Seize couverts, vingt services, 200 euros par tête et maximum deux personnes par réservation. Chambre Séparée, le nouveau restaurant de Kobe Desramaults à Gand, table sur l'exclusivité. Nous l'avons recontré en présence du designer d'intérieur Frederic Hooft. "Je déteste les longs repas."
"Je sais, vous n'êtes pas le premier à le dire!" Kobe Desramaults rit en plantant quelques légumes dans les jardinières installées devant son nouveau restaurant, Chambre Séparée, dans un quartier animé de Gand. Le chef prend un risque: ces légumes et ces herbes aromatiques se retrouveront dans ses assiettes.
Ce restaurant est un projet éphémère: dans trois ans, il fermera définitivement, remettant Kobe Desramaults en quête d'un nouveau projet.
C'est à midi que nous avons rendez-vous pour parler de son nouveau restaurant, dans l'espoir d'obtenir un avant-goût de sa cuisine. Mauvaise idée: Chambre Séparée est encore un chantier et il fait livrer des pizzas -qui ne viennent pas de Superette, sa boulangerie/restaurant à succès, car on n'en fait pas à midi. De toute façon, il n'était pas envisageable d'y luncher car ce nouveau restaurant n'ouvre que le soir. Seize couverts, vingt services, 200 euros par tête et deux personnes par réservation maximum: "À Superette, c'est génial de manger en groupe, en faisant tourner le vin et les plats, mais, ici, je ne veux plus recevoir des grands groupes", affirme Kobe Desramaults.
Ce qu'il veut, il le teste aujourd'hui avec quelques amis, une semaine avant l'ouverture officielle prévue le 1er juin prochain. Le promoteur immobilier Ignace Vandenabeele de Gedevco prend place à notre table. Il est propriétaire du bâtiment, la tour Belgacom, où se trouve le restaurant. Bien que longtemps qualifiée de 'bâtiment le plus moche de la ville', le revival du brutalisme lui a valu un nouvel engouement. Frederic Hooft fait partie de ces fans. Le designer d'intérieur gantois a conçu l'élégant aménagement du restaurant avec un comptoir (temporaire) et participe également à la dégustation de ce soir. Par contre, Sergio Herman ne viendra pas. "Il est l'une des rares personnes pour lesquelles cuisiner me rend vraiment nerveux, parce qu'il signifie énormément pour moi", explique Kobe Desramaults, qui a travaillé pendant deux ans à l'Oud Sluis, le restaurant triplement étoilé de Sergio Herman. "Il ne sera le bienvenu qu'une fois que nous serons parfaitement rodés."
Pourtant, Sergio Herman était présent le dernier jour chez In de Wulf, le 11 décembre 2016. Également présents ce jour-là, René Redzepi du Noma de Copenhague, Inaki Aizpitarte du Chateaubriand de Paris, Stephen et David Dewaele, les musiciens de Soulwax/ 2manyDJ's. Pour le dernier service chez In de Wulf, ils ont offert à l'assemblée un DJ set du tonnerre. "En cuisine, j'écoutais toujours Soulwax: c'était la seule musique que les vingt nationalités présentes dans ma brigade connaissaient!", explique le chef. Et Frederic Hooft d'ajouter: "Dommage que je ne sois pas resté, Kobe! Ce midi-là, j'étais allé manger chez In de Wulf en compagnie de mon amie et du cuisinier-traiteur Stefan Boxy. À 20 heures, je n'en pouvais plus..."
À l'époque, il est l'un des seuls à connaître les projets du chef suite à la fermeture de In de Wulf: partir en voyage au Japon et à New York. Et ouvrir un nouvel établissement à Gand avec sa sprl In de Wulf, dont il sera le designer: "Le grand avantage, c'est que le restaurant fermera ses portes dans trois ans et demi environ. La tour Belgacom sera ensuite démolie." Le chef ajoute: "Ça doit donc être parfait. Nous n'avons pas de période de rodage et on va nous passer à la loupe. Notre temps est limité, mais c'est aussi un soulagement. Je ne voudrais pas à nouveau cuisiner pendant douze ans dans le même restaurant."
Étiez-vous en difficulté?
Kobe Desramaults: "J'avais l'impression de ne plus faire ce que je préfère: cuisiner. Au moment où nous avons annoncé la fermeture, c'était la meilleure année d'In de Wulf qui commençait. Nous étions enfin rentables. Comme je savais où était la ligne d'arrivée, je pouvais tout donner jusqu'au bout. Les deux premières années et la dernière ont été mes temps forts. En un an seulement, nous avons obtenu une certaine reconnaissance, ce qui m'a apporté un boost d'énergie. Et, à la fin, c'était juste très agréable de voir la date d'expiration approcher. J'avais un but à atteindre: l'apothéose, puis quatre mois de congé."
