Laurie Anderson est l'une des pionnières de l’avant-garde américaine et une figure clé de la scène artistique new-yorkaise époque Factory.
Laurie Anderson est l'une des pionnières de l’avant-garde américaine et une figure clé de la scène artistique new-yorkaise époque Factory.
© Carolyn Cole / Contour by Getty Images

Laurie Anderson raconte ses 50 ans d'avant-garde

Laurie Anderson nous parle de la vie après Lou Reed, d'un concert de chimpanzés en Floride, d'une symphonie de voitures dans les Hamptons et de plein d'autres choses.

J'arrive avec 5 minutes de retard et Laurie Anderson (74 ans) est déjà assise à notre table, la lumière du soleil soulignant sa silhouette fine. "Ravie de vous rencontrer", me salue-t-elle chaleureusement. Elle porte un blazer orange sur une chemise brune à carreaux, cheveux coupés court et légèrement hérissés.

L’Américaine est une des pionnières de l’avant-garde américaine, une figure clé de la scène artistique new-yorkaise époque Factory, un génie créatif dans les domaines de la musique, de l’art et du cinéma. Aujourd’hui, elle déjeune avec moi. À l’agenda de sa semaine: des concerts tous les soirs, une conférence à Harvard, son départ pour la Floride où elle donnera un concert avec un groupe de chimpanzés (dont elle pourrait ou non faire un enregistrement).

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"Avant la pandémie, alors que je passais par la fondation [Save the Chimps], j’ai entendu la musique la plus étonnante que j’ai jamais entendue, un rythme et des voix incroyables", explique-t-elle. "C’étaient ces chimpanzés. J’étais remplie d’admiration. Nous allons apporter un tas d’instruments, un preneur de son, un ingénieur..."

Elle est enthousiaste. "J’en ai parlé hier soir à une amie et elle m’a dit: "Oh, tu viens juste de faire les voitures, et maintenant, ce sont les chimpanzés." En effet, Anderson a récemment organisé une symphonie de voitures dans les Hamptons. Nous y reviendrons plus tard.

Au cours des 50 dernières années, Laurie Anderson a fait tout ce qu’un esprit créatif pouvait faire ou presque. Elle a participé à la création d’une cérémonie d’ouverture des Jeux olympiques, a été "artist in residence" pour la Nasa, a composé un opéra sur "Moby Dick" et a été consultante pour des compagnies technologiques.

Malgré ses 74 ans, elle poursuit ses expériences: elle participera à un concert donné avec des chimpanzés. "En fait, je ne sais pas dans quel univers je me trouve."

"O Superman"

Parler avec Anderson est délicieusement étrange, car sa voix précise et calme, parfois détachée, est l’un de ses instruments de musique. C’est sa voix qui l’a fait connaître du grand public, lorsqu’elle a eu un hit au début des années 80, "O Superman", en passant sa voix au vocodeur, une première. Passer du temps avec Anderson ressemble à son art: mystérieux, non structuré, parfois compliqué à saisir. Il peut même être difficile d’expliquer qui est Laurie Anderson. Il est plus facile de la définir par ce qu’elle a fait, c’est-à-dire beaucoup de choses.

"On dirait qu’un certain niveau de civilité a disparu. Je ne veux pas faire de la psychologie de comptoir, mais il est évident que les gens sont vraiment traumatisés."
Laurie Anderson
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Laurie Anderson a été la seule artiste à avoir été en résidence officielle à la Nasa, à avoir composé une chanson sur la crise des otages iraniens qui soit devenue un hit (le fameux "O Superman"...), à avoir écrit plusieurs livres, à avoir enregistré une douzaine d’albums et remporté un Grammy, à avoir été consultante pour des entreprises technologiques, à avoir reçu de multiples titres de docteur honoris causa, à avoir participé à la création d’une cérémonie d’ouverture des Jeux olympiques et à avoir transformé "Moby Dick" en techno opéra. Le champ de l’art ne cesse de s’étendre, mais elle reste profondément étrange et inclassable, tissant des liens entre le cinéma, la musique, l’art de la performance, la peinture, l’intelligence artificielle et la poésie.

