Le Britannique Max Richter a composé la musique de plus de cinquante films et séries télévisées. Sa berceuse "Sleep" a été streamée plus de 500 millions de fois.
De "L’Amie prodigieuse" à "Black Mirror", en passant par "La Chronique des Bridgerton", sa musique accompagne plus de 50 films et séries. Cependant, son succès ultime est une berceuse-fleuve de huit heures, "Sleep". Le 23 octobre, Max Richter sera l’invité d’honneur du Festival du film de Gand. Nous avons rencontré le compositeur "classique" pour un entretien à propos de Vivaldi dans des tubes à essai, le spectacle vu comme un laboratoire et d’enregistrements dans une ancienne ferme d’alpagas.
Max Richter n’avait que treize ans lorsqu’il a pris un fer à souder et, avec quelques pièces électroniques, a bricolé son premier synthétiseur. Il était tombé amoureux de la musique électronique en écoutant Kraftwerk, pionnier de l’électro grand public. À côté du piano classique, inventer de nouveaux sons est devenu sa deuxième passion.
Cette combinaison de classique et de moderne, d’électrique et d’acoustique est typique de la musique de Richter, tantôt orchestrale et tantôt numérique, mais généralement un mélange réussi des deux. Sa musique post-minimaliste rappelle autant des compositeurs tels que John Cage et Steve Reich ou les groupes punk qu’il écoutait adolescent.
Intense, obsédant, exaltant et provocateur. On a souvent l’impression que Richter est en partie compositeur et en partie inventeur. Comme il peut, à juste titre, se targuer d’être le compositeur "classique" le plus streamé au monde. Vous avez certainement entendu sa musique, peut-être sans le savoir. En effet, il a composé la musique de plus de cinquante films et séries télévisées, comme "L’Amie prodigieuse" (HBO), "Taboo" de Tom Hardy ou "Black Mirror" de Charlie Brooker.
Les fans de "La Chronique des Bridgerton" connaissent une de ses œuvres les plus connues, "Vivaldi Recomposed", qu’il décrit comme "des molécules du Vivaldi original jetées dans un tube à essai avec plein d’autres choses, jusqu’à l’explosion". Mais la composition la plus célèbre de Max Richter est en réalité "Sleep", une berceuse-fleuve qui dure pas moins de huit heures. Il l’a créée en 2015 pour accompagner une nuit de sommeil parfaite et complète. Depuis, "Sleep" a été streamé plus de 500 millions de fois.
Max Richter est né à Hamelin, dans le nord-ouest de l’Allemagne, et a grandi à Bedford, au Royaume-Uni. Il se décrit comme un enfant d’une timidité paralysante, obsédé par la musique et les livres. Il étudie le piano et la composition à l’université d’Édimbourg ainsi qu’à la Royal Academy of Music de Londres, avant d’achever ses études à Florence avec le compositeur expérimental et pionnier de l’électronique Luciano Berio. Richter a un temps gagné sa vie en tant que pianiste et a travaillé avec le groupe électro britannique The Future Sound of London et le DJ Roni Size.
Piano à queue et Mac
Aujourd’hui, trente ans plus tard, il couvre toujours une grande partie du spectre musical. Dans le nouveau studio qu’il a construit avec son épouse, Yulia Mahr, dans la campagne de l’Oxfordshire, il dispose d’un bel espace de travail baigné de lumière du jour, où se trouvent un piano à queue Yamaha, un Mac et un synthétiseur Moog System 55. "Ici, nous pouvons faire toutes sortes d’enregistrements", détaille le compositeur à propos du studio, installé dans une grange qui faisait autrefois partie d’une ferme d’alpagas.
Le studio de son épouse se trouve à l’avant du bâtiment; d’autres pièces servent de scènes d’enregistrement pour un orchestre de trente musiciens. Richter, lui, officie dans une belle pièce voûtée qui est de la même taille que le loft dans lequel il travaillait lorsqu’il vivait à Berlin avec son épouse et leurs trois enfants.
"Quand j’ai vu mon app ‘Sleep’, je me suis dit: wow, c’est pour ça qu’on a inventé l’iPhone."Max Richter
"Bien sûr, nous avons ici des ordinateurs et tout ce qui est nécessaire à la musique numérique, mais aussi d’autres appareils avec lesquels nous pouvons enregistrer sur bande, par exemple", poursuit-il. "J’adore le son des médias analogiques. Ici, nous pouvons faire des choses très rétro, mais aussi des mixages Dolby-cinéma: nous maîtrisons les deux extrêmes du spectre musical."
Avec sa musique, Max Richter touche un large public. Au début de sa carrière, il accepte des commandes commerciales, ce qui lui permettait de financer ses projets solo. Résultat: aujourd’hui, il est apprécié autant pour ses bandes-son et ses partitions de ballet que pour son œuvre plus personnelle. Par exemple, il a adapté l’année dernière une partie de sa musique de "Woolf Works", un ballet de 2015, pour le défilé de mode printemps/été 2021 de Kim Jones pour Fendi.
Juste avant la pandémie, il sort "Voices 2", qui fait suite à "Voices". Le thème central de cette composition est la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948. Grâce au crowdsourcing, Richter obtient des centaines de passages de cette déclaration lus à haute voix dans plus de septante langues, sur lesquels il a composé la musique. Le Max Richter Ensemble a créé la pièce à la fin de l’été à Londres. "La musique est une affaire de communication. Et quand, en tant que musicien, vous ne pouvez pas communiquer pour une raison ou une autre, c’est dur. Le spectacle est comme un laboratoire en temps réel: vous pouvez enfin écouter ce que vous avez composé. La pandémie a été une catastrophe pour les salles, les groupes et les orchestres."