Êtes-vous tombé dans un trou noir, le lendemain de la fermeture?
Desramaults: "Le dernier dimanche, non: je me sentais super bien. Mais la veille, j'étais malheureux: j'étais seul dans le restaurant, à attendre que deux clientes rentrent enfin chez elles. Sortez, s'il vous plaît, me disais-je, car je voulais être seul. À 2 heures du matin, quand elles sont enfin parties, j'ai pleuré comme un enfant. J'avais peur de mal vivre cet adieu, alors qu'une énergie énorme s'était libérée. Ma plus grande crainte était de le regretter, mais, aujourd'hui, le restaurant est vendu et je ne le regrette pas une seule seconde."
Goûterons-nous les fruits de votre tour du monde dans votre nouveau restaurant?
Desramaults: "Vous voulez savoir si je vais cuisiner japonais? Si je dis oui, tout le monde va penser que nous allons faire des sushis et manger avec des baguettes, mais la cuisine japonaise est depuis plus longtemps présente chez moi, par exemple dans le miso que nous faisions fermenter nous-mêmes. C'est typiquement japonais: vous mangez ce qu'a préparé le maître sushi devant vos yeux. Il vous interrompt si vous êtes en pleine conversation: il faut déguster sa création aussi fraîche que possible, sans même prendre le temps de la photographier. Chez In De Wulf, il fallait parfois plusieurs minutes pour qu'une préparation arrive à table, au prix de la qualité."
Le Japon a-t-il été une révélation?
Desramaults: "J'ai voyagé seul et, au bout d'un mois, je n'avais plus un yen, mais quelle expérience! Grâce à des blogueurs food internationaux, j'ai pu aller chez Kyo Aji, un chef légendaire de 90 ans qui tient un minuscule restaurant étoilé de dix couverts avec son épouse et sa fille. Depuis 50 ans, il n'a de place que pour ses fidèles clients. Sa fille m'a parlé de milliardaires prêts à tout pour un couvert, mais il refuse catégoriquement. Et il ne prend pas de réservations. L'argent ne l'intéresse pas, en revanche, il tient à cuisiner pour les gens qu'il a choisi et à qui il sert un menu kaiseki, un menu traditionnel de mets préparés devant vous. C'est d'ailleurs le concept de Chambre Séparée: un seul menu dégustation, rien à la carte, pas de gimmicks genre '5 structures de carottes' et, pour accompagner le repas, une infusion, un jus, du vin, en fonction du plat."
Et donc, pas de structure française traditionnelle: dégustations, entrée, plat et dessert, avec des pauses entre chaque préparation?
Desramaults: "Je déteste les longs repas. Quatre heures au restaurant, je ne peux plus! On finit par perdre sa concentration, non? J'ai imaginé un restaurant qui colle à la façon dont je préfère manger."
Vous rappelez-vous quel dessert Kobe vous a servi lors du repas d'adieu d'In De Wulf, Frederic?
Frederic Hooft: "Euh, j'avais vraiment trop bu (évasif)... j'ai toujours trouvé la cuisine de Kobe très pure et équilibrée. Chez d'autres chefs, j'ai souvent une overdose de sucre. Chez lui, jamais."
Desramaults: "Je déteste l'impression d'être saturé. On ne mange plus pour se rassasier, comme c'était le cas après la Seconde guerre mondiale. En sortant d'un restaurant, on ne doit pas être KO: on doit avoir envie de sortir. C'est pourquoi, à Chambre Séparée, mon souhait est de condenser l'expérience: vingt petites assiettes en deux heures. La soirée est un scénario que nous devons orchestrer avec une très grande précision, à la minute près. Notre objectif n'est pas de gaver le client jusqu'à ce qu'il n'en puisse plus, mais de le faire assister à une sorte de représentation théâtrale avec une structure claire, un début et une fin. En général, un film ou une pièce de théâtre ne dure que deux heures: comme arc de tension, c'est parfait."
L'intérieur du nouveau restaurant est d'un luxe désuet, avec une moquette vert foncé et un rideau de scène: pas du tout en harmonie avec l'architecture brutaliste de l'ancienne tour Belgacom.
