Les designers Jesper Eriksson et Philipp Weber, sélectionnés pour l’exposition “Au Charbon!” au Grand-Hornu, utilisent le charbon de manière durable et positive.
“Aller au charbon” signifie devoir accomplir une tâche désagréable. Travailler dans les mines de charbon était un travail extrêmement pénible. Le dernier charbonnage du Limbourg a fermé à Zolder il y a exactement 30 ans hier. L’exposition “Au Charbon!”, qui vient d’ouvrir ses portes au Grand-Hornu (établi dans un ancien charbonnage), ne pouvait pas mieux tomber, d’autant que le charbon est actuellement un sujet brûlant.
À l’ère post-carbone, en raison de la crise énergétique, beaucoup de gens se chauffent à nouveau au charbon (ou ses variantes, le lignite et l’anthracite), car c’est moins cher. Mais c’est aussi ultra-polluant. “Le charbon est la deuxième source d’énergie la plus sale après le lignite, bien plus que le pétrole et le gaz”, explique Moniek de Jong, chercheuse en sécurité énergétique à l’UGent.
Le charbon est une roche sédimentaire combustible formée à partir de la dégradation partielle de la matière organique des végétaux. Il est exploité pour être utilisé comme combustible ou pour produire le coke, nécessaire dans la sidérurgie. L’extraction du charbon proprement dite n’est pas vraiment polluante, mais sa combustion est responsable d’une grande partie des émissions de CO2 de la planète. La Chine et l’Inde sont les plus grands producteurs et consommateurs de charbon au monde. Le charbon reste également la deuxième ressource énergétique de l’humanité, alors que les centrales électriques au charbon représentent la première source d’électricité au niveau mondial.
“Avec cette matière première, je me suis rendu dans une carrière de pierres naturelles où des tailleurs de pierre m’ont aidé à trouver les bonnes machines pour tailler le charbon.”Jesper Eriksson
Pouvons-nous éliminer le charbon? Et si oui, comment? Devons-nous faire en sorte qu’il n’ait plus d’avenir en tant que combustible? Ou bien cette matière première peut-elle également être utilisée pour des applications propres et durables? Des designers contemporains comme Jesper Eriksson et Philipp Weber, tous deux sélectionnés pour l’exposition “Au Charbon!” au Grand-Hornu, y réfléchissent et utilisent le charbon de manière durable et positive dans leur travail.
Le charbon a-t-il un avenir green? Ils en sont convaincus. Voyons ça de plus près.
Le nouveau marbre
Peut-on donner au charbon une signification nouvelle? Pourquoi ne pas le considérer comme une pierre naturelle? Si nous qualifions les mines de charbon de “carrières”, le charbon aura-t-il l’aura du marbre? Si le charbon devient un matériau de construction au lieu d’un combustible, oubliera-t-on son pouvoir de pollution? Depuis 2016, le designer londonien Jesper Eriksson (32 ans), diplômé du Royal College of Art, se pose des questions au sujet de ce matériau fortement connoté.
À l’ère post-carbone, il se demande si le charbon peut avoir un avenir, mais propre. “Honnêtement, avant de me lancer dans mes recherches, je n’avais jamais pris en main le moindre morceau de charbon, même si, en Angleterre, beaucoup de familles se chauffent encore au charbon. Quand j’ai touché ce matériau, j’ai été fasciné par ses qualités esthétiques et cela ne m’a plus lâché. Son éclat d’encre est magnifique et, une fois poli, il ressemble à du marbre noir”, explique-t-il. “La tactilité et l’esthétique du charbon sont très contemplatives: c’est un matériau qui nous fait réfléchir à notre relation avec la Terre.”
Jesper Eriksson
- Crée des objets et des dalles en charbon non brûlé.
- Vend ses créations en édition limitée dans des galeries de design comme Spazio Nobile (Bruxelles) et Lak Gallery (Londres).
