Perdre du poids, apprendre à fumer, à jurer et à boire: la chanteuse américaine de R’n’B Andra Day a tout fait pour incarner la grande "lady day" dans le film "Billie Holiday, une affaire d’État". Ce 26 avril, elle saura si elle décroche l’Oscar.
Son entourage m’avait prévenue: il est strictement interdit de faire une capture d’écran pendant l’interview Zoom d’Andra Day depuis Los Angeles. La tentation est pourtant grande lorsque je vois apparaître la chanteuse et actrice américaine coiffée comme une reine d’Égypte, avec des perles dans les cheveux et une robe crème qui la met en valeur. C’est à ces détails que l’on reconnaît le traitement accordé aux stars ou à celles qui le deviendront.
Avant de remporter un prix aux Golden Globes fin février, le nom d’Andra Day n’était pas connu de tous, à moins de suivre de près ce qui se fait dans le R’n’B. En effet, ce n’est autre que le grand Stevie Wonder en personne qui l’a découverte. Séduit par sa voix singulière, il l’a invitée sur un duo pour une pub d’Apple. Un sacré tremplin. C’était en 2015.
Ensuite, cette native de Spokane, Washington, a pu enregistrer son premier album, "Cheers To The Fall", qui lui a valu, en 2016, un Grammy Award Et c’est Spike Lee qui a réalisé son premier clip, "Forever Mine". Certains assurent que sa voix se situe quelque part entre celle d’Adele et d’Amy Winehouse. C’est un raccourci un peu facile. La voix et le nom de scène d’Andra Day (son vrai nom est Cassandra Batie, Andra en diminutif de Cassandra, et Day pour Lady Day), comme elle nous le dira, doivent aussi beaucoup à Billie Holiday et aux icônes noires du jazz et de la soul.
Des débuts difficiles
"Quand Lee Daniels m’a proposé ce rôle, après mon audition, je me suis dit que ce n’était pas une très bonne idée. Pour le dire franchement, je n’avais pas du tout envie de le faire parce que cela me terrifiait et que je ne savais pas si je serais bonne dans ce rôle", avoue l’Américaine. "Cependant, j’étais honorée, car Billie Holiday a toujours été ma première inspiratrice. Je me disais qu’il me faudrait du temps pour travailler mon jeu."
"J’ai été intriguée une fois que j’ai découvert le scénario et compris qu’on irait plus profondément dans la vraie histoire de Billie Holiday."Andra Day
Au départ, le réalisateur n’était, lui non plus, pas très enthousiaste à l’idée de lui offrir le rôle principal. Mais la connexion s’est quand même faite. "Je ne tenais pas à répéter l’histoire qui avait été si brillamment racontée, en 1972, dans le film 'Lady Sings The Blues.' Je redoutais que l’on compare ma prestation à celle de Diana Ross, mais, une fois que j’ai découvert le scénario et compris qu’on irait plus profondément dans la vraie histoire de Billie Holiday, durant la première guerre contre la drogue menée par le gouvernement américain, j’ai été intriguée."
Andra Day me confie qu’elle a découvert les chansons de Billie Holiday à onze ans et qu’elle a beaucoup appris en écoutant Whitney Houston, Aretha Franklin et Etta James. "Au début, la voix de Billie me troublait. Je me souviens que la première chanson d’elle que j’ai entendue était "Sugar" et la seconde, "Strange Fruit". Et je me souviens alors d'avoir pensé que cette femme était puissante et que tout ce qu’elle chantait avait un sens."
"Je réalisais les sacrifices qu’elle avait dû faire. Le pouvoir qu’il y avait dans sa voix me touchait. À l’époque, je n’aimais pas le son de ma propre voix et, d’une certaine façon, elle m’a aidée à l’accepter. Et à me dire que je pourrais faire la différence."
Marraine des droits civiques
Faire la différence, c’est bien ce qu’elle fait, tant cela transparaît dans "Billie Holiday, une affaire d’État", qui a occupé l’artiste durant près de trois ans, entre le moment où elle a été castée et la fin du tournage. Pour le rôle, la chanteuse a dû perdre du poids et apprendre à fumer, à boire de l’alcool et à jurer.