Desramaults: "Depuis Superette, un vent rock'n'roll souffle sur le paysage culinaire. Vous connaissez ça: des serveurs en T-shirt avec des tatouages et des sneakers qu'il est impossible de distinguer des clients. La déco de Superette est très 'rough', mais c'était une solution d'urgence: comme nous n'avions pas de budget, nous l'avons réalisé nous-mêmes. Et comme le visa de la boulangère expirait neuf mois plus tard, il fallait ouvrir sans traîner. Tout ça est rock'n'roll et sympathique, mais j'en avais marre de cet anticonformisme, aussi parce que c'est devenu du marketing. Je voudrais cuisiner de manière sophistiquée à nouveau, dans un espace chic, avec une ambition contemporaine."
Hooft: "Cela doit être un endroit où les gens viendront en ayant fait l'effort de s'habiller. D'où cette moquette qui donne une ambiance très classe et qui rappelle les beaux restaurants des années 80 et 90."
Desramaults: "Je suis fasciné par ces restaurants, ils ont une âme. Je les trouve incroyablement sexy. Pour moi, il ne s'agit pas de protocole ni de manières guindées, mais d'élégance sophistiquée. Même si ma cuisine à Chambre Séparée est axée sur le feu de bois, les plats que nous sortons sont délicats et subtils."
"Mon souhait est de condenser l'expérience: vingt petites assiettes en deux heures. La soirée est un scénario que nous devons orchestrer avec une grande précision, à la minute près."
Vous avez fermé In de Wulf et revenez à Gand, la ville de 'vos' Flemish Foodies, de Superette et du bistro gastro De Vitrine, aujourd'hui fermé. L'année dernière, vous vouliez ouvrir un établissement à Bruxelles, décoré par Lionel Jadot. Qu'est-ce qui vous amène à Gand?
Desramaults: "Je vois beaucoup de chefs étendre leur empire, ouvrir différentes enseignes et se développer sur le plan commercial, mais, à mes yeux, ce n'est pas une progression. Pour moi, l'évolution, c'est un petit établissement où je puisse officier seul. Je voudrais que ma cuisine continue à émouvoir ceux qui la dégustent et c'est possible en travaillant à petite échelle. (Pause) Après la fermeture d'In de Wulf, j'ai fait la liste de ce que je ne voulais plus. Je voulais cuisiner, mais pas assurer des services de cinq heures. Et je ne voulais absolument plus servir les grands groupes. Je voulais pouvoir orchestrer ma propre partition et avoir du monde autour de mon piano. Ici, les hôtes me voient cuisiner."
Et pourquoi ne vous êtes-vous pas installé près de Dranouter, votre région natale?
Desramaults: "Pour être dans l'animation de la ville, même si je ne pourrais jamais y vivre. Le changement me donne de l'énergie. À 23 ans, j'ai commencé à travailler à Dranouter, dans différents restaurants avec, en apothéose, mes douze ans chez In de Wulf. À la longue, ma région natale est devenue une prison. Un endroit que j'associais au stress. Pour me détendre, je venais à Gand. Aujourd'hui, c'est l'inverse: quand je reviens à Dranouter, je ressens une très grande paix."
Hooft: "Je comprends. Mes parents vivent en dehors de Gand, à la campagne. Ils ne sont jamais à la maison et donc, dès que je peux, je vais dans leur jardin. Je n'aurais jamais imaginé dire ça un jour, mais j'ai besoin de la nature! Je suis lié à Gand, c'est un endroit auquel je dois énormément, mais je n'y trouve plus le calme et je me vois bien quitter Gand. Je n'y resterai pas."
Vous disiez tout à l'heure que vous vouliez revenir à l'horeca?
Hooft: "C'est certain, si je perdais mon travail en tant que designer d'intérieur, je retournerais dans l'horeca. J'ai toujours adoré ça. Je suis allé à l'Académie de Gand, mais j'ai arrêté à 20 ans. L'école, ce n'était pas mon truc! Je n'ai jamais été un bon élève et j'ai dû promettre à mon père que je finirais par trouver ma voie. Il ne voyait pas ça d'un bon oeil. Après une année aux États-Unis, je suis revenu en Belgique, sans emploi. J'ai pu aller travailler dans la cuisine de Stefan Boxy, qui dirigeait un restaurant à Courtrai et une entreprise de catering avec son frère jumeau, Kristof. Ensuite, nous avons créé ensemble une entreprise de traiteur à Gand, Boxy Fine Foods. Ça n'a pas marché, c'était trop ambitieux. Nous nous sommes engueulés plus d'une fois, mais ce sont des choses qui arrivent avec son meilleur pote. Via ces commandes catering, je me suis retrouvé dans des belles maisons, chez des gens qui avaient des moyens. C'est ainsi que j'ai commencé à acheter et à vendre du mobilier et que mon entreprise de design d'intérieur a vu le jour. Je n'ai pas de diplôme, mais ça ne m'a jamais empêché d'entreprendre. J'ai commencé comme indépendant à 20 ans, sans emprunter ni recevoir le moindre euro. Je suis un self made man. Et si je pouvais recommencer, je ne changerais rien! Je suis chez moi partout. Emmenez-moi dans une friterie et je serai à l'aise. Faites-moi rencontrer un entrepreneur et je me sentirai tout aussi à l'aise avec lui."