“En réalité, le charbon n’est pas polluant en soi: il ne le devient que si on le brûle. Utilisé comme matière première, c’est comme de la pierre naturelle ou du marbre. Les mines de charbon sont considérées comme néfastes pour l’environnement, mais dans les carrières de marbre, les conditions d’exploitation sont également mauvaises. Alors, je me suis dit que, si l’on peut fabriquer des objets décoratifs en marbre, on doit pouvoir faire de même avec du charbon. Dans la mine du Pays de Galles où j’allais extraire de l’anthracite (une variante du charbon), ils m’ont pris pour un zinzin. Avec cette matière première, je me suis rendu dans une carrière de pierres naturelles où des tailleurs de pierre m’ont aidé à trouver les bonnes machines pour tailler le charbon. Ils n’avaient aucune idée de la manière avec laquelle il fallait procéder. Ce n’était pas simple, mais j’ai fini par y arriver.”
“Quand les gens voient mes objets en charbon, la première chose qu’ils font, c’est les toucher pour s’assurer qu’ils ne sont pas salissants.”Jesper Eriksson
Pantalons blancs autorisés
Les recherches d’Eriksson ont débouché sur trois collections d’objets en charbon, produites en édition limitée et exposées dans des galeries, des musées et des foires de design. Il a réalisé des dalles, des consoles, des sièges, des lampes et des sculptures en charbon, des objets qu’il a souvent combinés avec du verre ou de l’acier. “Quand j’ai exposé mes objets à la Biennale du design de Londres, en 2018, une femme en pantalon blanc est venue sur le stand. ‘Je peux vraiment m’asseoir là-dessus?’ m’a-t-elle demandé avec inquiétude en désignant un tabouret en charbon brut. Oui, c’était parfaitement possible: comme j’avais appliqué un revêtement naturel, le charbon n’a laissé aucune trace noire sur ses vêtements. Quand les gens voient mes objets en charbon, la première chose qu’ils font, c’est les toucher pour s’assurer qu’ils ne sont pas salissants. Même les dalles peuvent être revêtues, mais je ne les utiliserais pas pour couvrir les sols, car il faut les tremper dans de l’époxy pour les rendre résistantes à l’usure et je n’y suis pas favorable. Par contre, en dalles murales, elles font parfaitement l’affaire.”
Alors, qu’attend l’industrie? “Mes recherches sont en cours depuis cinq ans déjà, j’aurais pu être copié depuis longtemps!”, s’exclame Jesper Eriksson en riant. En tant que designer conceptuel, il ne cherche pas à déployer son innovation à l’échelle industrielle, mais il a été contacté à plusieurs reprises par des entreprises désireuses d’engager une collaboration. Pour l’instant, sans résultat concret. “On vient de me demander de concevoir un meuble pour un hôtel à Stockholm”, confie-t-il. “Ce matériau sera toujours un produit de niche, en raison de son lourd passé. Je vois mes objets en charbon comme des amorces de dialogue. Ils peuvent susciter une discussion sur la crise énergétique, sur le rôle potentiel du charbon dans l’ère post-carbone ou sur les antécédents sociologiques, comme le destin des mineurs.”
Le charbon a été le carburant de la révolution industrielle, et il a donc participé au progrès technologique et à la prospérité. Le revers de la médaille ce sont les maladies des mineurs et une pollution au CO2 à l’échelle mondiale.
Activistes du design
Ne serait-il pas préférable de viser une fermeture complète des mines de charbon au lieu d’imaginer de nouvelles applications pour lesquelles il faudrait continuer à en extraire? “C’est une question difficile. Le charbon est sous-évalué en tant que matière première. Par mon travail, j’augmente sa valeur: je le transforme en un matériau appréciable, sur lequel porter un regard différent. Si je parviens à utiliser le charbon dans des objets d’art qui trouvent leur place dans des maisons ou des musées, cela fait moins de charbon brûlé, donc polluant. Ceux qui m’achètent une pièce sont d’une certaine manière des activistes: ils empêchent qu’un morceau de charbon ne soit brûlé. Même si, bien sûr, ma production est insignifiante par rapport à la quantité brûlée”, admet Jesper Eriksson. “On peut également retourner la question: est-il acceptable de continuer à extraire du marbre, malgré les problèmes de santé et d’environnement qui en résultent, tout simplement parce qu’il a une image exclusive et se vend très cher?”
