Il y a près de vingt ans, la designer italienne Paola lenti a été la première à utiliser un fil résistant aux intempéries pour réaliser du mobilier outdoor. Visite de ses ateliers où son mobilier est toujours fabriqué à la main.
Sans Paola Lenti, vous seriez peut-être assis sur une chaise de jardin en plastique. C’est cette entrepreneuse italienne qui, il y a plus de vingt ans, a estimé que le mobilier d’extérieur pouvait également être synonyme de confort, de qualité et d’esthétique. "À l’époque, on ne trouvait que du bois et du plastique. Je voulais créer du mobilier d’extérieur qui puisse rivaliser avec le mobilier d’intérieur, afin que la frontière entre les deux univers s’estompe", explique Paola Lenti. Aujourd’hui, cette philosophie est bien établie, mais à l’époque, elle faisait figure d’avant-garde.
C’est à Meda, en périphérie de Milan, où sont établies à peu près toutes les grandes marques de design italiennes, que nous rencontron Paola (63 ans) et sa sœur Anna (60 ans) Lenti, directrice de l’entreprise. Les lieux évoquent davantage un atelier de haute couture qu’une usine de mobilier. Les employés portent un tablier blanc arborant un logo "Paola Lenti" brodé, à l’instar d’une dame qui montre à deux jeunes collaborateurs comment coudre une housse de chaise. Comme dans de nombreux ateliers de haute couture, la plupart des artisans sont formés en interne. "Il n’est pas facile de trouver des personnes capables de travailler de leurs mains", constate Anna Lenti. "Heureusement, nous avons une équipe fidèle et la plupart des employés font toute leur carrière ici. Nous formons une grande famille. Il le faut, car la production nécessite souvent un travail d’équipe. Il suffit de regarder ces trois gars qui assemblent un fauteuil 'Otto!'. Il est entièrement constitué de fils qu’il faut coudre en trois dimensions, ce qui est impossible à faire tout seul."
Deux sœurs
Ce n’est pas le seul point commun avec la haute couture: ici, tout est fait sur mesure. Il n’y a ni stocks ni production en série: des tissus aux couleurs, en passant par les dimensions, tout est personnalisable. Nous apercevons une petite nonna en train de coudre un tapis "Spin" bleu. "Je suis là depuis le début et je ne peux pas me passer de cet atelier. J’étais là quand Paola a commencé, avec sa mère", témoigne-t-elle. La table sur laquelle elle travaille est immense. "C’est nécessaire, car nous travaillons souvent sur de grands formats, pour des hôtels ou des restaurants. Une fois, on nous a commandé un tapis de huit mètres de diamètre. Pour le réaliser, nous avons transformé l’usine et ajouté des tables supplémentaires."
Les sœurs Lenti se ressemblent et ont le même look: pantalon noir, cardigan de couleur (vert pour Anna, bleu pour Paola), foulard assorti et collier de perles. Elles sont amicales, mais timides: plutôt que de parler à la presse, elles se plongent dans leur univers. "Pour elles, ce n’est pas un travail, mais une passion. Lorsqu’elles sont occupées, elles oublient tout; même de manger!", nous confie une collaboratrice.
En outre, tous les meubles sont fabriqués sur place. Dans l’entrepôt blanc qui jouxte les bureaux, un homme d’une quarantaine d’années tresse l’assise d’une chaise "Telar" avec les célèbres "fils Lenti". En effet, presque tous les meubles sont fabriqués avec ce matériau développé par Paola Lenti il y a plus de vingt ans, le "Rope", un fil hyper technique qui résiste notamment à l’eau, au soleil, aux moisissures et aux bactéries, inspiré des matières traditionnelles naturelles telles que roseau, rotin ou osier.
