Titus De Voogdt, Murielle Scherre et Nikolaus Hirsch | Trois Belges influencés par le designer Enzo Mari
Le 11 février, le C-Mine de Genk inaugure une exposition sur Enzo Mari, dont la philosophie non conformiste a marqué l’histoire du design. Rencontre avec trois Belges influencés par son travail.
Titus De Voogdt (43 ans), acteur, joue le rôle de l’Adjudant Philippe Debelsdans la série “1985” actuellement diffusée sur la RTBF. Comme Mari, il aime le travail manuel et le bricolage.
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“Quand on construit un meuble soi-même, on l’apprécie davantage, estimait Enzo Mari. Je suis entièrement de son avis. En effet, bien que tout le monde me connaisse en tant qu’acteur, je suis aussi un concepteur. Si je n’étais pas devenu acteur par hasard, aujourd’hui je serais peut-être designer parce que j’éprouve beaucoup de plaisir et de satisfaction à fabriquer des choses, qu’il s’agisse de meubles, de couteaux ou d’un four à bois pour le jardin, du moment que c’est fonctionnel! Parfois, je rêve d’éditer un modèle que j’ai fabriqué.”
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“Le manuel de Mari, ‘Proposta per un Autoprogettazione’, soit ‘Proposition pour une Autoconception’, a été une révélation. Je l’ai trouvé à la librairie Copyright quand j’étais étudiant en sculpture. Je m’attendais à un livre d’art avec des photos, mais quand j’ai découvert des dessins et des instructions pour fabriquer des meubles, mon intérêt a été piqué au vif. Pour moi, ce livre est son chef-d’œuvre parce qu’il illustre son point fort en tant que designer: concevoir des meubles solides pour les gens ordinaires. C’était un idéaliste pour qui gagner de l’argent était accessoire. C’est aussi typique de la façon dont il a géré la célébrité et de son aversion pour le statut de designer star, une attitude qui m’inspire également.”
En toute simplicité
“J’ai construit l’étagère d’Autoprogettazione pour chez moi. Avant, nous y rangions nos chaussures, mais, maintenant, nous y entreposons des provisions sèches. Pour moi, c’est ainsi que Mari imaginait une étagère, en toute simplicité. Il m’arrive de la repérer quelque part, sous une forme qui en fait un meuble d’apparat, avec des livres d’art et quelques objets de design, par exemple. Je trouve que c’est inapproprié. Tout comme je trouve ridicule que chez Artek, on puisse acheter la chaise d’Autoprogettazione en kit prêt au montage, ce qui sape son idée.”
“Depuis toujours, j’ai la maladie de vouloir tout faire moi-même, au risque d’être un propre à tout et un bon à rien. Enzo Mari a réussi à être multidisciplinaire dans l’excellence. Même quand il dessine une pomme, c’est beau. Un jour, j’ai acheté, dans un magasin de seconde main, une magnifique cocotte Le Creuset conçue par Enzo Mari. Des cocottes aux livres pour enfants, rien n’était insignifiant pour lui. Je suis loin d’aimer tout ce qu’il a fait, mais cela n’a pas d’importance: pour moi, il est un penseur avant tout. Il a également enseigné. Il ne se prenait pas trop au sérieux et je pense que je me serais bien entendu avec lui, mais il m’aurait peut-être pris pour un idiot. D’ailleurs, il prenait tout le monde pour des idiots. J’aime cette attitude.”
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Art du bricolage
“Le bricolage nourrit mon travail théâtral. Peut-être pas en tant qu’acteur, mais plutôt en tant qu’auteur, comme pour ‘De jager-verzamelaar’ (‘Le chasseur-cueilleur’), ma dernière pièce, avec laquelle je suis actuellement en tournée. C’est en bricolant que cette histoire est née. Enzo Mari a également eu un rôle à jouer. En effet, nous avions besoin d’une table solide, sur laquelle nous puissions nous tenir debout. J’ai proposé de construire une table tirée de son manuel ‘Autoprogettazione’, mais en acier plutôt qu’en bois. Si j’avais osé faire ça à un autre designer, cela aurait été un scandale de lèse-majesté, mais pas avec Mari. J’espère que, dans les mois à venir, quelqu’un dans le public reconnaîtra cette table.”
