Elle a visité les ateliers chinois qui fabriquent des sex dolls sur mesure pour le marché occidental et les métropoles où des travailleurs esclaves fabriquent des jeans, des vélos et des sapins de Noël artificiels. Dans le documentaire "Ascension", la réalisatrice Jessica Kingdon révèle la vérité oppressante du miracle économique chinois.
Dans un atelier de Zhongshan, une ville du delta de la Rivière des Perles, dans le sud de la Chine, une équipe de femmes vêtues de polos jaune vif met la dernière main à un nouveau lot de sex dolls en silicone d’un incroyable réalisme. Celles-ci sont réalisées sur mesure, elles sont personnalisées en fonction des exigences spécifiques du client. L’un d’eux en voulait une avec des oreilles d’elfe, une caractéristique peu demandée, contrairement aux poupées style manga à forte poitrine, dont les seins paraissent à la fois gigantesques et légers, tels des ballons baudruche remplis de pudding.
Ici, ces femmes aux polos jaunes ne sont pas réellement des ouvrières, mais plutôt des artisanes. L’une d’elles fronce les sourcils en choisissant la couleur des mamelons, tandis que sa collègue remarque juste à temps que "le pubis n’est pas assez taillé". Elle écarte alors les jambes de la poupée et se penche en avant avec un outil qui ressemble à des ciseaux à ongles.
La main-d’œuvre chinoise est à l’image de ce qu’elle produit: une marchandise jetable.
C’est l’une des nombreuses scènes particulières du documentaire "Ascension" réalisé par Jessica Kingdon sur la production, la consommation, l’ambition et la mobilité sociale en Chine. Le documentaire figure déjà sur la liste des candidats aux Oscars et, le 8 février, la cinéaste saura si elle pourra assister à la cérémonie des Oscars. "En fait, nous avons monté notre film sur l’usine de sex dolls de la manière la plus neutre possible, car c’était vraiment la réalité", explique la réalisatrice sino-américaine. "Personnellement, je trouve que c’est une scène fantastique. Parce que c’est un exemple extrême d’exploitation, alors qu’en même temps, on voit que ces femmes font preuve de beaucoup de dévouement et de tendresse, tant pour les poupées qu’entre elles."
Ni tatouages ni piercings
Comme beaucoup d’éléments du film, qui est principalement basé sur l’observation (il n’y a pas de voix off commentant les images), la scène avec les sex dolls a une valeur avant tout symbolique. C’est une façon de dépeindre la relation du parti communiste chinois avec les millions de personnes qui font tourner cette gigantesque machine de production. Le contrôle des travailleurs est aussi strict que celui de la qualité des poupées: armé d’un mégaphone, un homme chargé de recruter des bras sur le marché du travail local de Sanhe, à Shenzhen, énumère une longue liste d’exigences pour les candidats: "Pas de tatouages! Pas de piercings pour les hommes!" Ou encore: "Les empreintes digitales doivent être complètes". La main-d’œuvre chinoise est à l’image de ce qu’elle produit: un produit jetable. Pour un certain emploi, l’âge maximum est en outre de 38 ans. "Et pas un jour de plus", grogne un autre recruteur.
Made in China
L’âge maximum pour certains emplois est de 38 ans, et pas un jour de plus.
L’idée de ce documentaire est née de "Commodity City", le court-métrage primé de Kingdon sur le plus grand marché de biens de consommation au monde, à Yiwu, dans l’ouest de la Chine. "Ce qui m’a intriguée, c’est que des gens du monde entier ont un lien avec cet endroit, sans même s’en rendre compte", expose-t-elle. "En effet, il y a de fortes chances que les produits avec lesquels nous sommes en contact quotidien soient passés par le marché de gros de Yiwu, qui s’étend sur huit kilomètres."
Au départ, la Sino-Américaine voulait explorer l’aliénation et l’intimité à l’œuvre déploient dans le capitalisme mondial. "Je voulais me rendre là où sont fabriqués tous ces produits Made in China bon marché afin de découvrir les histoires humaines qu’ils cachent."
