Mathilde Jonquière, la mosaïste qui séduit Hermès, Cartier et Roger Federer

Mathilde Jonquière crée des mosaïques haute couture pour des clients aussi prestigieux que Roger Federer, Hermès et Cartier, et métamorphose les espaces qu'elle habille.

Un manifeste pour la lenteur et le savoir-faire: voilà comment résumer le travail de Mathilde Jonquière (57 ans). Tout commence par un dessin ou une aquarelle, suivi de la réalisation d’une maquette. Ensuite, le projet prend forme à grande échelle: les tesselles de mosaïque sont minutieusement découpées et collées, face décorative apparente, sur un motif dessiné avec précision, à l’aide d’une colle à papier peint qui n’abîme pas les matériaux. Ensuite, l’ensemble est découpé en grandes sections numérotées, comme des pièces de puzzle. Lors de la phase finale, chaque élément est placé in situ. Le papier support est délicatement retiré des tesselles avant que les joints soient posés.

"Je réalise environ quatre grands projets par an", détaille Jonquière. "Avec notre équipe, nous travaillons entre trois et quatre mois sur chaque projet – une mosaïque d’environ vingt mètres carrés." Les tesselles que l’artiste assemble se transforment en constellations sublimes, en essaims de lumières frémissantes.

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Le projet réalisé pour le Château des Cognacs Hennessy est à ce jour le plus complexe: chaque morceau de verre est taillé à la main avant d’être fixé.
Le projet réalisé pour le Château des Cognacs Hennessy est à ce jour le plus complexe: chaque morceau de verre est taillé à la main avant d’être fixé.
©Nathalie Baetens

"C’est une danse de la matière, comme une chorégraphie", explique-t-elle. En jouant sur des combinaisons de matières et de couleurs, elle parvient à apporter une profondeur saisissante à ses créations. Ses projets ne sont pas de simples scènes figées dans la tradition de l’art de la mosaïque: ce qu’elle crée est différent, plus abstrait, plus vivant, plus audacieux. Avec un langage formel contemporain, elle réussit à en transcender la dimension purement décorative.

Vagues en tête

Nous sommes dans le 18E arrondissement de Paris, dans une petite rue bordée de part et d’autre d’échoppes africaines de légumes et d’épices. L’atelier de Jonquière n’est pas très grand. Dans une pièce, elle conçoit, dessine et fais des essais; dans une autre, ses trois collaboratrices découpent, collent et assemblent les tesselles. Une immense table haute occupe la quasi-totalité de l’espace.

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Telles des capsules temporelles, des fragments d’essais encadrés, vestiges de projets antérieurs, ornent les murs de l’atelier. Il est étonnant de découvrir ce qu’une matière apparemment inerte peut produire: la lumière danse sur les éclats dorés, blanc doré, bleu doré ou jaune doré, créant des jeux d’intensités et de reflets en perpétuel mouvement. Une impression de luxe précieux jaillit de la surface, animée de pulsations, de méandres et de vagues imprévisibles. Jonquière aime la danse, confie-t-elle, et les vagues. Elle est une fille de la mer, originaire du Havre. Née là-bas, elle est venue étudier à Paris, mais les vagues n’ont jamais quitté son esprit. Enfant déjà, elle créait des mosaïques avec des morceaux de verre: "Je ne parlais pas beaucoup. Les mosaïques étaient mes mots, mon langage, ma manière de voir le monde."

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©Nathalie Baetens

À Paris, elle étudie l’architecture d’intérieur à l’école Camondo. Elle aime dessiner ses projets, faire des croquis au crayon sur papier, travailler à l’aquarelle. "Après mes études, tout le monde s’est mis à utiliser des ordinateurs. Mais moi, je ne pouvais pas m’imaginer rester derrière un écran pour dessiner: j’ai besoin du geste manuel pour m’exprimer. Heureusement, j’ai trouvé une autre activité qui réunissait tout ce qui me passionnait: l’envergure, le dessin, l’espace et la lumière."

Bonbonnières de Venise

Des particuliers lui confient ses premières commandes. "C’était purement décoratif. J’expérimentais avec des matériaux que je ne connaissais pas encore – je suis autodidacte." Elle participe également au salon Maison & Objet, où elle expose des tables, des totems, des tableaux et des lampes, tous ornés de mosaïques.

Progressivement, des architectes d’intérieur commencent à faire appel à elle pour des projets variés. À Dubaï, elle a l’occasion de réaliser six plafonds pour un client. À Paris, elle décore les quarante-huit salles de bain de l’Hôtel Aiglon, boulevard Raspail.

