La Néerlandaise Linde Freya Tangelder a de quoi être fière. Jamais un designer installé en Belgique n'avait conçu de collection pour le géant du meuble Cassina. Le label italien a même décidé de jouer les mécènes pour l'aider dans ses autres projets.
Vous vous êtes déjà demandé qui pouvait bien lire tous les magazines de design que l'on retrouve dans les présentoirs des librairies? Eh bien, le CEO de Cassina, par exemple. Il y a deux ans, pendant ses vacances, Luca Fuso les feuilletait sous le parasol quand un meuble de Linde Freya Tangelder (34 ans) a attiré son attention. Conceptuel plutôt que fonctionnel, il était fabriqué à la main en édition limitée.
Autrement dit, c’était une pièce qui n’aurait pas dû apparaître sur le radar de Cassina. Mais voilà, il a interpellé Fuso. "Son travail m’a intrigué, précisément parce qu’il est à l’opposé de ce que fait Cassina. Linde est à la fois artiste et designer. Elle expérimente en allant très loin dans son travail manuel du bois, du métal, du verre et de la pierre. Elle a un côté doux et poétique, mais, en même temps, elle fait un travail très brut. C’est ce contraste entre son image et ce qu’elle réalise que je trouve si intéressant. Je lui ai donc envoyé un mail pour lui proposer une collaboration."
Linde Freya Tangelder, qui a fondé son studio de design Destroyers / Builders en 2015, a été étonnée, mais n’a pas tout de suite accepté. "C’est peut-être surprenant, mais à ce moment-là, j’avais besoin de faire une pause. Après une période chargée, je voulais faire davantage de recherche et moins de production."
Elle est restée silencieuse pendant plusieurs mois, jusqu’à un nouveau mail de Fuso. Un premier entretien a suivi. "Même s’il s’agissait de ma première collaboration avec un aussi grand label de design, je savais qu’un projet pour Cassina demanderait beaucoup d’engagement. On est vite parti pour un an", explique la Néerlandaise basée à Anvers. "On fait partie de la famille Cassina et de l’échelle mondiale à laquelle ils travaillent. Surtout, je devais m’atteler à la production en série. Le résultat devait être aussi fort que les éditions limitées que je réalise. Si l’un avait porté préjudice à l’autre, j’aurais dit non."
Elle finit par accepter. Et, fin juin, Cassina présentera quatre nouveaux produits de la collection "Soft Corners" de Linde Freya Tangelder au salon de Milan. Une première, car jamais un designer installé en Belgique n’avait conçu une ligne pour le géant italien de l’ameublement. Tangelder rejoint ainsi un cercle plutôt illustre dont font partie Mario Bellini, Philippe Starck, Patricia Urquiola et les frères Bouroullec.
Heures de ponçage
Ainsi, Tangelder a imaginé une série de trois poufs différents à combiner et une table d’appoint avec laquelle ils matchent parfaitement. Comme toujours chez elle, l’inspiration vient d’éléments et de processus architecturaux, mais le résultat est faisable à échelle industrielle, ergonomique et abordable, critères qu’elle ne prend généralement pas en compte.
"Chez Cassina, le processus de conception est différent de celui de mon travail personnel. Pour chaque ajustement du prototype, je faisais l’aller-retour à Meda. Le changement le plus important? Cassina a estimé que mes poufs n’étaient pas adaptés au format américain, tant des maisons que des personnes. Ils ont donc été agrandis une fois et demie. Normalement, mes créations ne se prêtent pas vraiment à une production en série, car la plupart sont laquées, polies ou peintes à la main. Il n’est pas rare qu’un seul objet demande plusieurs heures de ponçage. Et je préfère le faire moi-même: c’est en ponçant que me viennent mes meilleures idées. Ce travail très monotone me détend et laisse libre cours à mon imagination: si je ne pouvais pas le faire, je serais malheureuse. Le samedi, je suis généralement à Gand chez Frank Ternier, un menuisier qui travaille avec des designers et des architectes d’avant-garde, et qui me permet d’expérimenter avec ses machines. J’aime aussi être chez mon souffleur de verre à Amsterdam, dans ma fonderie à Oostakker ou chez mon métallurgiste à Massenhoven. Je ne voudrais me passer de ce travail en atelier pour rien au monde." A-t-elle dû tout déléguer à Cassina? "Le label peut produire beaucoup de choses dans ses propres ateliers, mais j’ai accompagné le processus pour que l’aspect artisanal de mon travail ne soit pas perdu", répond la jeune-femme.
