Bonne nouvelle en cette Journée internationale des droits des femmes: Bruxelles accueillera bientôt The Nine, un business club réservé aux femmes.
"Vous créez un club? Réservé aux femmes? Un club de strip-tease? Un bordel alors?" En général, quand Georgia Brooks présente son concept, elle se heurte à des préjugés tenaces et des blagues graveleuses. "Cela montre une fois de plus combien il est nécessaire d’ouvrir un lieu réservé aux femmes", souligne la Bruxelloise d’adoption. The Nine est le premier business club bruxellois women only. Les femmes qui le fréquenteront garderont leurs vêtements et les hommes n’en franchiront le seuil qu’au bras d’une de ses membres.
"Les femmes vivent actuellement un moment historique: pour la première fois, l’Union Européenne a une présidente et les États-Unis, une vice-présidente. Sans compter l’impact de #metoo, qui a permis d’ouvrir le débat sur les comportements transgressifs." Cette actualité a galvanisé Georgia Brooks. Pour elle, c’était le moment de lancer un business club réservé aux femmes.
Club privé pour femmes
Son idée n’est pas si neuve que ça. "À Londres, ainsi que dans le reste du monde, ce type de club existe déjà", explique-t-elle. "Est-ce que nous sommes à la traîne en Belgique? C’est vous qui le dites: moi, je suis sûre qu’à Bruxelles, nous sommes prêtes."
"Toute femme peut devenir membre, ainsi que les personnes non binaires."Georgia Brooks
"Depuis longtemps, je rêve d’un club privé pour femmes, un lieu où l’on puisse se sentir vraiment à l’aise. Pour le moment, ça me manque énormément, mais un club mixte, ce n’était pas envisageable: il y en a déjà suffisamment", avance-t-elle. "Je suis membre de plusieurs clubs pour femmes à Bruxelles qui organisent de chouettes événements, mais nos réunions ont toujours lieu dans un restaurant ou un café. Et, invariablement, au milieu de la soirée, des hommes viennent se mêler à nos conversations, sans y être invités bien sûr: c’est dérangeant."
The Nine
Cela fait trois ans que Georgia Brooks réfléchit à son projet de club. En 2019, elle a acheté les murs, une maison de maître de 1899 avec un grand jardin, à deux pas du Berlaymont. Pendant des années, cet immeuble avait hébergé le restaurant Barbanera, où de nombreux députés européens (au masculin) venaient s’attabler pour réseauter.
"Pendant un temps, il a donc abrité une sorte de club pour hommes en lien avec les institutions européennes. Quelle merveilleuse coïncidence!", ironise Georgia Brooks. En tant que spécialiste de l’Antiquité (elle a étudié l’Antiquité classique à Londres, Warwick et Bologne), elle s’est inspirée de la mythologie grecque pour trouver le nom de son club.
"Lors des entretiens d’admission, je ne m’enquiers pas de leur patrimoine, de leur diplôme ou, pire encore!, de l’identité de leur mari ou de leur père."Georgia Brooks
"The Nine fait référence aux neuf muses qui chacune, représentent une forme d’art -la musique, la poésie, le chant ou la danse. Aujourd’hui, les muses existent toujours, mais en référence à un homme, comme la muse de Rodin, Camille Claudel. Je tiens à ce que les femmes s’approprient ce concept: elles doivent être leur propre muse."
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Groupe hétérogène
"Ah, c’est vous qui allez diriger le club de strip-tease!", s’est entendu dire Brooks à plusieurs reprises, lors des réunions de commerçants du quartier. "La machine à rumeurs est en marche!", s’amuse-t-elle. Les inscriptions seront bientôt ouvertes. En fonction des mesures relatives au corona, elle prévoit une série de micro lancements au mois d’avril. L’inauguration proprement dite est prévue pour septembre, le 9 évidemment."
"Toute femme peut devenir membre, ainsi que les personnes non binaires, au prix de lancement fixé dans une fourchette de 650 à 900 euros par an. Lors des événements, chaque membre est autorisé à venir accompagné de trois invités, qui peuvent être des hommes.
"The Nine ne doit pas devenir le pendant féminin du Cercle Gaulois", précise Brooks. "Je voudrais rassembler un groupe hétérogène de femmes. Afin d’attirer un large public, je propose des tarifs réduits pour les jeunes femmes et les personnes travaillant dans le secteur à but non lucratif. Lors des entretiens d’admission, je ne m’enquiers pas de leur patrimoine, de leur diplôme ou, pire encore!, de l’identité de leur mari ou de leur père, mais de leurs valeurs: je recherche des femmes authentiques, curieuses, motivées et positives."