"Je savais que je voulais utiliser du textile, car il se prête à toutes sortes de techniques, comme le crochet, le tissage et la broderie. De plus, il peut prendre toutes les formes, précise Paola Lenti. Je me suis donc mise en quête du bon fil. Je suis partie du polypropylène, une matière qui permet une foule de choses. Je me suis mise à expérimenter et, pour cela, à collaborer avec des laboratoires et des universités. Nous avons fait beaucoup d’erreurs, mais, peu à peu, nous y sommes arrivés. Jouer les pionniers, ça paraît sympa, mais c’est complexe et coûteux, parce qu’il faut tout découvrir soi-même."
En 2002, au terme de plus de deux ans de recherche, Paola Lenti a enfin pu lancer "Rope". Aujourd’hui, à l’occasion de son 20e anniversaire, la marque portant son nom lance deux nouveaux meubles, des rééditions de la Cubano-Mexicaine Clara Porset réalisées en 1957, à l’époque où elle collaborait avec le grand architecte mexicain Luis Barragán.
"En étudiant le travail de Luis Barragán et, surtout, sa merveilleuse utilisation de la couleur, j’ai découvert une photo de la piscine de l’hôtel Pierre Marquez à Acapulco, entourée de superbes chaises aux lignes pures", explique-t-elle. "Il s’est avéré qu’elles étaient une création de Porset, que je ne connaissais pas. Grâce à sa fondation, nous avons obtenu l’autorisation de les produire.
Si Paola Lenti ne change rien au design, elle remplace toutefois le rotin d’origine par une structure en acier et des fils tressés. Le fait que l’Italienne réédite une création existante est atypique, car elle préfère produire ses créations. On pourrait la qualifier de maniaque, car elle ne se contente pas de la conception: elle développe également les matériaux et choisit les coloris des tissus. "Pratiquement toutes les marques ne conçoivent que les meubles: elles achètent le tissu chez un producteur qui, de son côté, fabrique des produits sans savoir sur quel meuble ils vont se retrouver. Je ne pourrais jamais faire ça: pour moi, les deux sont indissociables: les tissus sont conçus pour s’adapter aux meubles, et vice versa." À cet égard, Paola Lenti est un peu la Dries Van Noten du monde du design. Comme elle, il crée tous ses tissus.
Copycats
Progressistes il y a vingt ans, les idées de Paola Lenti sont devenues mainstream: pour flouter la différence entre mobilier intérieur et extérieur, on trouve de plus en plus de choix de design outdoor et à tous les prix. Du coup, Lenti est confrontée à la copie. "Je dois admettre que je trouve ça très frustrant, notamment à cause des années de travail de pionnier qu’il m’a fallu", réagit l’Italienne. "Mais j’essaie de m’en préoccuper le moins possible et de garder une longueur d’avance sur la concurrence. Vingt ans d’expertise et de savoir-faire ne sont pas faciles à rattraper. On peut copier un produit ou un look, mais c’est plus difficile de copier un processus ou une recherche.
Sa sœur raconte une anecdote: "L’année dernière, nous avons eu la demande d’un hôtel pour des tapis d’extérieur. Ils ont finalement opté pour un fournisseur moins cher, mais, au premier coup de vent, les tapis se sont envolés: ils étaient trop légers. Et le propriétaire de l’hôtel est revenu chez nous."
L’entreprise continue donc à investir dans la recherche et le développement. En 2020, elle a lancé "Twiggy", un fil à la fois solide et très fin (moins de 2 mm) qui permet de varier les couleurs, les matières et les formes du tissage. Des qualités qui ouvrent de nouvelles possibilités au label italien. En effet, si presque toutes les marques proposent aujourd’hui une ligne outdoor, Paola Lenti reste un phénomène à part, notamment en raison de son utilisation de la couleur: "Nous avons un panel de 400 couleurs", précise-t-elle en nous emmenant dans les archives des tissus, véritable caverne d’Ali Baba. "Mon inspiration, c’est la nature: c’est là que l’on trouve les plus belles couleurs. Que ce soit pour la palette de couleurs ou le mélange de différents fils pour un certain tissu, je procède au feeling. La couleur, c’est mon langage: j’ai toujours eu ce sens de la couleur. Je me souviens qu’à l’âge de cinq ans, on m’avait offert un album dans lequel on pouvait faire des collages avec des gommettes. Aujourd’hui encore, je me souviens des couleurs intenses, comme le turquoise profond et l’orange vif."