2 | La rebelle
Murielle Scherre (45 ans), créatrice du label de lingerie La Fille d’O. Comme Enzo Mari, elle éprouve une aversion pour le secteur dans lequel elle travaille.
“Un jeune arbre a besoin d’un tuteur: le mien, c’était Enzo Mari. Quand j’ai commencé, il y a vingt ans, j’ai eu beaucoup de réactions négatives, car je créais des soutiens-gorge sans dentelle, sans imprimés et sans bonnets préformés: personne ne faisait ça et je passais pour une folle. Heureusement, il y avait Mari: lui non plus ne se conformait pas au secteur dans lequel il travaillait, au contraire. L’Italien détestait le monde du design: trop luxueux, trop élitiste. Je partage avec lui cette position d’outsider; c’était mon idéal et il m’a donné le courage de continuer. À mon avis, le monde de la mode et, plus particulièrement, le secteur de la lingerie, est trop artificiel, trop glossy et trop aliénant. Qui se reconnaît dans cet univers où tout le monde est blanc, mince et sans cellulite? Comme Mari, je critique le secteur dans lequel je travaille. Et je m’y oppose: par exemple, je refuse de recourir à Photoshop. Je montre les femmes telles qu’elles se voient dans le miroir le matin, mais on me qualifie de rebelle – c’est absurde.”
Simplicité
“On dit qu’on ne maîtrise vraiment une langue qu’une fois qu’on est capable de faire des blagues. Le caractère ludique et la simplicité de Mari prouvent à quel point il maîtrisait le langage du design. Il devait être super intelligent, car ses créations sont d’une ingéniosité inouïe. Son travail est si beau qu’il n’avait pas besoin de matériaux de luxe. Moi aussi je travaille avec des tissus simples, sans imprimés ni dentelles. Et tout comme chez Mari, la fonction passe avant tout le reste. Mes créations doivent être à la fois pratiques et esthétiques.”
“En fait, Mari et moi travaillons tous les deux avec le corps, avec l’échelle humaine. Seul le support est différent. Je crée la première couche sur le corps, et lui, la première couche autour du corps. Tout comme lui, je suis une véritable ‘faiseuse’: je dessine d’abord tous mes croquis et motifs au crayon sur du papier – aucun ordinateur ne peut faire mieux! Et il était probablement aussi curieux que moi. La curiosité a été ma motivation pour étudier la mode: quelle chance de pouvoir faire quelque chose de différent tous les six mois! Ceux qui sont curieux et aiment créer ne se limitent pas à un seul domaine. Il suffit de regarder Mari: il a aussi dessiné des livres et des jouets pour les enfants. Moi, en dehors de la lingerie, je fais de la photographie.”
“J’ai découvert Mari grâce à mes parents, qui m’emmenaient chiner aux puces. C’est là que j’ai développé mon sens de la beauté et que je suis entrée en contact avec son univers. J’ai tout de suite remarqué que son travail était unique. Je suis loin de connaître les deux mille objets qu’il a créés, mais sa personne, sa mentalité, sa philosophie et son manuel ‘Autoprogettazione’ sont une de mes sources d’inspiration.”
“Aujourd’hui, plus que jamais, Enzo Mari devrait être une source d’inspiration pour tous. ‘Autoprogettazione’ rend les gens indépendants, parce qu’ils n’ont pas besoin d’acheter une chaise coûteuse: ils peuvent la fabriquer eux-mêmes. C’est très précieux à une époque où nous sommes extrêmement dépendants. Il suffit d’un virus, d’une personne ou d’un bateau échoué pour tout paralyser. Moi aussi je ne sais plus me débrouiller pour survivre. Quand mon chauffage est en panne ou quand le pied de ma chaise est cassé, je dois faire appel à quelqu’un. C’est pour cela que je tiens à construire cette table Enzo Mari. J’espère que pendant l’exposition, C-Mine organisera des ateliers où je pourrai fabriquer un meuble issu du manuel ‘Autoprogettazione’.”