Toutes ces femmes (elle vise 500 membres) pourront faire de The Nine une sorte de seconde maison. "Ici, nous connaissons votre nom et savons comment vous préférez boire votre café", explique Brooks. Le rez-de-chaussée accueille un restaurant doublé d’un bar et, à l’étage, se trouvent des espaces de coworking, des salles de réunion, une bibliothèque et une galerie d’art. À terme, elle voudrait aménager un espace wellness dans les combles.
Des événements, conférences et colloques, y seront également organisés: "Sur toutes sortes de sujets, de la fintech aux start-ups beauté ou au capital-risque. Tout est possible." Brooks compte aussi ouvrir des succursales en Belgique et à l’étranger.
Du Canada à Bruxelles
Depuis six ans, Bruxelles est le port d’attache de Georgia Mourad Brooks. Mais que signifie être chez soi quand on est de père britannique et de mère d’origine libanaise, née en Égypte, mais ayant passé une partie de son enfance à Montréal parce que ses parents (chrétiens) avaient fui leur pays? "Mes grands-parents maternels sont arrivés au Canada avec une seule valise. Le choc: il y avait 20 degrés en dessous de zéro alors qu’au Caire, il faisait 40 degrés. Plus tard, ma mère a émigré avec mon père en Angleterre."
Comme sa mère, Georgia, qui a grandi au Canada et en Grande-Bretagne, a émigré par amour. Elle est venue s’installer à Bruxelles pour rejoindre Johan Ysewyn, un avocat réputé, spécialisé en droit de la concurrence et partenaire chez Covington & Burling.
"Vous savez ce que je déteste? Que les gens s’adressent à moi en m’appelant Madame Ysewyn. Je ne peux pas m’empêcher de rétorquer 'Je suis Madame Brooks'. Les femmes sont encore présentées en lien avec leur mari. Nous devrions pourtant avoir dépassé ce stade, non?"
"Quand j’ai rencontré Johan, il était divorcé et avait trois enfants. Comme il lui était impossible de déménager, c’est moi qui ai fait mes valises. Mais, de toute façon, j’avais envie de me lancer dans une nouvelle aventure. Au niveau professionnel, j’étais également prête à relever un nouveau défi."
"J’ai travaillé pendant cinq ans comme rédactrice en chef chez Chambers & Partners, une société qui produit un classement annuel mondial des meilleurs cabinets d’avocats. Je n’avais pas prévu l’impact de mon émigration. Laisser derrière soi ses amis, sa famille, son environnement familier: c’était plus violent que ce à quoi je m’attendais. Ce n’est que maintenant que je comprends ce que ma mère a vécu. Je suis devenue très proche d’elle."
La littérature au féminin
Le féminisme et l’émancipation des femmes ne sont pas des concepts creux pour la Bruxelloise d’adoption. Quand c’est possible, elle collabore avec des femmes pour The Nine. Pour la rénovation, elle a engagé l’architecte d’intérieur Hélène Van Marcke. Sa conseillère artistique est Stephanie Manasseh, qui organisera également des expositions dans la maison. "Bien sûr, elle ne sélectionnera que des artistes femmes", précise Brooks. La carte des vins proposera des vins produits par des viticultrices, tandis que la bibliothèque présentera uniquement des auteurs féminins et de la littérature féministe.
"Comme George Eliot, ma romancière préférée. Elle utilisait un pseudonyme masculin pour être prise au sérieux." Pour l’identité visuelle, Brooks a fait appel à Audrey Schayes de Codefrisko. Quant aux produits de beauté dans les toilettes et les douches, ce sont ceux d’une marque belge fondée par une femme, avec laquelle elle va bientôt signer un contrat. "Il y a aussi des collaborations avec des hommes, mais quand je peux choisir une femme, je le fais."
Femmes du Moyen-Orient
The Nine n’est pas le premier projet idéologique de Brooks. En 2017, elle a fondé Fempower Initiative, une organisation à but non lucratif qui fournit une instruction et des soins de santé aux femmes du Moyen-Orient. "J’ai lancé cette organisation trois jours après mon mariage. En termes de planification, ce n’était pas l’initiative la plus commode!", s’exclame-t-elle en riant. Fempower, qui fait partie de la Fondation Roi Baudouin et fonctionne grâce aux dons d’amis, de membres de la famille et de philanthropes anonymes, est principalement active dans un bidonville du Caire où vivent neuf millions d’habitants.