Ferme artistique
Max Richter raconte que l’idée d’un studio à la campagne, une sorte de "ferme artistique", lui trottait dans la tête depuis plus de 20 ans. Il est convaincu que, grâce à la puissance de sa créativité, il peut influencer les changements sociaux. Selon lui, la musique peut nous aider à trouver des réponses aux vastes questions auxquelles nous sommes confrontés en tant que société. "Parce que la musique offre un espace de réflexion", explique-t-il. Son projet était de pouvoir transposer cette "pensée" dans un espace physique, un lieu de paix et de créativité. "Il s’agit de connecter les gens et de leur permettre de communiquer avec un médium différent, qui demande un lieu permettant ce processus."
Le studio est un bâtiment impressionnant, avec des fenêtres du sol au plafond donnant sur la forêt environnante. Comparé à l’agencement de la plupart des studios d’enregistrement contemporains, il ressemble plus à une cathédrale. "Pour moi, il est important d’aménager un studio de sorte que l’atmosphère soit humaine, chaleureuse et confortable pour les musiciens."
Il ne s’agit pas seulement d’une base où composer et enregistrer: l’objectif est également de mettre le studio à la disposition d’artistes émergents et de jeunes musiciens qui ne peuvent se l’offrir. "Quand vous achetez du temps de studio, vous travaillez contre la montre", justifie Richter. "C’est étouffant. C’est pour cela que nous voulons permettre à d’autres d’y avoir accès."
À côté du studio, Richter et Mahr ont fait construire des cabanes pour y accueillir les
visiteurs. Ensuite s’y ajoutera une brasserie dans laquelle les artistes pourront manger un morceau. "C’est mon lieu de travail, mais, en même temps, j’aime l’idée qu’on puisse aussi y réaliser un projet de méga-film. Ou que des enfants viennent ici pour expérimenter."
Guerre et attentats
Richter tient à offrir plus qu’un soutien pratique. Il est convaincu que cet espace suscitera également des discussions idéologiques sur ce que la musique peut apporter au monde. En tant qu’artiste solo, il se décrit comme un "compositeur et un activiste". Sa musique lui a permis de réagir à la guerre en Irak (dans "The Blue Notebooks", l’actrice Tilda Swinton lit des extraits de "The Blue Octavo Notebooks" de Kafka) ainsi qu’aux attentats de 2005 à Londres ("Infra", inspiré de "La Terre vaine" de T.S. Eliot).
Son dernier opus, "Exiles", poursuit ce voyage exploratoire, avec une chanson-titre issue d’un ballet créé par Paul Lightfoot et Sol León (chorégraphes résidents du Netherlands Dance Theatre) en 2014. "Pour moi, la créativité consiste à trouver ce dont on veut parler. Je pense qu’il faut essayer en faisant. Un endroit comme celui-ci, ouvert à tous, est comme un grand point d’interrogation pour celui qui y entre. Nous appuyons alors sur le bouton d’enregistrement et voyons ce qui se passe."
Mais, avant tout, Richter veut apprendre aux artistes émergents qu’ils ne doivent pas nécessairement choisir une voie et s’y tenir: ils doivent pouvoir en emprunter plusieurs, simultanément. "Grâce au streaming, les gens se sont mis à écouter toutes sortes de musiques; il suffit de cliquer pour écouter quelque chose que l’on n’aurait probablement jamais écouté. Grâce au streaming, la culture musicale est devenue multiforme. Je trouve ça incroyablement intéressant."
"Aujourd’hui, si vous voulez écrire de la musique pour orchestre, vous pouvez faire jouer cet orchestre sur votre laptop pour ainsi dire."Max Richter
Bien qu’il embrasse la technologie très librement, Richter est également conscient du fait qu’une grande partie de sa musique tente d’offrir un réconfort face à l’avalanche numérique, ce qui est en soi paradoxal. Ça l’est peut-être encore plus pour "Sleep", qui a été présenté dans le monde entier comme une performance nocturne, avec le public allongé sur des lits de camp plutôt qu’assis. Pendant la pandémie, "Sleep" a commencé à mener sa propre vie. Par exemple, il y a une application "Sleep" qui vous permet de planifier aussi bien votre sommeil que votre méditation ou votre concentration sur la musique de Richter. Il explique que lorsqu’il a commencé à réfléchir à cette app, il ne savait pas si c’était une bonne idée. Mais, aujourd’hui, Richter y voit un exemple de l’effet positif que peut avoir la technologie. "Quand j’ai vu l’app 'Sleep', je me suis dit: wow, c’est pour ça qu’on a inventé l’iPhone!"
"Pour moi, le concept de technologie vue comme une arme à double tranchant est de plus en plus d’actualité", ajoute Richter. "Dans le passé, lorsque vous vouliez écrire de la musique pour orchestre, il fallait aller à l’université pour apprendre à le faire, puis convaincre quelques personnes de s’asseoir un moment pour écouter ce que vous jouiez. Aujourd’hui, si vous voulez écrire de la musique pour orchestre, vous pouvez faire jouer cet orchestre sur votre laptop pour ainsi dire. En même temps, la technologie est profondément ancrée dans notre modèle de société. Le problème de la technologie, c’est qu’elle nous fait tous courir comme des hamsters dans une roue. Nous venons tout juste de commencer à apprendre à la gérer et il nous faudra du temps pour y arriver."
Le 23 octobre, Max Richter sera l’invité d’honneur des World Soundtrack Awards au Film Fest Gent. www.worldsoundtrackawards.com, www.filmfestival.be