Cela pourrait bien être ça, l'American Dream. Thibaut Van Hoorebeke, jeune architecte d'intérieur belge, vient de terminer la décoration de la Kun House, chef-d'oeuvre moderniste de Richard Neutra sur les hauteurs d'Hollywood.
Pour entendre chanter les louanges de la culture américaine, mieux vaut ne pas s'adresser au jeune designer d'intérieur belge, Thibaut Van Hoorebeke (28 ans) pour une description de Los Angeles. "L'argent. Ici, c'est la seule chose qui les intéresse. Ensuite, il y a la guerre et les célébrités." Nous sommes sur le balcon de la Kun House, un chef-d'oeuvre moderniste de l'architecte Richard Neutra à Los Angeles. "Ou le name dropping. Ici, on veut parader avec un classique du design instantanément reconnaissable, une oeuvre d'un artiste célèbre ou un architecte d'intérieur qui a fait votre maison", poursuit Van Hoorebeke tandis que nous plissons les yeux pour admirer la vue imprenable sur la ville ensoleillée. "Plus le nom est connu, mieux c'est. La qualité est secondaire."
Désormais, Van Hoorebeke peut aussi faire du name dropping. En effet, il a aménagé l'emblématique Kun House, une splendide réalisation de l'architecte austro-américain Richard Neutra (1892-1970), pour un compatriote qui a acheté cette propriété l'année dernière. La maison, construite au milieu des années trente pour l'éditeur américain Joseph Kun, se trouve sur les collines de Hollywood, à deux pas du légendaire hôtel Château Marmont sur Sunset Boulevard. "J'admire beaucoup le travail de Richard Neutra" déclare Van Hoorebeke. "Ma plus grande inspiration a été la maison proprement dite. En dehors d'un placard que j'ai ajouté, je n'ai touché à rien. Certaines personnes ont le vertige quand ils voient à quel point la balustrade garde-corps du balcon est basse et ils me demandent "Vous ne pourriez pas la remonter?", mais no way: le sens des proportions de Neutra est l'une des raisons qui font de lui un architecte aussi incroyable. Pas question d'y toucher."
Drapeau belge
En 1936, Kun demande à Neutra, déjà un grand nom à l'époque, de concevoir une villa dans les collines. Sur les photos en noir et blanc d'alors, la maison se détache comme un bloc blanc sur la colline. Puisque la villa, relativement petite (160m² en tout et pour tout), est construite sur une pente, elle se déploie sur trois étages avec de longs balcons et une impressionnante terrasse sur le toit. Très vite, d'autres maisons haut de gamme poussent autour. Un jour, une villa rose s'élève, juste une centaine de mètres plus loin et Kun dit adieu à la vue sur la baie. La légende raconte que Kun, tellement furieux, aurait demandé à Neutra de concevoir une autre villa sur la même colline, quelques mètres plus haut. La Kun House II, construite en 1950, offre, elle, une vue sur la mer.
Les propriétaires précédents l'ont remise dans son état d'origine. Pour cela, ils sont allés très loin. Les vis du balcon sont toutes dans le même sens pour que leurs rainures former une seule et même ligne.Thibaut Van Hoorebeke
Pourtant, c'est surtout la Kun House I qui force l'admiration, avec son style tout à fait typique de Neutra, fait de lignes longues, de détails industriels et son dessin épuré. Les deux maisons presque monochromes ont cependant un point commun: leurs détails orange vif. Dans la Kun House originale, Neutra avait pensé les intérieurs des armoires de cuisine en orange. "J'ai réutilisé cette couleur dans la décoration", explique Van Hoorebeke en entrant dans le salon. "C'est la couleur du cuir des Bellini Cab Chairs italiennes des années septante, par exemple. J'ai aussi toujours veillé à ce que les différentes essences de bois de la maison soient d'une teinte rouge. Cela a fait l'objet d'une réflexion. L'aluminium des châssis se retrouve dans la table, qui est aussi une création belge puisqu'elle est signée Maarten Van Severen."
Thibaut Van Hoorebeke a d'ailleurs apporté ici et là une petite touche belge au projet. "Les trois vases de Michaël Verheyden, sur le buffet, déclinent de manière très subtile les trois couleurs du drapeau belge. J'aime bien ce genre de détails."
Des détails que Van Hoorebeke prend très au sérieux. Il a absolument tout choisi: des coussins Missoni du canapé au service de table Rosenthal, en passant par les draps Hästens, le tabouret papillon de Sori Yanagi et, surtout, beaucoup de design vintage. "J'en fais souvent venir d'Europe car ici, à L.A., tout est très cher et j'en trouve à des ventes aux enchères ou en ligne. C'était, par exemple, le cas pour le luminaire vintage, qui fait aussi office d'oeuvre d'art murale. J'ai su que j'avais besoin d'une lampe alors que j'étais en train de lire un livre dans le fauteuil, dans le coin: c'était très sombre."
