l’étage supérieur accueillant les chambres, dont les fenêtres rondes percent la façade métallique telles des hublots.
D’un côté du sas dans lequel la plateforme pouvait monter et descendre, une bibliothèque avait été installée contre le mur sur les trois étages. Ainsi, dans ses déplacements d’un étage à l’autre, Jean-François Lemoine pouvait consulter ses livres. “L’accident de mon père n’a pas vraiment rendu mes parents plus réservés en matière de design”, déclare Alice Lemoine. “Au contraire, ils sont devenus encore plus audacieux.”
De Pompidou à Mitterrand
À l’époque, la maison était plutôt modestement meublée -juste quelques chaises et canapés élégants. Aujourd’hui, près de vingt ans après le décès de Lemoine, à 58 ans, son épouse, Hélène, aujourd’hui âgée de 72 ans, a donné son accord pour la transformation de cette maison dans laquelle elle vit encore. À la fin de l’année dernière, Alice (34 ans) et son époux Benjamin (41 ans) ont réalisé un projet que le père de ce dernier, Pierre Paulin, n’avait jamais pu concrétiser de son vivant.
Le légendaire designer français, dont les sièges aux formes courbes et aux couleurs sursaturées portent des noms tels que ‘Slice’, ‘Tongue’ ou ‘Mushroom’, a non seulement incarné une sorte de révolution sculpturale en termes de forme, de matière et de couleur, mais aussi défini l’esthétique française des années 70. Ses créations ornaient l’appartement privé du président français Georges Pompidou et, plus tard, le bureau de François Mitterrand.
À la fin des années 90, la France semblait avoir complètement oublié l’œuvre de Paulin, jusqu’à ce que, des créateurs de mode tels que Nicolas Ghesquière et Azzedine Alaïa redécouvrent ses créations et réunissent une impressionnante collection.
En 2016, le Centre Pompidou a organisé une grande rétrospective de son œuvre. Alice, qui avait créé une ligne de maille, et Benjamin, rappeur dans ses jeunes années, souhaitaient que le public comprenne la personnalité du créateur à travers ces pièces iconiques.
Petite anecdote, un lien unissait déjà Alice et Benjamin dans leur petite enfance: à ses débuts, la mère d’Alice avait travaillé comme coloriste pour Paulin. Ils se sont mis en couple après s’être rencontrés lors d’une soirée, en 2004.
Le Programme de Pierre Paulin
Avec l’aide d’OMA, la société de Koolhaas, le couple s’est lancé, il y a quelques années, dans l’aménagement de la villa, dans laquelle il a installé 16 éléments tirés d’un ensemble modulaire qui en comptait 26.
Ensemble, ces éléments formaient un ‘système à habiter’, un concept d’espace salon, chambre et rangement que Paulin avait imaginé dès le début des années 1970 pour le fabricant de mobilier américain Herman Miller. Il était convaincu que ce concept à base de mousse, résine et fibre de verre pouvait remplacer le mobilier traditionnel. Finalement, il ne verra pas le jour, car les Américains ont reculé devant son ampleur.
Aujourd’hui, plus de cinquante ans plus tard, ce concept polyvalent, que le designer appelait ‘Le Programme’, est toujours aussi contemporain. Il constitue une réponse progressiste à un mode de vie nomade, annonciateur du minimalisme rationalisé qui a dominé la fin du XXe siècle.
Le fait que Paulin ne soit pas parvenu à réaliser son projet l’a hanté jusqu’à sa mort. Quelques mois avant son décès, à 81 ans, il avait déclaré, lors d’une interview réalisée en 2009 avec Koolhaas et le commissaire d’exposition suisse Hans-Ulrich Obrist, que c’était son seul regret professionnel.
“Quand j’ai entendu cette interview, j’ai pris la décision de réaliser ce projet”, témoigne Benjamin, seul enfant du designer français. “C’était ma façon de dialoguer avec mon père et de comprendre sa façon de penser et de travailler.”
Meubles modulaires
Rem Koolhaas est, lui aussi, un pionnier dans le domaine de la modularité. Il a donc également adhéré au projet. Selon ses propres dires, il a tout de suite compris que le concept de Paulin pouvait peut-être répondre à la question à laquelle ils n’avaient pas trouvé de réponse satisfaisante à l’époque: comment meubler une maison conçue en tant qu’objet architectural à l’état pur?
