Dans le guide de cuisine d’Abhijit Banerjee, prix Nobel d’économie 2019, vous sortirez de l'ordinaire facilement et avec faste. Du menu à concocter pour vos invités les plus prestigieux aux végétariens qui débarquent à l'improviste. Précieux!
De quoi parle-t-on quand on est attablé avec un prix Nobel d’économie? Dans le cas de l’Indien Abhijit Banerjee, de son premier livre de cuisine, de fêtes somptueuses et de choux de Bruxelles à l’indienne. Son livre, "Cooking To Save Your Life" se lit comme une carte de plus de cent plats et autant d’idées brillantes. Le plus? Une connexion belge.
Dans son édition du samedi 25 décembre dernier, le New York Times offrait une carte blanche à Abhijit Banerjee, prix Nobel d’économie 2019, pour son approche expérimentale de la lutte contre la pauvreté. Chose assez courante en ce domaine, ce professeur du MIT a partagé cet honneur avec Michael Kremer de l’Université Harvard et Esther Duflo, elle aussi professeur au MIT, épouse de Abhijit Banerjee et mère de leurs deux enfants.
"La cuisine m’a toujours intéressé, j'observais ma mère et je servais de petite main, pour écosser les petits pois par exemple."
Illustré de la main très personnelle de Cheyenne Olivier, l’article est intitulé "A feast isn’t just about food - it’s about joy". Son développement est orienté vers l’économie sociale pour s’achever sur une considération personnelle de l’auteur: pour être dans l’esprit de la fête, ce qui importe c’est de sortir de l’ordinaire avec quelque chose de spécial et fastueux.
Il conclut son propos par une de ses recettes maison préférées: le fromage mariné (brie, camembert, taleggio...) immergé dans son équivalent d’huile d’olive fruitée (250 ml!). Cette recette, une ode à la gourmandise sans freins, figure à la page 17 du livre publié en novembre dernier en Inde chez Juggernaut sous le titre "Cooking to Save your Life".
Métaphores
Ce serait mal connaître Abhijit Banerjee que de croire que ces mots sous-tendent un traité académique ou pompeux (il est étranger à ce genre de choses) sur la manière de se nourrir sainement. Au contraire: il fait référence à l’expression "One cannot cook to save his life", soit "Il ne sait même pas se faire cuire un œuf". Notre homme, et cela s’affiche à chaque page du livre, a l’humour décapant de celui qui ne se prend pas au sérieux.
Les textes introductifs de chaque recette sont des mises en situation. Pour le fromage mariné, "un plat aussi merveilleux qu’improbable", il imagine de le préparer pour un ami très cher qui réapparaît dans votre vie après de nombreuses années "afin d’ouvrir la porte des souvenirs".
D’autres contextes métaphoriques sont plus hilarants, comme "votre petit frère, qui a bataillé avec votre mère tous les soirs pour défendre son droit divin de ne pas manger de légumes autres que les pommes de terre est aujourd’hui en couple avec une vegan". Pour eux, on préparera donc du 100% vegan, soit un dal au chou-fleur, sachant que notre cuisinier considère le dal (un plat de lentilles) "comme la plus grande contribution de son pays à l’humanité", osant même la métaphore suivante: "il (le dal) s’enroule autour de vous comme un châle un jour d’hiver".
Choux de Bruxelles
Alignant dans le menu de ce dîner d’autres plats sans protéines animales, l’auteur cuisinier ponctue avec le même humour "il y aura ainsi assez à mastiquer au cas où la conversation tomberait en panne".
Point de départ de Banerjee pour ce livre de cuisine: aider les lecteurs à préparer le repas parfait, même s’ils n’ont pas le temps ou les ressources pour le faire.
Pourtant, et Cheyenne Olivier le confirme, lorsqu’il est aux fourneaux, soit quasi chaque jour de l’année, Abhijit Banerjee est totalement concentré sur ce qu’il prépare, notamment sur la succession des étapes de la cuisson, particulièrement le temps nécessaire à la révélation de la saveur d’une épice, une caractéristique de la cuisine indienne.
Cette cuisine est celle de son enfance à Kolkata (ex Calcutta). "Chose rare dans ma génération, ma mère travaillait: elle était professeure d’économie, comme mon père d’ailleurs. À mon adolescence, j’avais quinze ans, elle a pu se faire aider par un cuisinier, qu’elle encadrait dans les grandes lignes. La cuisine m’a toujours intéressé, je les observais et je servais de petite main, pour écosser les petits pois par exemple."
Après ses études à Delhi, il poursuit sa formation aux États-Unis pour obtenir, en 1988, un doctorat à Harvard. Il a 27 ans. La cuisine ne quittera pas le futur professeur qui, en plus, y prend du plaisir. Le répertoire de la cuisine familiale des premiers moments, bengalaise et indienne en général, s’étoffe rapidement. Un de ses amis américains avait passé quelques années à Singapour; les saveurs d’Asie du Sud-Est lui sont donc rapidement devenues aussi familières.
