Anna Delvey - Sorokin de son vrai nom - aurait pu être la cendrillon du 21e siècle. Mais "son" conte de fées, qui fait l'objet d'une minisérie sur Netflix, n’était en fait qu’une escroquerie.
Commençons par un petit calcul. Quand Anna Sorokin, une jeune femme russe qui s’est fait passer pendant des années pour une riche héritière allemande à New York, a été condamnée pour escroquerie, il s’est avéré qu’elle avait extorqué 250.000 dollars à ses victimes. De sa cellule, elle a passé un accord avec Netflix pour les droits exclusifs de son histoire. Montant du deal: 330.000 dollars. Sorokin, qui se faisait appeler Anna Delvey, semble incarner le célèbre "fake it till you make it": en prétendant être riche et célèbre, elle l’est devenue.
Son histoire fait l’objet d’une minisérie réalisée par Shonda Rhimes et disponible sur Netflix, "Inventing Anna", qui s’annonce comme le succès de la saison. Et la concurrence guette: l’actrice et écrivaine Lena Dunham travaillerait également sur une série consacrée à Anna Delvey, pour HBO cette fois. Outre les nombreux documentaires, articles de journaux et de magazines consacrés à ses turpitudes, Delvey a également inspiré une pièce de théâtre, jouée dans le West End londonien, "Anna X", ainsi qu’un podcast "True crime", en six épisodes, diffusé sur BBC Radio 4, "Fake Heiress".
Une fois que vous êtes une célébrité, plus personne ne se soucie de savoir comment vous avez acquis ce statut. Ou, ainsi qu’elle le résumait avec beaucoup d’autodérision sur son compte Instagram @theannadelvey: "faire de la prison, c’est la nouvelle sex tape".
Une place dans la jet set
La presse et le public ne semblent pas se lasser de l’histoire de la "socialite scammer", fille d’un conducteur de poids lourds, née dans un village des environs de Moscou, qui a gagné une place dans la jet set de Manhattan. Sorokin avait à peine 22 ans quand elle est arrivée seule à New York, mais, en un rien de temps, elle a réussi à se faire connaître de toutes les personnalités en vue et à se faire ouvrir les portes des bons vernissages et des soirées chics. Elle portait des tenues signées Balenciaga et Celine, vivait dans des hôtels exclusifs, s’offrait des voyages coûteux à Marrakech et à la Biennale de Venise. Tout ça avec, pour tout bagage, un stage au magazine de mode Purple.
Pourtant, personne ne s’interrogeait sur son ambition démesurée de créer sa propre fondation, la "Anna Delvey Foundation", un vague projet à la croisée du club privé et de l’institution artistique. L’architecte Gabriel Calatrava (fils de l’architecte) allait lui concevoir un bâtiment gigantesque au cœur de Manhattan, affirmait-elle. Christo et Jeanne-Claude allaient emballer le bâtiment pour l’inauguration. Et des succursales allaient ouvrir à L.A., Londres, Hong Kong et Dubaï. Ce n’était qu’une question de temps; le fonds familial débloquerait sa fortune de 60 millions de dollars le jour de ses 25 ans.
Chèques sans provision
Rien de tout cela ne paraissait invraisemblable, a déclaré un de ses "amis" à une journaliste du New York Magazine, qui a été la première à reconstituer l’histoire de la véritable Anna Sorokin. "Il y a ici tellement de ‘trust fund babies’... Tout le monde est votre meilleur ami, mais, en fait, on ne sait pas grand-chose les uns des autres."
Cette Anna venue d’Allemagne avait des difficultés à parler allemand? Personne ne trouvait cela bizarre. Elle était généreuse et distribuait parfois des pourboires de cent dollars: cette apparence trompeuse lui suffisait pour mener une vie de luxe sans entrave, faite de chèques sans provision et de relevés bancaires maladroitement falsifiés. Quand vous parvenez créer l’illusion que vous avez de l’argent, tout le monde semble prêt à vous en donner davantage. Delvey vivait depuis un mois au 11 Howard à Soho quand l’hôtel lui a demandé de présenter une carte de crédit valable. À ce moment-là, sa facture s’élevait à 30.000 dollars. Elle a obtenu la réservation d’un jet privé en envoyant une fausse confirmation de virement de la banque. Depuis son arrivée à New York, en 2013, jusqu’à son arrestation, en 2017, Sorokin a réussi à mener une vie de princesse.
Quand le pot aux roses est révélé au grand jour, son histoire est accueillie avec un mélange d’incrédulité et de jubilation. C’est elle qui était coupable, mais c’est son entourage élitiste qui est ridiculisé. "Elle est considérée comme un Robin des Bois des temps modernes", écrivait le magazine Dazed and Confused, car ses victimes n’étaient autres que des banques, des hôtels et des riches.
"Si j’avais obtenu un prêt pour mon projet, j’aurais remboursé tout le monde", a déclaré Delvey après sa libération, lors d’une interview très médiatisée accordée à l’émission 60 Minutes et qui a fait plus de 2 millions de vues sur YouTube. Elle y apparaît radieuse et glousse sans la moindre honte ni culpabilité. Elle insiste sur le fait qu’elle n’a commis aucun crime. "J’ai demandé de l’argent et les gens étaient libres d’accepter de m’en donner ou pas. Après tout, s’ils voulaient m’en donner, c’était leur affaire."