"Il n’y a pas de chiffres officiels, car là-bas, personne n’a de papiers. J’ai toujours eu un lien très fort avec le Caire: ma mère en est originaire et une grande partie de ma famille y vit encore. Avant l’ouverture de notre hôpital, il n’y en avait pas: c’est inimaginable!", s’exclame Brooks, qui passe deux à trois mois par an au Caire.
"Le lockdown nous a ramenées au modèle des années 50."Georgia Brooks
"Nous nous concentrons sur l’instruction, car son impact est prépondérant; l’instruction change la vie, surtout pour une fille. L’une d’elles m’a dit: 'En apprenant à lire et à écrire, je trouve les mots pour dire à mon père de ne pas nous frapper, ma mère et moi'. Et elles ont d’autres rêves: elles ne veulent pas se marier, mais devenir enseignantes. L’année dernière, nous avons lancé un programme à Beyrouth, où un millier de filles suivent déjà des cours. L’instruction a aussi un effet boule de neige, car les filles instruites transmettent leurs connaissances."
Pandémie
Brooks a fondé Fempower suite à une déception. Quand elle est arrivée à Bruxelles, elle a travaillé pour l’organisation à but non lucratif Christian Solidarity Worldwide: elle faisait des recherches sur la liberté religieuse au Turkménistan. "C’était intéressant, mais j’étais lassée de devoir passer par la politique. Je voulais y aller moi-même, bottom-up, les pieds dans la boue", témoigne Brooks.
"Parfois, j’ai l’impression de vivre dans deux univers. À Bruxelles, je vois de belles maisons, et au Moyen-Orient, la misère. Et la pandémie n’a fait que renforcer cette situation. Là-bas aussi, les écoles ont été fermées, de sorte que beaucoup plus de filles se sont retrouvées prises au piège du mariage précoce, car cette option leur offrait davantage de sécurité."
"Chez nous également, la pandémie est plus désastreuse pour les femmes que pour les hommes. Tout d’abord, il y a l’explosion de la violence domestique. De plus, pendant le confinement, nous sommes retombés dans les vieux schémas des années 50, ou pire, car en plus d’assumer toutes les tâches ménagères et la garde des enfants à la maison, les femmes ont dû respecter leurs échéances professionnelles. Résultat: l’année dernière, un nombre impressionnant de femmes sont passées au temps partiel. Autre désavantage: elles sont plus actives dans des secteurs touchés par le corona que les hommes."
Excentricité britannique
The Nine, qui est financé par des fonds propres, des dons de sponsors et des prêts bancaires, accueillera des événements Fempower, mais d’autres organisations à but non lucratif seront également les bienvenues. "Je ne fais pas ce projet pour la gloire ou l’argent. Un buy-out dans cinq ans n’est pas envisageable. Que ferais-je alors? Acheter un yacht? Non, je fais ça pour aider les femmes à continuer à s’émanciper!" Brooks est une féministe assumée. "Savez-vous ce que Ruth Bader Ginsburg avait répondu lorsqu’on lui avait demandé quand il aurait suffisamment de femmes à la Cour Suprême des États-Unis?
"Quand il y en aura neuf!" On avait trouvé ça choquant, mais personne n’avait été choqué tant qu’il y avait neuf hommes. J’ai toujours été contre les quotas, jusqu’à ce que mon mari me convainque, alors que lui non plus n’en était pas partisan au départ. Mais vu que rien n’a vraiment changé dans son secteur au cours des 30 dernières années, il pense qu’il faut y remédier. Si les quotas peuvent conduire à une répartition plus équilibrée des emplois, la fin justifie les moyens."
Avant de prendre congé, Brooks nous invite à faire une petite visite. Le papier peint paysager et les accents de cuivre donnent une touche cossue au restaurant et au bar du rez-de-chaussée. À l’étage, les espaces de travail sont plus zen, avec beaucoup de blanc. Brooks et son architecte d’intérieur ont choisi une palette de couleurs audacieuses et un papier peint jusqu’au plafond pour les toilettes.
"J’aime cette excentricité so British." Nous descendons l’escalier de service shocking pink, emprunté autrefois par des armées de servantes très "Downton Abbey", ce qui n’est pas vraiment féministe, bien sûr. Brooks rit: "Le monde change grâce aux actions qui sont posées et c’est exactement ce que je veux faire. Je ne peux pas changer le passé, mais bien l’avenir."
The Nine, rue Archimède 69 à Bruxelles, @theninebxl