Torbjørn Kvasbø, le grand céramiste norvégien, nous parle de cuisson par -20 °C, de tour du monde artistique et pédagogique et des erreurs qui deviennent des occasions.
Comment vous sentez-vous?
"Très bien, je viens de retrouver mon atelier en Norvège après un mois et demi de travail en Asie. J’ai participé à un projet lors de la Biennale de la céramique de Taïwan et j’ai eu l’occasion de continuer à travailler dans mon atelier à Jingdezhen, en Chine. Fin janvier, je présenterai mes œuvres à Ceramic Brussels, la foire de céramique contemporaine qui, cette année, met la céramique norvégienne à l’honneur."
Quel est votre signe particulier?
"Cela fait 50 ans que je suis artiste céramiste. Mes sculptures expressives mêlent des formes tournées à la main et des cylindres d’argile que j’extrude à partir d’un moule. Pour moi, la céramique est une force brute et explosive, une énergie qui jaillit de l’intérieur. Mon travail est physiquement exigeant: je le perçois comme une sorte de naissance, une tension constante entre ce qui prend vie et ce qui disparaît. C’est au spectateur de découvrir la signification de mes sculptures: je laisse volontairement cette interprétation ouverte, afin que chacun puisse y projeter sa propre lecture. Si mon travail parvient à établir un lien entre celui qui regarde et celui qui crée, je suis comblé."
La Norvège, pays de la céramique d’art
La scène artisanale en Norvège, soutenue par un enseignement de qualité et un réseau de galeries, est en plein essor. Cinq galeries norvégiennes réputées – Format, Ram, Skog, QB et Kiosken – présenteront à Ceramic Brussels l’avant-garde de la céramique d’art norvégienne.
Le parrain de cette discipline, Torbjørn Kvasbø, sera présent avec ses monumentales "stacks". Sa célèbre condisciple, Marit Tingleff, exposera également ses "drippings" abstraits et expressionnistes. À découvrir aussi: les œuvres d’Eyvind Solli Andreassen, qui explore les notions de texture, de fragilité et de déséquilibre; les sculptures céramiques performatives, intégrant des éléments comme les fossiles, la lave et les créatures marines de l’artiste-musicien Eirik Falckner; les bas-reliefs en céramique et en bronze d’Anders Hald, oscillant entre les univers de Thomas Houseago et de Nick Cave, pour traduire les grandes émotions de la vie.
Qu’est-ce qui illumine votre journée?
"Chaque fois que j’ouvre mon four, j’espère qu’au moins une des sculptures qui s’y trouvent en vaille la peine: une pièce qui m’apporte un nouveau savoir ou une idée que je pourrai exploiter pour aller plus loin. Ces moments-là font oublier les heures de travail acharné."
Qu’est-ce qui vous passionne?
"Depuis 1993, j’ai construit et installé un ‘anagama’ dans mon jardin. Ce four à bois, que j’ai conçu moi-même, a une profondeur de 7 mètres et peut contenir jusqu’à 7.000 litres, soit environ 750 pièces de céramique. Ces pièces se transforment grâce à l’action combinée du bois, du feu, de l’air, du temps et des cendres. J’utilise principalement ce four extérieur pour des créations d’étudiants et de céramistes qui participent à la cuisson. En effet, le processus complet prend trois semaines: une semaine de préparation, une semaine de cuisson et une semaine de refroidissement."
"Une fois le four lancé, une équipe de vingt personnes travaille 24 heures sur 24 pour alimenter le feu avec du bois. L’ambiance est unique: nous travaillons, mangeons, buvons et dormons tous ensemble. Les nightshifts sont particulièrement appréciés, même si les températures descendent parfois jusqu’à -20°C. Quand il fait si froid, au lieu d’utiliser un tapis roulant pour transporter le bois, nous le portons manuellement jusqu’au four, ce qui nous permet de rester au chaud. Ce sont des moments inoubliables."
Comment transformez-vous les erreurs en défis?
"Quand je travaille trop vite, il arrive que mes sculptures s’effondrent, mais je ne le vois pas comme une erreur. Il n’y a pas d’accidents: il n’y a que des événements. Et ces événements m’apportent des informations précieuses, qui m’aident à progresser. Je m’efforce de garder l’esprit ouvert à ce qui s’est réellement passé dans l’atelier ou dans le four. Une sculpture ‘ratée’ devient le point de départ d’improvisations. Ces improvisations m’amènent à des solutions inédites ou à des formes totalement nouvelles. C’est au moment où je perds le contrôle que mon travail devient véritablement enthousiasmant. Mon objectif est simple: créer des choses que je n’ai jamais vues ni faites avant."
Qu’est-ce qui vous tient à cœur?
"C’est en sortant des sentiers battus que naissent les idées les plus intéressantes. Les modes d’emploi ne détiennent pas la vérité, ils ne font que limiter l’imagination. C’est pour encourager cette liberté d’esprit que je suis devenu enseignant. Avec le temps, je remarque que mon travail intègre de plus en plus de jeu et de spontanéité. Je ne me laisse plus freiner par quoi que ce soit: je crée, tout simplement."
"Mais, parfois, même après toutes ces années, mon esprit reste mon obstacle majeur. Les pièces inachevées qui s’accumulent dans mon atelier depuis des années sont révélatrices d’un blocage de mon esprit. Je dois prendre le temps de comprendre ce qui ne va pas. Parfois, il me faut des années pour voir ce que je peux changer."
Qu’est-ce qui fait votre fierté?
"Depuis Venabygd, un village au milieu de nulle part, à environ 130 kilomètres d’Oslo, j’ai réussi à influencer la communauté céramique mondiale. Je partage volontiers mon expérience, mes connaissances et mon réseau avec des étudiants et des céramistes. Ce que je fais aujourd’hui est le fruit d’un travail acharné, souvent avec peu de moyens."
"Ces dernières décennies, j’ai eu la chance de voyager à travers le monde pour des expositions, des biennales, mais aussi pour des ateliers, des symposiums et des cours magistraux. J’ai commencé en Europe et en Amérique, avant de m’aventurer en Asie. J’ai enseigné dans plusieurs académies, mais je n’ai jamais oublié d’où je viens. C’est pourquoi j’ai fondé, dans mon village de Venabygd, le Center for Ceramic Art, où j’organise des expositions, des ateliers et un programme de résidence pour artistes céramistes. J’ai les pieds sur terre, et la tête dans les nuages."
Avez-vous l’impression d’avoir réussi?
"Enfant, mon père, qui était écrivain, voulait que j’étudie la musique. À 20 ans, j’étais un pianiste prometteur et, pourtant, je n’ai pas été admis au Conservatoire. Je me suis alors inscrit dans une école technique spécialisée dans le travail du métal, du bois et de l’argile. C’est là, en expérimentant dans l’atelier, que j’ai découvert ma passion pour la céramique. Ma carrière de céramiste est en grande partie le fruit du hasard. Avec le recul, je considère que c’est une chance immense de ne pas avoir eu de carrière musicale. Je serais devenu une personne complètement différente."