Pour vous également, l'école a été un fiasco, Kobe. Cela vous a-t-il rendu plus fort?
Desramaults: "J'avais un problème de concentration, mais personne ne m'a jamais aidé à le surmonter. J'étais un rêveur, un vagabond, une petite crapule qui, du moins d'après les professeurs, ne supportait aucune autorité. Je ne suis jamais allé au-delà de la troisième année d'humanités. J'ai été mis à la porte de dix écoles. Comme ma mère avait remarqué que la cuisine m'intéressait, elle m'a proposé de faire ça en dernier recours. Ce n'est que quand, via un contrat d'apprentissage, j'ai travaillé dans les cuisines du restaurant Picasso, dans le Westhoek, que cela a commencé à m'intéresser. Et, à ma grande surprise, j'ai accepté l'autorité du chef. Ensuite, je suis allé travailler chez Sergio Herman à l'Oud Sluis. Il était très dur avec moi parce que mes connaissances n'étaient pas suffisantes. Cinq personnes, deux étoiles Michelin, quarante couverts: ce ne serait plus possible aujourd'hui. Sergio était à la fois super strict et grand frère: je l'admirais et il m'entraînait. Il a signifié beaucoup pour moi quand ma mère a voulu vendre In de Wulf et que j'ai repris le restaurant. Il a envoyé les bonnes personnes, and the rest is history!"
Frédéric et Kobe, vous êtes de la même génération, vous avez tous deux abandonné l'école et avez tous deux passé une partie de votre jeunesse à Gand même si vous venez d'horizons totalement différents -Kobe, d'un milieu de restaurateurs, et Frederic, d'une famille de dentistes et collectionneurs d'art. Comment vous êtes-vous rencontrés?
Desramaults: "Honnêtement, je n'y connais pas grand-chose en architecture d'intérieur, mais le chef Olly Ceulenaere, un bon copain, m'avait conseillé de contacter Frederic pour mon nouveau restaurant. En fait, je le connaissais déjà: il venait régulièrement à Superette et était venu plusieurs fois chez In De Wulf. Nous avons eu une seule conversation, je lui ai donné un seul croquis, ainsi qu'un budget et le terme 'Hollywood Regency' et je lui ai dit: vas-y!"
Hooft: "'Hollywood Regency' était destiné à m'inspirer: tu ne voulais surtout pas d'un nouveau In de Wulf. Sur ton croquis, il y avait un restaurant conçu comme un comptoir autour d'un feu ouvert et c'est avec ça que je me suis mis au travail."
Desramaults: "Je me suis demandé plusieurs fois: ce gars va-t-il venir avec des plans ou quoi?"
Hooft: "Je ne suis pas un homme qui a des plans super élaborés: j'aime improviser, mais croyez-moi, dès le début, j'avais à l'esprit le concept bien défini tel qu'il est aujourd'hui."
Tatouages pour l'un, t-shirt classique pour l'autre: on peut vous qualifier de drôle de tandem, non?
Desramaults: "J'ai peut-être des tatouages et un look rock'n'roll, mais je ne suis pas un dur à cuire."
Hooft: "Je m'habille peut-être plus classique, mais je suis un tout petit peu moins sage que j'en ai l'air."
Desramaults: "La seule fois où nous avons fait une sortie ensemble, c'était pour un concert de piano de Bruce Brubaker. C'est ça notre niveau de rock'n'roll attitude!"
Hooft: "À minuit, j'étais à la maison. Sobre. Voilà, c'est tout."
Chambre Séparée (Keizer Karelstraat, 1 à Gand), ouverture le 1er juin. Fermé le samedi et le dimanche. Réservations pour une ou deux personnes via www.chambreseparee.be