Ère post-carbone
Avec la hausse des prix de l’énergie, on se chauffe à nouveau davantage au charbon. Les Pays-Bas et l’Allemagne ont déjà augmenté la capacité de leurs centrales au charbon et la Grèce, l’Autriche et l’Italie sautent également le pas. L’ère post-carbone ferait-elle machine arrière? Jesper Eriksson porte-t-il aujourd’hui un regard différent sur son projet de recherche? “En raison de la guerre en Ukraine, les gens recherchent des sources d’énergie abordables. Ce qui est logique, tant que les gouvernements ne trouvent pas de solution à la crise. Au Royaume-Uni, où a débuté mon projet, il y a encore beaucoup de gens qui consomment du charbon pour se chauffer. Les mines de charbon sont fermées, mais on en importe parce qu’il est moins cher d’en faire extraire par un enfant en Colombie que par un adulte en Angleterre. Résoudre cette situation n’est pas simple, mais la piste du professeur d’économie norvégien Bard Harstad me semble intéressante: il suggère que les pays riches rachètent les mines de charbon, afin de mettre immédiatement fin à leur exploitation, avec un impact environnemental réel.” Mais, qui fera le premier pas?
Pour plus d’informations, surfez sur www.jesper-eriksson.com.
Transformer le charbon en coke sans polluer
C’est quand Philipp Weber (35 ans) a visité la mine de Marl, dans la Ruhr, en Allemagne, où son arrière-grand-père Anton Zielinski était mineur, qu’il a eu l’idée de travailler avec du charbon. Partant de son histoire familiale, le designer berlinois s’est mis à étudier le processus de production qui permet de transformer le charbon en coke. Bien que ce processus se déroule de manière industrielle et à grande échelle, il reste invisible pour le monde extérieur. En chauffant le charbon (thermolyse), celui-ci est transformé en coke. Et ce coke est utilisé dans les hauts fourneaux pour la production de fer et d’acier, un processus complexe très polluant qui fait l’objet d’arbitrages en raison des fortes émissions de CO2.
Philipp Weber
- A inventé un procédé non polluant permettant de transformer le charbon en coke.
- A développé à cette fin une cokerie miniature.
- Crée des objets géométriques avec du coke propre.
Philipp Weber est diplômé de l’Académie de design d’Eindhoven. Ses recherches approfondies portent sur les processus de production historiques et leur impact sur la société actuelle. Pour son projet “From below”, il est parti du charbon brut, qui n’est pas un matériau polluant en soi. Weber a été jusqu’à créer une cokerie miniature dans laquelle il produit du coke suivant la méthode traditionnelle. De cette manière, non seulement il rend le processus de pollution visible, mais il peut également le “pirater” pour le rendre moins nocif.
Au lieu de se limiter à produire du coke brut, le designer va plus loin: il l’utilise pour créer des objets design abstraits. Le coke, un produit industriel qui, au cours de son histoire séculaire, n’a jamais été produit pour son apparence, est pour la première fois mis en scène en tant que “matériau de finition” sculptable. La structure friable et cendrée du coke est tout à fait unique. Les objets décoratifs géométriques de Weber, produits dans un moule, sont séduisants, mais ses créations sont ironiques: peut-on trouver le coke esthétique? Peut-on porter un autre regard sur ce produit extrêmement polluant? Le charbon a-t-il un avenir en tant que matériau pour les designers? Weber en est convaincu. “Le charbon et le coke ont eu un impact considérable sur l’humanité et sur l’équilibre écologique de la planète. C’est pourquoi j’ai pensé que c’était un protagoniste intéressant pour ce projet.”
Pour plus d’informations, surfez sur www.philippweber.org.
“Au Charbon! Pour un design post-carbone”, jusqu’au 8 janvier 2023 au CID au Grand-Hornu.