"Chaque produit est une combinaison de production industrielle et de savoir-faire artisanal", ajoute Fuso. "Le processus est optimisé, mais la composante humaine est essentielle dans la finition et l’assemblage. Et nous tenons à ce que cela reste le cas."
Grâce à Le Corbusier
Tangelder a fondé son studio, Destroyers/ Builders, un an après avoir été diplômée de la Design Academy Eindhoven en 2014. Ce "collectible design" lui permet d’évoluer à la frontière entre art et design. Par exemple, pour Nilufar, la galerie à Milan qui la représente à l’international, elle a réalis "Windows of Bo Bardi", une série de tables d’appoint en composite, bois laqué et bois de tulipe. Autre œuvre clé, la "Brick’s Reflection Chair", une chaise qui établit un équilibre entre structure en aluminium et dossier massif en brique. Sa "Bolder Chair" est un clin d’œil aux colonnes architecturales et très douce au toucher.
La jeune-femme fait également partie du collectif belge Brut et a été approchée à plusieurs reprises par de grandes marques depuis qu’elle a été élue Designer de l’année en 2019. "Je refuse les demandes si j’estime que le label ne me convient pas ou si j’ai l’impression qu’il s’agit d’un "one shot. J’aime les engagements à long terme, comme avec Cassina ou Valerie Traan Gallery."
Et puis, Tangelder avait aussi une autre raison de choisir Cassina. "Dans sa collection 'I Maestri', Cassina édite des architectes tels que Le Corbusier, Charlotte Perriand et Frank Lloyd Wright. L’architecture est ma plus grande source d’inspiration. C’est grâce à Le Corbusier que je me suis mise à faire des meubles. Le fait que Cassina édite ses meubles et me donne une chance, voilà quelque chose de précieux."
Pas de concessions
En 1980, John Lennon chantait "Life is what happens to you while you’re making other plans". Tanberger n’était pas née, mais elle a dû se ranger à cette idée: l’offre de Cassina a complètement chamboulé ses projets. "Le mail de Luca Fuso est arrivé peu avant mon départ pour ma résidence d’artistes à Turin, 'INResidence'. Je n’y ai pas fait des objets à proprement parler; c’était avant tout un voyage d’inspiration, durant lequel j’ai fait le plein d’idées pour ma première exposition solo à la Carwan Gallery à Athènes, en février 2022. À la fin de cette année, complétée par de nouvelles pièces, une partie de cette exposition ira chez Valerie Traan à Anvers. Je voulais faire de la recherche avant de me plonger tranquillement dans l’atelier pour ces deux projets de galerie", explique-t-elle.
Cette recherche est finalement (et indirectement) venue à point nommé pour Cassina. Tangelder se rend pour la première fois au siège italien de Meda en avril 2021 pour présenter sa vision. "J’ai expliqué à Luca Fuso combien il était important pour moi de pouvoir travailler en éditions limitées. Heureusement, il a justement trouvé que la tension entre édition limitée et travail en série était intéressante. À ma grande surprise, il m’a même proposé de soutenir financièrement la production pour la Carwan Gallery. Du coup, j’étais encore plus libre de faire ce que je voulais faire. Je n’ai donc pas eu à faire de concessions pour les treize pièces que j’y expose. Cassina a également voulu parrainer ma première monographie, qui vient d’être publiée. Le livre a été écrit par les curateurs Marco Raino et Barbara Brondi d’INResidence. J’ai alors réalisé que Cassina fait bien plus qu’éditer des meubles."