Pas de panique: Van Hoorebeke ne se met pas à lire des livres sur tous les sites pour lesquels il planche, mais il a vécu pendant un an dans la maison, pendant qu'il l'aménageait. "Pour être clair, normalement ça n'arrive jamais! (Rires) Voilà pourquoi je suis aussi devenu ami avec mon client. Vivre ici s'est avéré être un avantage énorme: vous savez où il y a trop peu de lumière et vous sentez où il manque quelque chose. Et bien sûr, c'était génial de pouvoir vivre à Los Angeles!"
Outre Joseph Kun, un autre résident illustre a précédé Van Hoorebeke dans la maison: Gerald 'Jerry' Casale, chanteur et bassiste du groupe de rock Devo, convoitait la maison depuis trente ans quand il a finalement réussi à l'acheter, en 2007. Avec le musicien James Rega, devenu un "gardien du patrimoine" connu et conservateur-restaurateur de monuments célèbres de L.A., il a travaillé pendant sept ans à la remise à neuf de la maison.
L'équipe n'a pu commencer les travaux de rénovation proprement dits qu'au terme de trois ans de recherche. Rega et Casale avaient même fait appel à Dion Neutra (fils de): avec son accord, ils ont "déshabillé" la villa jusqu'à son squelette, enlevé tous les ajouts postérieurs aux années trente et restauré la maison dans son état initial. Ils sont allés loin. Très loin.
"Les vis du balcon sont toutes dans le même sens pour que leurs rainures forment une seule et même ligne", explique Van Hoorebeke en se penchant pour me les montrer. "Dans la cuisine et la salle de bain, le verre d'origine avait disparu et cette qualité n'était plus fabriquée" poursuit-il. "L'équipe a finalement retrouvé le même verre dans une secte religieuse de Pennsylvanie". Pour la teinte orange des armoires de cuisine, ils se sont rendus au Mexique. Les portes et les châssis de fenêtres en bois ont été peints dans une peinture argentée typique de Neutra et sous le parquet a été installé un système de chauffage au sol. Cette rénovation ultra fidèle leur a valu en 2015 un 'Conservancy Preservation Award', décerné par l'organisation d'architecture L.A. Conservancy. Casale a estimé la valeur de la maison la même année pour 3,5 millions de dollars. Le nouveau propriétaire est un Belge et c'est bien là la seule information qu'a bien voulu nous confier l'architecte d'intérieur.
From Los Angeles to China
Quant à savoir comment la rencontre entre les deux compatriotes s'est faite, la réponse reste tout aussi vague. Le fait est qu'après ses études à Sint-Lucas à Gand et un stage à New York, à 23 ans, Van Hoorebeke est invité par son client à restaurer et aménager sa maison dans le quartier londonien de Shoreditch. "Je me suis immédiatement dit 'let's go'. En une semaine, j'étais installé à Londres. Quand j'ai posé mes valises et réalisé que la maison comptait six chambres, trois salles de bains et une gigantesque cuisine, je me suis dit "Oh my god, comment vais-je faire?" Je n'avais aucune expérience en matière de projets résidentiels."
Et donc, le designer a tout changé: il a installé trois nouvelles salles de bains, une cuisine et un rooftop sur la maison, qu'il a ensuite entièrement décorée. Et il est resté à Londres. Via le même client, il a eu une nouvelle commande, dans le quartier de Knightsbridge. Ensuite, il a été consultant pour un projet privé à Glastonbury et, une fois rentré en Belgique, il a aménagé l'appartement de Stephen Dewaele, l'un des Soulwax brothers, et la galerie d'art Louis Lannoo à Knokke.
Le Belge n'aura pas l'occasion de regretter Londres ni la maison Neutra à LA. Il vient de concevoir un service de table ('parce que je ne trouvais rien à mon goût', dit-il) et est en pourparlers pour sa fabrication. Il va bientôt partir en Chine, où il va aménager la maison d'un entrepreneur chinois. "L'entrepreneur chinois travaille avec des partenaires belges et je l'ai rencontré à Chicago via-via, comme c'est souvent le cas. J'ai la chance de pouvoir visiter les endroits les plus intéressants du monde grâce à mon travail. Une fois devenu membre du Getty Museum de L.A., j'ai contacté quelqu'un qui voulait bâtir une maison de Eileen Gray restée à l'état de projet. Et je pourrais y contribuer, fantastique non? Chaque année, je vais aussi à Art Basel/Miami en essayant d'assister à autant de dîners de galeristes que possible. Dans 99 des cas, cela ne débouche pas sur une commande, mais il faut y être pour ces 1% de cas où ça marche."