Marina Abramović, artiste et gourou du développement personnel

Vous connaissez un passage à vide? Vous manquez de concentration? Marina Abramović promet de purifier votre âme et de faire couler votre sève artistique comme jamais.

"Allongez-vous, appuyez fermement votre dos sur le sol et inspirez profondément. Retenez votre souffle aussi longtemps que possible avant d’expirer. Répétez douze fois." Un autre? "Choisissez un arbre que vous aimez. Embrassez-le. Plaignez-vous auprès de lui. Pendant quinze minutes."

Voici deux des trente exercices de la "Marina Abramović Method", un jeu de cartes disponible depuis quelques jours. "Instruction Cards to Reboot Your Life", une belle promesse de vente est affichée directement sur l’emballage. Une sorte de kit pour trouver l’Abramović qui sommeille en vous, en somme. Lady Gaga en est fan.

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Si quelqu’un a les qualifications requises pour nous apprendre à dépasser les barrières mentales et physiques, c’est bien Marina Abramović, l’artiste conceptuelle qui s’est affamée et déshabillée en public, a bravé le feu et le froid, jonglé avec des couteaux et des serpents venimeux, parcouru plus de 2.500 kilomètres à pied sur la Grande Muraille de Chine et crié à en perdre la voix.

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©Peter Rigaud/laif

Marina Abramović (75 ans) est née à Belgrade, en Serbie (dans l'ex-Yougoslavie), et fait partie des pionniers de l’art de la performance qui a émergé dans les années 70. Elle se fait un nom en impressionnant le public, avec des mises à l’épreuve de son corps, sans trembler. En effet, pour sa toute première performance, en 1973 à Édimbourg, l’artiste a joué à planter de plus en plus rapidement un couteau bien aiguisé entre ses doigts, ce qui l’a fait abondamment saigner.

Dans son autobiographie "Walk through Walls" (2016), elle décrit comment la peur et la douleur se sont envolées dès le début de sa performance. "Je me sentais ivre de l’énergie écrasante que je ressentais. C’est à ce moment-là que j’ai su que j’avais trouvé mon expression artistique. Aucun tableau, aucun objet ne m’avait procuré un tel sentiment de liberté, un sentiment que, dès ce moment-là, je n’ai eu de cesse de chercher." Par conséquent, embrasser un arbre n’est sans doute pas le conseil le plus extrême qu’elle puisse donner.

Pour sa toute première représentation en 1973 à Édimbourg, Abramović a joué à planter de plus en plus rapidement un couteau bien aiguisé entre ses doigts.
Pour sa toute première représentation en 1973 à Édimbourg, Abramović a joué à planter de plus en plus rapidement un couteau bien aiguisé entre ses doigts.
©Getty Images

Ateliers de cinq jours

L’artiste a fait de l’art un sport d’endurance. Au cours d’une carrière qui s’est étendue sur un demi-siècle, elle cherche les moyens les plus extrêmes pour repousser ses limites en tant qu’être humain. Pour ce faire, elle explique notamment avoir acquis des techniques méditatives et spirituelles, qu’elle a baptisées "The Marina Abramović Method".

Sa méthode n’est rien de plus que de la pleine conscience sous une forme plus artistique.
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Cette méthode est un succès commercial. L’Institut Marina Abramović propose d’ailleurs des ateliers de cinq jours qui promettent une "réinitialisation intérieure": les participants ne sont pas autorisés à manger, parler ou lire pendant cinq jours, les téléphones et montres sont interdits, et des exercices de mouvement et de respiration apprennent à être "dans l’ici et le maintenant" et à améliorer la concentration, l’endurance et l’attention. Par exemple, les participants ont pour instruction de marcher à reculons pendant quatre heures en tenant un miroir, "afin d’apprendre que la réalité est un reflet". Un autre exercice consiste à tout exécuter au ralenti pendant une journée entière: marcher, boire de l’eau, prendre une douche. "Uriner au ralenti est très difficile, mais essayez quand même", admet Abramović.

Ceux qui seraient réticents à vivre cinq jours de jeûne et de silence peuvent pratiquer la méthode en effectuant des actions quotidiennes plus simples, telles que celles décrites dans le jeu de cartes. En guise d’avant-goût de la méthode, Abramović a déjà réalisé une performance numérique (à voir sur le site WeTransfer), dans laquelle elle fournit au spectateur un mode d’emploi détaillé, axé sur des exercices, tels que boire de l’eau, compter des grains de riz, marcher au ralenti ou regarder quelqu’un dans les yeux.