L’architecte néerlandais était également sensible à la frustration à laquelle Paulin avait été confronté en fin de vie. Le fait que le designer français ait travaillé pour des politiciens de tous horizons idéologiques -il était lui-même de gauche- n’était pas apprécié dans l’univers de la mode et du design. Selon Benjamin, même s’il a conçu des prototypes jusque dans les années 2000, Paulin est toujours resté convaincu qu’il n’avait pas eu toutes les opportunités qu’il méritait.
Au milieu des années 1990, déçu par la façon dont il était traité par une partie de l’intelligentsia parisienne, mais aussi de ne pas pouvoir faire produire ses nouvelles créations, il s’est retiré dans les Cévennes, où son épouse, Maia, la mère de Benjamin, vit toujours.
La plupart des premières créations de Paulin appartiennent aujourd’hui à Artifort, la société néerlandaise avec laquelle le Français a travaillé pendant de nombreuses années et qui édite toujours ses créations aujourd’hui.
Plateforme hydraulique
Revenons à la villa. La plateforme hydraulique a été transformée en une sorte de lieu de conversation, aménagé avec ‘l’Ensemble Dune’, des fauteuils ondulants recouverts de laine et tissu neutres, sur une armature en bois invisible inventée par le designer. Les douze sections, qui suivent les lignes d’une forme humaine semi-couchée, s’assemblent pour tapisser le sol.
Lorsque la plateforme monte de la cuisine au salon et forme un plan parfait avec le sol en aluminium, elle se fond dans l’ensemble des éléments du ‘Pierre Paulin Program: “The dream that still hasn’t come true”’. Cet ensemble est complété par six variantes de ‘Tapis-sièges’, des carrés modulaires recouverts de laine et tissu inspirés de l’origami, dont les angles se replient pour former un dossier.
Le long d’un mur de verre sont rangées plusieurs chaises longues ‘La Déclive’ vert clair, typiques du style de Paulin: un tissu tendu sur de la mousse recouvrant une armature invisible. Avec leurs segments courbés à différents angles afin de permettre différentes assises, elles ressemblent à des chenilles.
Plus loin, dans le prolongement extérieur de l’espace de vie, sous le cube massif en porte-à-faux abritant les cinq chambres à l’étage, se trouvent des cloisons ondulées en résine rouge, un système d’étagères appelé ‘Module U’. ‘Le Programme’ comporte également un autre point de mire: ‘Miami’, une structure en fibre de verre blanche et brillante ressemblant à une table de pique-nique futuriste avec sièges intégrés.
Paulin Paulin Paulin
Même s’ils ne sont pas directement intéressés par une fabrication à grande échelle, approfondir et exécuter d’anciennes créations tirées des archives est devenue une sorte d’obsession pour Alice et Benjamin.
Ensemble, ils dirigent Paulin Paulin Paulin, une petite entreprise qu’ils ont fondée avec Maia en 2008 dans le but de préserver l’héritage du designer français et ses dessins, dans l’objectif aussi de pouvoir réaliser de nouveaux prototypes. Ils dirigent leur société depuis leur appartement du neuvième arrondissement de Paris, où ils vivent avec leurs deux filles -et attendent un troisième heureux événement.
Quelques architectes et clients soigneusement triés sur le volet ont pu admirer certains éléments du ‘Pierre Paulin Program’, ainsi que d’autres pièces d’archives que les Paulin ont produites dans l’intervalle. Comme ‘La Cathédrale’, conçue en 1981, une table au plateau de verre reposant sur un piètement en feuilles d’aluminium peintes en jaune par poudrage, évoquant les piliers de Notre-Dame.
Cependant, cette initiative entrepreneuriale ne cache ni plan ni stratégie de marketing visant à construire un nouvel empire Paulin. Leur motivation est plus profonde. “Mon père était complètement absorbé par la modernisation d’idées existantes”, explique Benjamin. “Je suis sûr que c’est ce qu’il aurait voulu. Nous venons d’initier quelque chose qui n’a pas de limites. Nous verrons bien à quoi cela mène.”