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Mathilde Jonquière devant une de ses mosaïques, une commande de la Grande épicerie.
Mathilde Jonquière devant une de ses mosaïques, une commande de la Grande épicerie.
©Noémie Graciani

"Ce sont des pièces de quatre ou cinq mètres carrés chacune. Chaque salle de bain était différente, mais toutes avaient un esprit légèrement années 30. Ensuite, j’ai commencé à expérimenter davantage et mon style a évolué vers quelque chose de plus abstrait, comme une ‘collection’ de pièces et de fragments. Dans une phase suivante, j’ai travaillé avec du béton pour donner plus de ‘respiration’ aux tesselles dorées. Aujourd’hui, je m’intéresse davantage aux mosaïques en mouvement, sur une échelle plus vaste et plus monumentale. Ce qui m’importe, c’est raconter une histoire, traduire un flux, un souffle, un geste."

Sur les étagères de son atelier, plus d’une centaine de bonbonnières en verre sont alignées, remplies de tesselles en verre coloré, les célèbres "émaux de Venise". Nous les parcourons ensemble. Elle montre des carreaux en pâte de verre coulée à la main ainsi que des tesselles dorées étincelantes, réalisées avec une fine feuille d’or insérée entre deux couches de verre – un matériau coûteux et artisanal, qu’elle considère comme le meilleur, provenant de la région du Frioul, en Italie.

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Une des nombreuses boutiques Cartier pour lesquelles Mathilde Jonquière a imaginé une mosaïque, ici à Madrid.
Une des nombreuses boutiques Cartier pour lesquelles Mathilde Jonquière a imaginé une mosaïque, ici à Madrid.
©Manolo Yllera

Ces dernières années, elle utilise de plus en plus le marbre ainsi qu’une céramique fine et mate. Elle combine différents matériaux dans un même projet pour apporter profondeur et mouvement à ses compositions. Elle joue aussi avec l’espace entre les fragments: différentes teintes de ciment pour les joints intensifient la dynamique et donnent un rôle actif à ces intervalles dans la composition.

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Comme un carré

Sous la table de l’atelier, les fournitures sont soigneusement empilées. Dans un coin, de la vaisselle, notamment de la porcelaine Hermès, est soigneusement rangée par catégorie. Il y a quelques années, Jonquière est sollicitée par l’équipe de Petit h, le laboratoire créatif d’Hermès dédié à l’upcycling des chutes et des surplus.

"Godefroy de Virieu, directeur artistique de Petit h, m’a demandé de réaliser une table basse dans le style Picassiette, en utilisant des restes de vaisselle en porcelaine. Il s’agit d’une technique ancienne et simple: je casse les assiettes, puis je découpe chaque fragment à l’aide d’une pince. J’ai pensé qu’il serait amusant d’également y intégrer des surplus issus des ateliers Hermès: boucles métalliques de sacs, anneaux en plastique de maillots de bain et boutons en nacre. J’ai déjà réalisé six tables différentes, chacune avec sa thématique et sa couleur, inspirées par des collections de vaisselle Hermès telles que ‘Bleus d’ailleurs’, ‘Balcon du Guadalquivir’ ou ‘Soleil d’Hermès’ -elles font un peu penser aux carrés Hermès. Les tables sont finies par une bordure en cuir et leurs pieds sont également gainés de cuir, un travail effectué par les artisans des ateliers de la maison de luxe. Ces pièces uniques sont présentées lors de ventes privées exclusives, où l’on peut commander ses propres exemplaires."

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Une table conçue pour petit h, le laboratoire de design d’Hermès. La mosaïque a été réalisée avec les restes d’un service en porcelaine.
Une table conçue pour petit h, le laboratoire de design d’Hermès. La mosaïque a été réalisée avec les restes d’un service en porcelaine.
©Eugenia Sierko

Elle attrape une assiette sous la table, la brise d’un geste précis à l’aide de sa pince, découpe un cercle minuscule dans l’un des éclats. Le mouvement est rapide, ancré dans la mémoire de ses mains. La matière conserve des bords légèrement rugueux, loin de toute perfection mécanique, mais c’est précisément ce qui rend le travail de Mathilde Jonquière si singulier: le geste. "Ce sont les petites imperfections qui donnent son identité à une œuvre. Elles portent la trace d’une main, l’empreinte de l’humanité."