Le Hit “O Superman” et son approche new wave avait permis à Laurie Anderson de se faire un nom auprès du grand public au début des années 80.
Le Hit “O Superman” et son approche new wave avait permis à Laurie Anderson de se faire un nom auprès du grand public au début des années 80.

Greenwich Village

Laurie Anderson se définit comme capitaliste et bouddhiste à la fois, doublée d’une conteuse. Je lui demande donc quelle serait l’histoire de l’Amérique actuelle, un sujet qu’elle aborde depuis des décennies. "Hier soir, je sortais du Public Theater et des gens conduisaient en état d’ébriété, de façon imprudente", raconte-t-elle. "Les soirs de week-end, il y a beaucoup d’étudiants et un certain niveau de civilité a disparu. Je ne veux pas faire de psychologie de comptoir, mais il est évident que les gens sont vraiment traumatisés."

Nous sommes à Greenwich Village, où Anderson vit depuis cinquante ans, à quelques blocs de là où vivait son défunt mari, la rock star Lou Reed. Son studio se trouve à quelques rues vers l’ouest. Il doit être agréable de travailler ici. "Oh, je ne dirais pas que c’est calme!"

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© Rob Verhorst / Getty Images

Ayant travaillé pendant six ans dans les bureaux du Financial Times à Manhattan, à quelques rues de là, j’ai toujours eu l’impression d’avoir raté une époque révolue de fun bohème. Le Soho d’Anderson était celui de Patti Smith et Andy Warhol (qu’elle et ses amis surnommaient affectueusement "Cinderella"). "C’était une merveilleuse version de New York, quand tout le monde était dans la rue", déclare-t-elle en comparant le New York d’aujourd’hui à celui des années 70, "C’était là que tout se passait. Il n’y avait rien à faire chez soi, sauf se consacrer à son art. Personne ne voulait d’un job. Cette génération pensait que travailler, c’était pour les idiots."

Il est facile de voir des parallèles avec l’époque actuelle, où les gens repensent leur carrière. "C’est une culture basée sur un sentiment d’inadéquation. Autrement dit, vous devez toujours vouloir quelque chose. Vous voulez toujours plus et pour l’obtenir, vous faites des trucs dont vous êtes l’esclave. Et un beau jour, vous vous dites: est-ce que je voulais vraiment ça?", avance-t-elle. "Vous sortez de la ville pendant 10 minutes et vous voyez tous ces panneaux 'help wanted'. Je pense que beaucoup de gens décident de ne pas vouloir d’une vie comme ça."

Terrasses bizarres

Lorsque je l’interroge sur sa grande exposition, "The Weather", à la fois rétrospective de 50 années de travail et lieu d’accueil pour de nouvelles pièces, qui fait la part belle aux peintures, graffitis, réalité virtuelle, installations et vidéos au Hirshhorn Museum de Washington, Anderson est presque embarrassée. "Au départ, j’avais refusé. Je ne sais pas dans quel monde je me trouve."

Elle a intitulé l’exposition "The Weather" en hommage à son ami John Cage, le compositeur qui a écrit la pièce "Lecture on the Weather" en 1975. "Il voulait faire en sorte que les choses ressemblent moins à des objets et davantage au temps. Pendant la pandémie, j’ai pris de plus en plus conscience du fait que rien ne reste identique plus de quelques secondes. Et si vous voulez que ça reste pareil, bonne chance!"