Une des plus étonnantes acclimatations - elle est récente pour l’Inde - est le fait des choux de Bruxelles. Sa première expérience fut cependant bien décevante, dans la cantine d’une école qu’il fréquenta quelques mois dans le nord de l’Angleterre. Ces choux de Bruxelles bouillis et trop cuits dégageaient une odeur d’œuf pourri! "Disons simplement que nous ne sommes pas quittés amis", plaisante-t-il.
Il y a fort à parier qu’Abhijit Banerjee a eu l’occasion de se réconcilier avec eux en Belgique quand, au début des années 1990, il partage un semestre entre Paris et l’ULB, université où il compte des amis. Sa recette consiste à rôtir les choux au four avant de les faire sauter avec des épices typiquement indiennes.
Il y a aussi la curiosité, comme l’explique Cheyenne Olivier: "S’il va au restaurant, s’il goûte un nouveau plat, Banerjee cherche à le comprendre, à déceler ses ingrédients et son mode opératoire. Il va ensuite tenter, souvent avec succès, de le reproduire, en lui apportant sa note personnelle. Il s’efforcera, entre autres, de rendre sa réalisation plus performante en éludant une étape qui n’est pas nécessaire."
Avec des iPhones et des balles de golf
"Cooking to Save Your Life" a beau avoir été écrit par un prix Nobel d’économie, il n’est pas nécessaire d’être un scientifique pour faire les recettes d’Abhijit Banerjees. Il définit la taille d’une gousse d’ail en la comparant à la "dernière phalange du majeur", même si elle n’est pas la même pour tous. D’autres exemples d’unités de mesure alternatives sont "la longueur d’un iPhone" ou "la taille d’une balle de golf". "Trois centimètres ou deux millimètres sont encore des concepts que beaucoup de gens ne comprennent pas", dit Banerjee. "Je voulais que ce livre reste accessible. Et je n’ai jamais eu l’intention de présenter des plats très compliqués."
Complicité
C’est en ce sens qu’il remarque d’emblée que "dès les prémices du livre, je me suis rendu à l’évidence que mon approche de la cuisine était liée à mes instincts d’économiste et de spécialiste des sciences sociales. Lorsque vous cuisinez au quotidien, vous devez faire des choix. Vous n’allez pas faire vos courses tous les jours. Aujourd’hui, vous avez du chou-fleur, mais pas d’artichauts... Dans notre métier, nous sommes toujours face à cette notion de contrainte. La contrainte fait partie de la vie, elle est omniprésente. Vos enfants doivent passer à table à un moment donné. Vous avez votre travail, vous ne pouvez pas rentrer à la maison quand vous le souhaitez et commencer à cuisiner, au contraire: vous rentrez quand votre boulot le permet. Lutter contre le temps est important et cela nous ramène de nouveau à la science sociale."
Il poursuit: "Les illustrations de Cheyenne sont très importantes et pertinentes parce qu’elles communiquent un certain sens; je ne dirais pas de chaos, mais un manque de full control." Si la complicité entre l’illustratrice et son coauteur est ici mise en avant, c’est que celle-ci a vécu trois années et demie dans sa famille. "Je les ai rencontrés en France. Ils cherchaient une baby-sitter pour les accompagner pendant trois semaines en Inde. Le test fut concluant, c’est ainsi que j’ai pris le chemin de Boston."
Aux premiers temps, Cheyenne Olivier - qui est végétarienne - observe le maître de maison. Elle devient rapidement sa petite main. Mais, peu à peu, elle prend du galon jusqu’à partager l’élaboration du menu. En effet, le couple formé par Abhijit Banerjee et Esther Duflo aime recevoir, Abijit Banerjee faisant des aller et retour entre les fourneaux et ses hôtes, omettant même de se débarrasser de son tablier.
Ces situations sont mises en scène dans le livre de manière parfois désopilante, à l’image du ceviche à la framboise imaginé pour quand votre patron est invité à dîner à la maison, alors que "d’habitude vous vous nourrissez de plats livrés par Zomato and Swiggy (le Uber indien)".
"Je ne veux pas être un moraliste. Bien que je demande à mes lecteurs d’envisager différemment la façon dont ils consomment de la viande.
"J’ai commencé à songer à un livre en 2016, en guise de cadeau de Noël pour mon beau-frère. De nouveaux chapitres sont venus compléter cette ébauche en 2017 et 2018. Un jour, Chiki Sarkar, éditrice indienne de nos ouvrages d’économie, s’est
proposé de transformer le manuscrit en un livre d’une centaine de recettes. J’ai donc dû adapter ici et là la version originale pour un public occidental. Parmi les détails de vocabulaire, l’épice asofoetida, une des bases incontournables de notre cuisine, est désignée par son nom local à savoir le hind."