"Quelque chose que je ne fais jamais. À la fin, j’ai même dû apprendre à ne pas prendre soin de ma voix et même à l’abîmer. J’ai essayé de me mettre complètement à la place de Billie." Ainsi, il est assez logique que Billie Holiday ait marqué de son empreinte le nouvel album d’Andra Day, qui sortira prochainement chez Warner Music.
Le long-métrage est émouvant, combinant les éléments du drame à l’histoire politique américaine, ce qui pourrait conférer à Lady Day le statut d’activiste politique. "Le but principal de ce film est d’exposer cette part de son histoire qui a été occultée, voire même sur laquelle on a menti", explique la jeune femme.
"Le gouvernement de l’époque a tenté de se débarrasser d’elle et de son héritage culturel."Andra Day
"Le gouvernement de l’époque a tenté de se débarrasser d’elle et de son héritage culturel, mais il n’y est pas arrivé, car elle était trop célèbre. Il la faisait passer pour une toxicomane à problèmes et même un problème en soi. Il était plus obnubilé par cela et par son public de Noirs intégrés que par ce que dénonce 'Strange Fruit'. Donc, oui, le but du film est de donner le statut de marraine des droits civiques à Billie Holiday, car c’est exactement ce qu’elle est. Et le fait qu’elle ait chanté 'Strange Fruit' a boosté le mouvement pour les droits civiques, mené par la communauté afro-américaine."
Ce que souhaitent aussi Andra et toute l’équipe du film, c’est d’amener le grand public à s’intéresser à l’histoire des Noirs aux États-Unis. On peut dire que cette volonté est partagée avec les auteurs des films précédemment distingués aux Oscars comme "Twelve Years A Slave", de Steve McQueen, "Moonlight" de Barry Jenkins, "Green Book", de Peter Farrelly, "BlacKkKlansman" de Spike Lee ou "If Beale Street Could Talk" de Barry Jenkins. "Nous n’étions pas supposés connaître l’apport de notre communauté à la société américaine", résume Andra Day.
On en vient à demander à l’actrice si c’est le racisme qui a tué Billie Holiday. "Il n’y a aucun doute là-dessus. Et cela a tué un grand nombre d’entre nous. De plus, aux États-Unis, on opère encore comme au temps de la guerre contre la drogue des années 40, en se basant sur le critère de la race. La structure du pouvoir, dans ce pays, a beaucoup à voir avec la façon de monétariser les corps et les vies des Noirs, de l’esclavage à l’incarcération de masse."
Des gardénias pour Billie
La reconstitution des années 40 aux années 50, en passant par les flashbacks sur l’enfance de Billie, est remarquable. Tout comme les costumes de scène ou de ville. Le costumier, Paolo Nieddu, a fouillé dans les archives de Prada, entre autres, pour recréer certains des looks les plus mémorables de la chanteuse.
Ce choix a recueilli l’enthousiasme de la fan de vintage qu’est Andra Day: "Billie Holiday a été une influenceuse avant la lettre. Elle portait des tops dos nu bien avant que ce ne soit la mode, dans les années 1970. Ou des mules à hauts talons ornées de chaînes: avant elle, personne n’était jamais monté sur une scène avec des chaussures comme ça."
Sans oublier les gardénias que la chanteuse portait sur l’oreille gauche à chacun de ses concerts. Andra Day a appris que c’était un stratagème de Lady Day pour camoufler une vieille brûlure qu’elle avait sur le cuir chevelu. Ce n’était donc pas juste une frivolité.
Pour se couler dans ce personnage, l’actrice a eu deux coachs. L’un d’eux lui a permis d’acquérir l’accent du sud de Billie Holiday. Mais la plus grande difficulté, avoue-t-elle, a été de restituer sa façon de rire. Aux Oscars, pour sa performance bluffante, Andra Day rivalisera avec Carey Mulligan, Frances McDormand, Vanessa Kirby et Viola Davis.
Viola, qui, elle aussi, incarne une icône noire dans "Ma Rainey’s Black Bottom", un biopic sur la mère du blues, Ma Rainey. Ces nominations pour de tels rôles ne sont, on le comprend, en rien anecdotiques. Hollywood rend enfin hommage aux artistes de la communauté afro-américaine. Ceux d’hier et ceux d’aujourd’hui. Black Artists Matter.
"Billie Holiday, une affaire d’État", de Lee Daniels, sortira prochainement dans les salles.