Salone del mobile
Paola Lenti passe son enfance à Alessandria, une petite ville située à une centaine de kilomètres au sud de Milan. Ensuite, elle s’installe à Milan, où elle étudie le design graphique au célèbre institut Scuola Politecnica di Design. Elle travaille alors comme graphiste pour différentes maisons de mode et a conçu et construit des stands d’exposition. "J’ai rapidement senti que travailler pour un patron ne me convenait pas. En plus, je voulais faire mon truc. J’ai donc commencé à fabriquer de petits objets en papier, en bois et, plus tard, en feutre, des matériaux que je connaissais bien grâce à mes jobs précédents, comme faire des bonbonnières en papier pour contenir les dragées qu’on offre aux mariages, des choses comme ça. Au début, je faisais ça après mes heures de travail, aidée par ma mère et ma grand-mère. Toute aide était la bienvenue, car je les vendais bien. Dès le premier jour, j’ai voulu passer à l’international et, pour cela, je me suis rendue à un salon professionnel à New York et j’ai participé au Salone del Mobile à Milan."
Parler anglais
Saskia De Mits, visiteuse régulière du Salone del Mobile et propriétaire de la boutique ‘t Huis van Oordeghem, qui distribue la marque de Paola Lenti depuis la première collection, témoigne. "Je me souviens de cette présentation de mobilier outdoor", explique De Mits. "Le stand était minuscule et, pourtant, j’ai tout de suite été impressionnée par les poufs et les tapis de Paola." Petit problème: Paola Lenti ne parlait (et ne parle toujours pas) un seul mot d’anglais, mais seulement l’italien et le français. Elle est donc accompagnée de sa sœur Anna, ingénieure nucléaire travaillant dans le secteur des hélicoptères et, surtout, parlant bien anglais.
"Ces voyages étaient difficiles, parce que Paola n’aime pas voyager. Elle a le mal du pays et décompte les jours comme si elle était en prison. Elle préfère être à la maison", explique Anna, qui a rejoint l’entreprise en 2000, six ans après les débuts de sa sœur. "Paola a insisté pendant des années pour que je vienne travailler pour elle, mais moi, j’ai un esprit scientifique et, en plus, je ne connaissais rien au design et je voulais suivre mon propre parcours professionnel. Mais, en 2000, lorsque je suis devenue mère, ma vie a changé et j’ai décidé d’essayer. C’est vrai, il m’a fallu un certain temps pour trouver ma voie dans le monde du design, mais je me suis vite rendu compte que c’était le bon choix."
Ainsi, Anna Lenti est CEO et se charge également de l’aspect marketing. Depuis son arrivée, le label s’est développé aussi bien en termes d’offre que de marché. Il est commercialisé dans soixante pays et la gamme est extrêmement étendue. Outre les célèbres tapis d’extérieur et les meubles en fil, l’entreprise fabrique également des tables, des paravents, des parasols, des pare-soleil, des dalles de sol et bien d’autres choses encore, dans des matériaux aussi variés que la céramique et la pierre de lave émaillée. Elle propose également une gamme complète de mobilier d’intérieur, dont des armoires et des lits.
On ne peut contester que Paola Lenti est une entreprise familiale. Les deux sœurs sont aujourd’hui encore ses seules propriétaires et ne veulent pas entendre parler d’investisseurs. Et, jusqu’à son décès, il y a onze ans, la mère de Paola et Anna travaillait également dans l’entreprise, où elle crochetait à la main des tapis. "Elle était toujours dans l’atelier, avec son tablier et ses pantoufles", témoigne De Mits.
En ce qui nous concerne, nous avons hâte qu’il fasse suffisamment beau pour nous détendre en pantoufles sur la terrasse, confortablement installés dans une chaise signée Paola Lenti.