Banerjee poursuit: "Je n’aime pas les livres de cuisine qui ne sont qu’une compilation de recettes. J’aime que l’auteur nous plonge dans un contexte. Parmi mes auteurs préférés figure Fuchsia Dunlop, qui a consacré un ouvrage à la cuisine du Sichuan, au début des années 2000. La moitié du livre parle de son expérience dans la Chine des années 1980, au moment où le pays s’ouvrait au monde, et la manière dont les gens s’alimentaient alors. Je me souviens, entre autres, de la peau de canard. C’est dans ce sens-là que sont intervenues Chiki et Cheyenne, en me demandant d’y apporter les éclairages de l’univers des sciences sociales et de notre approche expérimentale de la pauvreté."
Riz basmati
Si le ton des commentaires des recettes est volontiers badin, la dizaine de textes introductifs des recettes plongent le lecteur dans des réalités diverses, sans pour autant adopter un ton professoral, voire pompeux, ce que notre homme abhorre. Dans les pages qui précèdent les recettes à base de riz, il explique que le développement des rizières pour le riz basmati au Pendjab a des répercussions catastrophiques sur les réserves en eau. "Le succès de ce riz a constitué une aubaine économique pour ces régions. Le problème est que ces zones n’ont jamais été destinées à la culture du riz. Celui-ci doit germer dans une eau stagnante. Or, en avril et en mai, lorsque les agriculteurs sèment le riz, il fait chaud et sec, et cette eau pompée s’évapore rapidement, rendant les arrosages fréquents. Il faut ainsi compter 4.000 litres d’eau pour produire 1 kilo de riz. En conséquence, la profondeur des forages ne cesse d’augmenter et l’on estime que les réserves d’eaux souterraines du Pendjab seront à sec dans un peu plus de 15 ans!"
Lorsqu’il aborde le thème des légumes mêlé à celui de la viande, il met tout d’abord les choses à plat: "Aux USA, on m’aborde souvent (en tant qu’Indien) d’un: 'Vous êtes végétarien n’est-ce pas?», à quoi je réponds par un 'pas du tout!', sans doute prononcé avec plus de véhémence qu’une telle question innocente ne le ferait."
Compromis wagyu
Toutefois, les plats de légumes ont été sélectionnés en se basant sur l’idée qu’ils doivent être à la fois suffisamment délicieux pour être le point culminant d’un repas, et impliquer moins de 20 minutes de travail réel. "Le but est de vous convaincre, si vous avez besoin de l’être, que les plats de légumes peuvent être les vedettes du repas, même s’il y a de la viande ou du poisson."
S’agissant de la viande, Abhijit Banerjee déclare jouer cartes sur table: "J’aime la viande, surtout pour la délicieuse graisse qu’elle contient». Il argumente cependant: Si, comme moi, vous voulez garder la viande au menu, pourquoi ne pas opter pour ce que j’appellerais le compromis Wagyu? Manger moins de viande, mais une viande de meilleure qualité, produite avec bienveillance et considération, comme la viande Wagyu est censée l’être."
Loin de vouloir jouer les moralisateurs, il ajoute: "L’une des maximes de l’économie est censée être "de gustibus non est disputandum": les gens savent ce qu’ils veulent, ne leur dites pas ce qu’ils aiment. C’est clairement ce que je ne fais pas ici, en demandant à mes lecteurs de penser différemment la façon dont ils mangent la viande."
C’est là toute la beauté, toute la générosité de cet ouvrage et de son auteur. Il partage avec le lecteur son cheminement quotidien, que ce soit devant un kadai (le wok indien) ou à la direction du J-PAL, l’institution qu’il a créée avec Esther Duflo. Le J-PAL s’appuie aujourd’hui sur un réseau de 262 chercheurs affiliés dans 91 universités du monde entier. Leur mission consiste à lutter contre la pauvreté en veillant à ce que les politiques sociales s’appuient sur des preuves scientifiques.
De manière plus prosaïque et plus proche de nos fourneaux, ce livre est totalement accessible. D’emblée Banerjee met un point d’honneur à utiliser des termes que chacun comprend. Il détaille ainsi la grosseur d’une gousse d’ail en la comparant à la dernière phalange d’un majeur (même si celle-ci peut varier d’un individu à l’autre). Les quantités sont précises. À ce jour, ce livre de cuisine peu banal ne peut être commandé qu’en Inde. Ses auteurs sont en quête d’un éditeur en Occident pour une version adaptée et augmentée. "Nous avons des réserves", explique Olivier. "Nous avions reçu en cadeau des carnets pour y rédiger nos recettes. Nous en avons déjà une centaine, toutes inédites!" Avis aux amateurs...
À découvrir: la célèbre recette de "choux de bruxelles comme en Inde du sud", le très confort food "fromage mariné à l’huile d’olive" et les sensationnelles "pommes de terre à en croûte de sésame".