Dans l’atelier voisin, ses collaboratrices, Marie, Myriam et Béatrice, travaillent sur des panneaux destinés à la boutique Cartier de Dubaï. Cartier est un client régulier de l’artiste. À Madrid, elle a collaboré avec la célèbre architecte d’intérieur française Laura Gonzalez pour réaliser une autre boutique Cartier.

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Jonquière: "J’ai une grande liberté dans mes créations. Pour Dubaï, j’ai choisi de faire un motif en huîtres perlières et, à Djeddah, des feuilles de palmier. Pour Madrid, j’ai intégré des dessins de panthère et de paon et pour Chicago, je me suis inspirée de la skyline. En fait, cela vient naturellement, mon inspiration ne s’épuise jamais. Tout me nourrit: la nature, la photographie, le cinéma, la danse, la mode, l’art. En réalité, je relie tout ce que je vois à tout ce que je crée."

La préparation de la mosaïque de la boutique Cartier à Chicago. Le motif de chaque projet est minutieusement préparé.
La préparation de la mosaïque de la boutique Cartier à Chicago. Le motif de chaque projet est minutieusement préparé.
©Nathalie Baetens

Pour Federer

De plus en plus d’architectes d’intérieur et de clients font appel à Mathilde Jonquière. Il y a quelques années, elle a réalisé une mosaïque pour un particulier à Bruxelles. Quatre projets sont en cours: une "powder room" pour un client à Boston, une villa à Théoule-sur-Mer, dans le midi de la France, avec un projet total de mosaïques pour l’intérieur et l’extérieur, la boutique Cartier à Houston et, enfin, la salle de bain de Roger Federer à Zurich. "C’est son épouse, Mirka, qui m’a contactée", confie Jonquière en riant. "Elle souhaitait un motif aux formes rondes sur un fond sombre. Avec un peu d’imagination, on peut y voir des balles de tennis (rires), mais c’est un véritable travail d’orfèvre, presque une broderie, car même les espaces entre les tesselles ont été découpés sur mesure dans de la pâte de verre."

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©Noémie Graciani

Quelle est sa plus grande fierté? Jonquière: "La commande la plus importante que j’aie réalisée jusqu’à présent était un sol en mosaïque de marbre de 80 m² pour le jardin d’hiver du château du producteur de cognac Hennessy à Bagnolet. C’est un projet à la fois très particulier et monumental. Dans ma création, j’ai voulu capturer l’essence de l’univers du cognac, tout en le replaçant dans le contexte de l’art de vivre à la française. Je me suis inspirée des teintes des plantes de l’orangerie, mais aussi de la fluidité du fleuve Charente tout proche. Cette fluidité se retrouve dans les lignes du dessin, où j’ai alterné tesselles polies et mates."

Impossible de tricher

En septembre dernier, l’artiste a reçu la Médaille des Métiers d’Arts, décernée par l’Académie d’Architecture en France, en reconnaissance de son travail exceptionnel. "À l’avenir, j’aimerais réaliser davantage de projets de grande envergure, dans le cadre d’espaces publics", confie-t-elle. "Autrefois, il allait de soi qu’un architecte collabore avec des mosaïstes, des verriers et des céramistes pour une réalisation commune. Il suffit de penser à Robert Mallet-Stevens, Le Corbusier ou Oscar Niemeyer. Aujourd’hui, c’est devenu impossible: il n’y a plus de budget pour ça."

Telles des capsules temporelles, des fragments d’essais encadrés, vestiges de projets antérieurs, ornent les murs de l’atelier.

"Actuellement, ce sont principalement les maisons de luxe qui souhaitent développer ce type de projets et qui ont repris le rôle de mécènes. Elles sont quasiment les seules à vouloir soutenir et préserver les métiers d’art et les savoir-faire artisanaux. Ni les grands architectes, ni les institutions publiques ne s’en occupent, ce que je trouve regrettable. Cela dit, je ne me plains pas. Chaque jour, je me sens bénie des dieux: je peux travailler avec mes mains, façonner des matériaux concrets, loin du tout numérique."

"Mon travail est un univers dans lequel je peux m’immerger, ce qui me vient naturellement. Sur le plan mental, c’est une totale libération. Il y a quelque chose de profondément méditatif dans ce processus, et la patience est mon alliée la plus précieuse. Ce que je fais, avant tout, c’est un travail sincère: avec la matière, on ne peut ni tricher ni mentir. Le geste que l’on finit par poser est franc et direct."

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