"Les gens qui vivent ici sont tordus. Ils sont complètement loufoques, c’est génial!"
Laurie Anderson

L’année dernière, Anderson a été choisie pour la prestigieuse chaire Norton de poésie de Harvard. Toni Morrison, TS Eliot et Robert Frost faisaient partie des précédents lauréats. Elle a donné six conférences, chacune articulée autour d’un concept. Une était consacrée à la rivière, une autre à la forêt et lorsque nous l’avons rencontrée, elle se préparait à parler de la ville. Elle m’explique qu’au cours des 10 minutes de marche pour arriver ici, elle a compté plus de 30 terrasses extérieures installées devant les restaurants de New York, comme un marqueur visuel de la pandémie.

"C’est vraiment étrange parce que, surtout à Manhattan, les gens étaient très guindés. Et voilà que tout le monde est sur ces terrasses bizarres!", s’exclame-t-elle en faisant défiler des photos sur son smartphone, pointant du doigt les kitcheries ornées de jardinières fleuries. "Il y a très peu de touristes: ce sont principalement des New-Yorkais. Et c’est alors que vous réalisez que les gens qui vivent ici sont tordus. Ils sont complètement loufoques, c’est génial!"

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© Carolyn Cole / Contour by Getty Images

Pour Anderson, tout est art. Elle trouve de l’humour dans les voitures de New York qui klaxonnent, l’air qui s’échappe des climatiseurs, les bruits des camions qui roulent à fond la caisse sur les bouches d’égout et même les terrasses extérieures des restaurants.

Mais elle ressent aussi de la lourdeur à ce stade avancé de la pandémie: Anderson a perdu trois amis à cause du coronavirus, dont Hal Willner, ex-coordinateur musical du Saturday Night Live. Un soir, il l’appelle pour lui dire qu’il était contaminé, mais qu’il était "un cas léger, Dieu merci". Le lendemain, il décédait.

L’art, ce marché

Laurie Anderson grandit à Chicago, surnommée la Deuxième Ville, ce qui lui a valu une obsession pour New York, la Première. Dans son Illinois natal, elle rêvait de New York comme d’une cité portuaire flottant sur l’eau en lisant des livres sur les remorqueurs. "J’aime les choses qui bougent. Et maintenant, j’ai simplement besoin de voir l’Atlantique, un océan puissant."

Une partie de la magie du travail d’Anderson réside dans le fait que, tout en étant sérieux, il est également ludique, s’amusant de l’absurdité de nos normes quotidiennes et des côtés sombres de la vie américaine.

Elle s’installe à New York pour aller à l’université, mais finit par passer le plus clair de son temps dans son atelier. Elle commence en tant que peintre et, dans les années 70, expose dans des galeries et des musées. Elle s’est ainsi frayé un chemin jusqu’au sommet de la scène artistique new-yorkaise, mais, une fois arrivée au top, elle s’est "enfuie en hurlant".

"Dans les années 80, ça a commencé à tourner davantage autour de l’argent. Je croyais rejoindre le monde de l’art, mais, en réalité, c’était le marché de l’art que je rejoignais et c’est juste très… bref, vous voyez. Maintenant, tout est axé sur les NFT", explique-t-elle. "Ils sont excités comme des puces par l’argent, ce qui n’a rien de mal, mais il s’agit du marché, alors qu’on prétend qu’il s’agit d’art."

S’amuser de l’absurde

Une partie de la magie du travail d’Anderson réside dans le fait que, tout en étant sérieux, il est également ludique, s’amusant de l’absurdité de nos normes quotidiennes et des côtés sombres de la vie américaine. Son "concert de voitures" a été exactement ce à quoi l’on peut s’attendre: elle a dirigé un groupe d’habitants des Hamptons qui avaient placé leurs voitures en cercle dans une prairie et qui ont klaxonné pendant 20 minutes.

"C’est complètement idiot", déclare-t-elle en cherchant une vidéo dans son smartphone tandis qu’elle me raconte qu’elle avait placardé des affiches pour annoncer le concert, mais personne n’était intéressé. "Nous étions les hippies, vous savez, avec nos jardins sauvages et nos drogues. Alors j’ai pensé: "OK, qu’est-ce qui motive les Américains? La compétition!" Elle a donc lancé un nouvel appel, mais cette fois-ci en expliquant aux gens qu’ils "pourraient auditionner gratuitement pour l’orchestre de voitures". Et tout le monde s’est présenté.