Champions League
Ce mécénat s’inscrit dans le cadre du "Patronage-project" de Cassina. En effet, l’entreprise souhaite montrer son engagement culturel à une nouvelle génération de designers de haut niveau. "Nous voulions faire plus que donner à Linde l’opportunité de concevoir une collection pour nous: nous voulions soutenir sa créativité et lui donner le temps de réfléchir à des idées qui pourraient devenir des produits industriels", déclare Fuso. "Linde est la première designer que nous sélectionnons pour notre nouveau projet de mécénat. Nous cherchons des jeunes créateurs qui ont déjà un beau parcours grâce à leur travail personnel, mais qui n’ont jamais travaillé pour la Champions League du design industriel. Nous voulons faire entrer ces talents par la grande porte et les attirer afin qu’ils puissent grandir sous l’aile de Cassina. Dans les années 60 et 70, Cassina n’a pas hésité à donner une première chance aux jeunes Tobia Scarpa, Mario Bellini et Gaetano Pesce, aujourd’hui considérés comme des designers visionnaires, et avec lesquels nous travaillons depuis des décennies."
"Bien entendu, nous faisons également appel à des noms établis comme Patricia Urquiola, Philippe Starck, Rodolfo Dordoni ou, plus récemment, Antonio Citterio. Des designers qui se sont fait un nom depuis longtemps, mais il est temps d’introduire de nouveaux talents et de leur donner des opportunités. De préférence des femmes, car elles sont hélas sous-représentées dans le monde du design. Après Linde, nous ne savons pas encore qui pourra bénéficier de notre projet de mécénat. Nous ne choisirons certainement pas quelqu’un chaque année: notre objectif est de dénicher le talent. Il n’y a pas un nouveau Tobia Scarpa chaque année!"
Le mécénat fait partie de la "corporate responsibility" de Cassina. L’entreprise affirme perpétuer une ancienne tradition italienne. "Depuis la Renaissance, les familles nanties ou l’Église soutiennent des projets culturels. Ce sont elles qui ont donné leur première chance à des artistes comme Michel-Ange, Raphaël ou Donatello", déclare Fuso. Dans le secteur du design italien, un tel engagement culturel est relativement rare, alors qu’il est beaucoup plus courant dans celui de la mode italienne. La famille Maramotti, du label Max Mara, soutient très activement des artistes contemporains en organisant des expositions et même un award. La Fondazione Prada, dirigée par la famille Prada, est une plateforme de pointe pour l’avant-garde. Et la famille Zegna finance des projets culturels, éducatifs, médicaux et écologiques.
Business plan
Le label Cassina s’est intéressé à Tangelder pour la très grande force de son travail personnel. Et surtout, parce qu’elle n’avait jamais rien conçu pour une grande marque de design. En réalité, ce n’est pas la première fois que Tangelder produit un meuble en série. En effet, en 2019, elle a développé pour le label belge Valerie Objects le canapé modulaire "Assemble" et l’étagère en aluminium "Etage", en édition illimitée.
Cependant, elle considère le projet avec Cassina comme son entrée dans la ligue internationale du design. "Une telle collaboration ne faisait pas partie de mon business plan!", s’exclame-t-elle en riant. "Je ne consacre pas
beaucoup de temps au réseautage et je n’envoie presque jamais mon portfolio. Cette opportunité s’est simplement présentée à moi, comme quand Dior m’a demandé, en 2020, de réinterpréter sa très classique chaise médaillon signature. Je laisse les opportunités venir à moi, même si, évidemment, je rêve de grands projets, comme des installations totales ou des scénographies, par exemple pour un défilé de mode. Mon rêve est d’exposer au Musée Noguchi de New York. En tout cas, j’aimerais faire davantage de projets in situ, en relation avec l’architecture. Mais voilà, parfois, une autre opportunité vient tout chambouler."
Linde Freya Tangelder travaille actuellement sur une commande pour Blueness, le nouveau restaurant du chef Sergio Herman à Anvers, qui sera juste à côté de son restaurant Le Pristine. Il s’agira d’un bar unique en son genre, avec du mobilier en aluminium. Herman l’aurait-il aussi découverte à l’ombre d’un parasol?
Les poufs "soft corners" (à partir de 1.240 euros) et la table "soft corners" (à partir de 3.300 euros) seront disponibles à la rentrée. www.destroyersbuilders.com www.cassina.com
Monographie "Rooted Flows", Nero Editions, 16 euros, www.neroeditions.com