Plus elle avance dans ses recherches, plus elle s’oriente sur l’impact de cette explosion économique sur la société chinoise dans son ensemble. "En Chine, de nombreuses questions sur le progrès et la croissance économique se trouvent amplifiées, car les changements y ont été très rapides au cours des dernières décennies. Depuis le début des années 80 et Deng Xiaoping, l’économie chinoise s’est complètement transformée et des centaines de millions de personnes sont sorties de la pauvreté, malgré d’énormes différences de revenus. Et on y trouve le même gaspillage et autant d’exploitation qu’ailleurs. Ce film tente donc de montrer deux vérités simultanément: celle du progrès et celle des conséquences du progrès."
Star Boss Camp
"Ce film tente de montrer deux vérités à la fois: la vérité du progrès et celle des conséquences du progrès."Jessica Kingdon
Bien que le film ait été tourné alors que le parti communiste chinois s’attaquait à l’industrie du divertissement, Kingdon bénéficie d’un rare accès à un large éventail d’entreprises et d’usines, allant d’unités de production de bouteilles d’eau en plastique à des ateliers de fabrication de sapins de Noël artificiels, en passant par des ateliers sur l’étiquette dans le monde des affaires et un "Star Boss Entrepreneurial Camp". Le tournage a été très discret: l’équipe se composait généralement de trois personnes. Et comme Kingdon a eu la présence d’esprit de ne pas demander de visa de journaliste, les autorités ne la surveillaient pas de trop près. "Pourtant, il y a eu des moments où j’avais l’impression que quelqu’un me suivait, même s’il est difficile de le prouver, bien sûr. C’est le problème avec le parti communiste chinois: on ne sait pas si on est trop ou pas assez paranoïaque."
La manière dont les outils du communisme sont à nouveau utilisés, mais cette fois-ci au service du capitalisme, est un des faits que le documentaire de Kingdon relève grâce à son sens du détail. Dans une entreprise qui produit des climatiseurs, nous voyons des images d’un groupe d’employés de bureau lugubres, vêtus d’uniformes et s’adonnant à un entraînement physique dans le plus pur style militaire. Pour augmenter la souplesse mentale, manifestement. La loyauté qui était jurée au parti communiste l’est désormais aussi à l’employeur. Kingdon y voit comme un écho à certaines entreprises occidentales ou américaines. "Cela me faisait penser à ce zèle presque religieux que l’on peut voir au sein des start-ups aux États-Unis", déclare-t-elle. La réalisatrice fait référence à un documentaire sur le fournisseur d’espaces de coworking WeWork et dans lequel l’ancien CEO Adam Neumann faisait l’objet d’une sorte de culte.
Véritable enjeu
L’arrière-grand-père de Kingdon était un grand poète chinois -ses écrits sont repris à la fin du documentaire et ont également inspiré le choix du titre. Elle est donc bien placée pour pointer le lien entre le nouveau rêve chinois et sa version américaine, déjà plus établie. "La similitude avec le rêve américain est grande", déclare-t-elle. "La conviction que si vous suivez le script, si vous respectez les règles, si vous travaillez suffisamment dur et si vous avez foi dans le système, vous serez récompensé sur le plan matériel. Ce qui, bien sûr, ne marche pas toujours. La différence est que le rêve chinois est plus collectivisé, parti communiste oblige: il s’agit plutôt d’une cure de jouvence nationale et d’un retour sur le plan mondial. C’est pourquoi je pense qu’il y a plus que le rêve chinois. Le véritable enjeu, c’est de souligner la puissance économique de la Chine et son statut de superpuissance."
Avant tout le monde
Au cours de sa tournée en Chine, Kingdon a également découvert que le lien entre ce pays et les États-Unis est parfois plus étroit qu’on ne le pense. Alors qu’elle avait prévu de filmer une usine produisant des casquettes ‘MAGA’ (Make America Great Again) dans la ville de Yiwu, on lui dit que tout le stock vient d’être expédié, au Canada. Pour compenser, le patron de l’usine lui propose de filmer la zone de production où les ouvriers travaillent sur des casquettes portant l’inscription "Keep America Great".
"Il s’est avéré que c’était le nouveau slogan de Donald Trump et c’était aussi la première fois qu’on le voyait. On dit parfois que les hommes d’affaires de Yiwu connaissent à l’avance toutes les tendances internationales, car c’est ici que les souhaits et les désirs du monde sont exprimés pour la première fois. Ainsi, en fonction des gadgets qu’ils doivent fabriquer, les patrons des usines de Yiwu pourraient savoir qui sera le prochain président des États-Unis. Et à Yiwu, tout le monde m’a déclaré que Trump serait réélu. Heureusement, ils se sont trompés!"