3 | Le penseur
Nikolaus Hirsch (58 ans) curateur, conférencier, architecte et directeur artistique du CIVA, à Ixelles. Comme Mari, il a une vision théorique de ce que devrait être le design aujourd’hui.
“L’idée du ‘génie créateur’ est fortement ancrée chez les architectes et les designers. Leur statut sur le marché (lire: les prix élevés payés pour leur travail) renforce cette conception. Enzo Mari a remis en question ce modèle typique et c’est ce qui le rend si fascinant: il est un constructeur dans le domaine de la création. Contrairement à ses collègues, il laisse une grande place à l’interprétation. Son travail est très ouvert, on peut en faire beaucoup de choses. C’est aussi pourquoi l’Italien a un tel impact social et sociétal. Prenez son point de vue alternatif sur la propriété et le droit d’auteur: il est urgent de repenser le système de valeurs qui sous-tend ces concepts, car c’est alors seulement que nous pourrons combler le fossé qui sépare les designers et les architectes prescripteurs, d’une part, et la population passive, d’autre part.”
Maniaques du contrôle
“Pour moi, Mari est l’exemple même de ce que devrait être un architecte ou un designer aujourd’hui, surtout pour son attitude participative. Il tolérait que les utilisateurs interviennent. Malheureusement, les architectes sont toujours formés pour devenir des maniaques du contrôle, qui gardent tout en main de A à Z, jusqu’au choix des meubles. J’en ai fait l’expérience quand j’étais étudiant en architecture ainsi que durant mes années en tant qu’architecte. Quand j’ai réalisé des projets à New Delhi et à Istanbul, j’ai abandonné cet idéal qu’on m’avait inculqué pour me laisser guider par ce qui était disponible plutôt que par un concept. C’est là que Mari m’a vraiment inspiré parce qu’il nous fait prendre conscience du fait que les architectes ne sont pas des génies omniscients.”
“Quiconque prend exemple sur Mari comprend qu’il parle de notre rôle dans la société. La pratique des architectes et des designers doit porter sur la vie quotidienne: même s’il y a un segment de luxe, la niche des privilégiés où les architectes bénéficient de leur statut de génie, cela ne devient vraiment passionnant que si vous travaillez avec le grand public qui, lui, ne vit pas dans ce monde. Sur ce plan aussi, Mari est un penseur original. Son héritage ne se limite pas aux objets, qui sont des exemples pratiques de sa théorie.”
Précurseur
“Je vois dans les théories de Mari sur la participation et le DIY la solution à de nombreux problèmes actuels. Nous vivons une époque passionnante, où beaucoup de choses changent. Cela crée des problèmes, mais aussi des opportunités. Aujourd’hui, le défi consiste à transposer à plus grande échelle les idées, les processus et les paramètres de Mari. Pour moi, ‘Good Living’, le nouveau règlement régional d’urbanisme pour Bruxelles approuvé l’année dernière, en est un bon exemple, car il met l’accent sur le recyclage. Mari a également fait figure de précurseur en matière d’écologie et de durabilité. Je vois de nombreux parallèles entre son point de vue et les initiatives bruxelloises de Rotor et de BC Architects. Ils ne sont peut-être pas très connus en Belgique, mais au niveau mondial, ce sont des pionniers reconnus qui, comme Mari, apportent du positif. Ce qui fait plaisir à entendre, car, en général, on parle de l’écologie et de la circularité sur un ton négatif. J’espère que la vision d’Enzo Mari pourra inspirer des designers et des architectes pour développer une toute nouvelle esthétique basée sur l’économie circulaire.”
Expo Enzo Mari
| Du 11 février au 29 mai | C-Mine, à Genk | www.c-mine.be