Pleine conscience artistique

De nombreuses instructions sont liées à ses célèbres performances et portent sur le silence, l’attention, la patience et l’endurance. Sa méthode n’est rien de plus que de la pleine conscience sous une forme plus artistique.

Marina Abramović déclare que le jeu de cartes "Reboot Your Life" découle de son besoin de contact direct avec le public, d’autant plus que cela a été impossible ces derniers temps. Elle a atteint tout de même le sommet de la gloire grâce aux performances auxquelles elle invitait le public à participer. Par exemple, à ses débuts, elle proposait aux visiteurs d’une galerie un ensemble de 72 objets dont ils pouvaient se servir sur elle comme bon leur semblait, parmi lesquels de la peinture bleue, un fouet, une rose, un pistolet chargé. 

Au MoMa, lors de la performance "The Artist is Present", elle se retrouve face à Ulay, son ex-compagnon dans le vie et dans l’art: un moment d'une intensité émotionnelle palpable.
Au MoMa, lors de la performance "The Artist is Present", elle se retrouve face à Ulay, son ex-compagnon dans le vie et dans l’art: un moment d'une intensité émotionnelle palpable.
©Getty Images

Pour "The Artist is Present", en 2010, les visiteurs du Museum of Modern Art (MoMA) de New York étaient invités à s’asseoir en silence en face d’elle et à la regarder dans les yeux. Une confrontation qui s’avère être une expérience intense pour nombre de ses fans. Les larmes coulent; des témoins racontent qu’ils sont mis en transe par son regard et son énergie hypnotique. Pendant les trois mois qu’a duré sa performance, Abramović s’est assise, immobile, sur une chaise dans l’entrée du musée, six jours par semaine, pour un total de plus de 700 heures. La performance est devenue son œuvre la plus célèbre et a fait de l’artiste d’avant-garde une célébrité pop mainstream. La vidéo dans laquelle l’artiste allemand Ulay (1943-2020), son ex-compagnon, s’assoit face à elle est un succès sur YouTube. Pendant 3 minutes et 38 secondes, la caméra zoome sur leurs yeux humides. Déchirant selon ses admirateurs, d’un sentimentalisme hérissant selon ses détracteurs.

Exploiter sa notoriété?

En effet, tout le monde n’apprécie pas la façon dont Abramović se présente en tant que maître ou gourou. Lorsque la chaîne de télévision britannique Sky Arts projette un documentaire de cinq heures à son sujet, le critique d’art britannique Jonathan Jones écrit dans un article cinglant: "Quand est-ce que l’art de la performance est-il devenu une religion new-age?"

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©Victoria Stevens / August Image

Une critique qu’elle se voit opposer aujourd’hui également. Un jeu de cartes, n’est-ce pas du self-branding éhonté, du merchandising facile pour exploiter sa notoriété? "Je ne pense pas que je deviendrai riche en vendant ces cartes", répond-elle dans une interview accordée au Guardian. "Je suis un exemple intéressant du fonctionnement du commerce de l’art. J’ai un nombre énorme de téléspectateurs et un public jeune et nombreux, mais mes prix sont beaucoup plus bas que ceux des peintres qui ne sont qu’à mi-chemin de leur carrière."

Elle déclare vouloir simplement inspirer les gens et toucher un public aussi large que possible en lui communiquant sa sagesse. "La fonction de l’artiste est celle du serviteur et je souhaite vous transmettre mon savoir", est-il écrit sur la boîte du jeu de cartes.

Un exemple de plus pour donner envie de s’y mettre dès demain matin? "Levez-vous à 6 heures et sortez directement, quelle que soit la météo. Prenez conscience du sol sous vos pieds et interrogez-vous sur la façon dont vous ressentez votre corps. Et faites cet exercice nu, si la loi le permet."

En 2023, Marina Abramović fera l’objet d’une grande rétrospective à la Royal Academy de Londres. On peut y aller juste pour la regarder: la participation n’est pas obligatoire. Il suffit d’être silencieux. Et attentif.

"Instruction Cards to Reboot Your Life". Marina Abramović et Katya Tylevich, 19,50 euros. éditions Laurence King, www.laurenceking.com

Le prochain atelier aura lieu en Grèce. infos via l’Institut Marina Abramović, www.mai.art

La présentation numérique est disponible sur www.abramovicmethod.wetransfer.com