Elle retrouve la vidéo sur laquelle on la voit, vêtue du même blazer orange, demander aux conducteurs de démarrer le moteur de sa voix monotone et désabusée via un mégaphone. "Les Hamptons ont cette culture. Je voulais faire quelque chose là où il ne s’agissait pas de frimer avec sa maison ou ses vêtements, mais plutôt créer une expérience sur l’air de "c’était un bel après-midi ensoleillé et on faisait  quelque chose de vraiment stupide et bruyant."

Lou Reed

Aujourd’hui, Laurie Anderson déclare être "plus active que jamais". Elle peint davantage et trouve que c’est comme jouer du violon ou du saxophone: cela demande les mêmes gestes physiques et elle aime utiliser son corps. "Je pose les mêmes questions concernant la musique: est-elle assez puissante? Assez belle? Assez triste? Est-elle terminée?"

"Avec lui, j’ai marché jusqu’au bout du monde."
Laurie Anderson

Elle a du mal à décider que quelque chose est terminé. Elle est revenue discrètement pour modifier certains trucs à l’exposition au Hirshhorn Museum ("J’avais juste besoin d’ajouter plus de vert à l’une des peintures", explique-t-elle – le Hirshhorn n’était pas ravi). "Si vous croyez vraiment au changement, il ne cesse de se déployer."

Le temps file et j’aborde enfin le sujet Lou Reed. Anderson l’a rencontré à la quarantaine, lors d’un festival à Munich. Le couple devient inséparable pendant les deux décennies suivantes. Ils jouaient de la musique ensemble, étudiaient la chasse aux papillons, profitaient de la vie dans le West Village avec leurs amis. Reed est décédé en 2013 d’un cancer du foie.

Laurie Anderson a été mariée à Lou Reed pendant 20 ans jusqu’au décès de ce dernier, en 2013.
Laurie Anderson a été mariée à Lou Reed pendant 20 ans jusqu’au décès de ce dernier, en 2013.
© David Lefranc / Getty Images

"Ses yeux étaient grands ouverts. Je tenais dans mes bras la personne que j’aimais le plus au monde et je lui parlais lorsqu’il est mort. Son cœur s’est arrêté. Il n’avait pas peur", a-t-elle témoigné lors d’un hommage à la rock star. "Avec lui, j’ai marché jusqu’au bout du monde. La vie – si belle, si douloureuse et si éblouissante – ne peut être meilleure que cela."

Le seul moment où son sourire se gâte est lorsque je l’interroge sur un nouveau documentaire consacré au Velvet Underground, le premier groupe de Lou Reed, un docufiction qui avait été bien accueilli au Festival de Cannes l’été dernier. "Officiellement, ce que je dirais du film, c’est qu’il semble se concentrer davantage sur sa propre réalisation que sur la musique", déclare-t-elle, refusant de développer. "C’est une version intéressante de cette époque."

Laurie Anderson a passé les pires jours de la pandémie dans sa maison de Long Island, au bord de la mer, "comme une femme de la campagne, seule avec son chien". Mais l’attrait de New York l’a ramenée en ville. Toujours en quête de quelques paroles de sagesse, j’insiste à nouveau. Que sommes-nous censés apprendre de cette période? Quelle en est la trame? Qu’est-ce que cela dit de nous? "Il est trop tôt pour le savoir", répond-elle en farfouillant dans son sac à main alors qu’elle s’apprête à se lever. Elle me remercie pour l’entrevue, et file. Elle passe la porte et disparaît dans le bourdonnement de la ville.

Laurie Anderson, "The Weather", jusqu’au 31 juillet Au Hirshhorn Museum à Washington, États-Unis. www.hirshhorn.si.edu