Fake it-girl
Anna Delvey illustre tout ce qu’il est possible d’obtenir quand on a du talent pour le "storytelling" et le "personal branding". Et, plus précisément, son escroquerie révèle le snobisme et la superficialité du monde qu’elle avait infiltré. Les médias la décrivent comme "une fausse it-girl" et "une fausse influenceuse". Mais qu’est-ce qu’une "vraie" it-girl? Et quels sont les critères qui définissent une "vraie" influenceuse? Tant que la vie fictive de Sorokin était suffisamment excitante, personne ne s’intéressait à la réalité.
L’intégralité du cachet pour la série sur Netflix a été versé aux victimes: la loi interdit aux criminels condamnés de tirer profit de leur crimes.
Grâce à internet, l’identité est plus élastique que jamais, et la foi sacrée de Delvey en sa propre malléabilité n’est qu’un symptôme de l’époque. "Quelque part au cours de la révolution numérique, nos vies ont été remplacées par des histoires", déclarait le Financial Times dans un article intitulé "Welcome to the age of the hoax" (Bienvenue dans l’ère de l’infox).
Ces manipulations peuvent être relativement modestes et inoffensives, comme dans le cas du chanteur néerlandais Dotan, qui avait engagé une armée de trolls pour chanter ses louanges via de faux comptes de fans. Mais, il arrive que les dommages causés au public soient énormes, comme dans le cas de l’Australienne Belle Gibson. La jeune femme a raconté son combat contre le cancer sur les réseaux sociaux pour bâtir un empire: elle a conçu une application et un site web de conseils alimentaires et de bien-être qui ont cartonné jusqu’à ce qu’il s’avère qu’elle n’avait jamais été malade.
Bad blood
La chaine HBO a réalisé une série documentaire, "Generation Hustle", consacrée à des jeunes gens qui se sont enrichis en se prêtant eux-mêmes un statut de star dans cette zone floue, entre réalité et fiction. Les femmes qui ont brisé le plafond de verre dans le domaine de l’escroquerie ne manquent pas. Elizabeth Holmes, ex-CEO de la très médiatisé start-up pharmaceutique Theranos, a fait la couverture du magazine économique Forbes en tant que plus jeune femme "self-made milliardaire". Elle se présentait comme une Steve Jobs au féminin: elle portait toujours un col roulé noir et achetait les mêmes meubles que lui pour son bureau.
Derrière cette façade, il n’y avait que du vent: sa technologie révolutionnaire permettant de faire des analyses à partir d’une seule goutte de sang était une fable, comme l’a révélé le lauréat du prix Pulitzer John Carreyrou dans son livre "Bad blood". Selon lui, quiconque avait fait un tant soit peu de recherche sur les tests sanguins aurait tout de suite compris que le plan de Holmes était du pipeau. Par pure cupidité, les investisseurs ont tout de même accroché, explique-t-il. Le mois dernier, Holmes a été condamnée pour escroquerie, mais sa chute continue à faire des vagues dans la Silicon Valley. Si une idée géniale et un CEO charismatique suffisent pour lever 900 millions de dollars, la culture des start-up devrait peut-être se poser des questions...
Caviar à la louche
Cette affaire est le résultat d’années de foi dans la "positivité Pinterest": croire à ses propres rêves et ne pas laisser la réalité leur faire obstacle. Une bonne idée suffit, le dur labeur sera pour plus tard. Ou pas. Cette foi fonctionne un peu comme les sites d’immobilier qui vous montrent une jolie image de synthèse plutôt que les photos réalistes du bien mis en vente. Ce n’est pas l’état réel, mais le potentiel qui prime. Bref, c’est la promesse qui compte.
Son permis de séjour ayant expiré, Anna Sorokin est retenue dans un centre de détention dans l’attente d’être expulsée vers son pays d’origine.
Le jour de sa libération, Anna Delvey s’est remise à divertir les 150.000 abonnés de son compte Instagram @theannadelvey. À un rythme d’enfer, elle a posté des images fun et des messages amusants sur sa vie merveilleuse et ses retrouvailles avec le New York glossy: selfies dans des chambres d’hôtel hors de prix, tenues de créateurs, soirées caviar à la louche... La façon dont elle finançait ce mode de vie fait partie de l’éternel mystère qu’elle se plaît à entretenir. Le montant de son contrat avec Netflix a été versé directement aux victimes de ses escroqueries, car la loi interdit aux criminels condamnés de tirer profit de leurs crimes. Netflix (c’est-à-dire nous, le public curieux) paie donc, avec quelques années de retard, les factures impayées de la jeune femme pour ses palaces, ses vêtements de marque et ses vols en jet privé.
"Heureusement, ils ne m’ont pas pris mes Louboutin", écrivait-elle sur un ton provocateur en légende d’une photo de ses vertigineux stilettos. Depuis quelques semaines, la vérité cachée de sa vie faite de paillettes et de glamour publiée sur Instagram, s’est faite nettement plus crue: son permis de séjour ayant expiré, Anna Sorokin est retenue dans un centre de détention dans l’attente d’être expulsée vers son pays d’origine.
La semaine dernière, depuis sa cellule, elle a écrit un article dans Business Insider. "Savez-vous que je suis la seule femme dans toute cette prison? Ça montre bien à quel point je suis spéciale."
"Inventing Anna", la série de Shonda Rhimes (productrice des séries à succès "Grey’s Anatomy", "How to Get Away with Murder" et "La chronique des Bridgerton"), est disponible sur Netflix.