"Laissez brûler le feu de la mer", avait écrit le chef Willem Hiele. C’est ce qu'il fera à Oudenburg. Le four s’est éteint dans son restaurant à Coxyde et il s’en va travailler près des vagues d’Ostende, où il utilisera ce que la mer et la terre lui apportent.
Rendez-vous pris pour 9 heures. À 7h33, le chef m’envoie un texto: "Ça vous irait de me retrouver au Vistrap? Cordialement, Willem." D’emblée, les hommes de la mer se distinguent de ceux de la terre: ils se lèvent à l’aube. Bon, où se trouve exactement ce Vistrap (marché aux poissons)?
Il arrive, juché sur son vélo Eddy Merckx années 90, au cadre noir avec des touches de rose, qui apporte un peu de couleur sur le quai, en cette pâle matinée. On distingue à peine la mer. "Aujourd’hui, elle est plate", déclare Willem Hiele. "À coup sûr, il y aura du bar et du maquereau." En effet, mais il n’en achète pas, préférant faire l’éloge d’un beau turbot. "Il est de cette nuit?", demande-t-il à la poissonnière. "Y a-t-il beaucoup de 'geirnoazen' (soit crevettes en patois flamand)?" Il prend une crevette sur l’étal, l’épluche, la goûte, en prend une autre qu’il épluche aussi pour nous la faire goûter. Oui, c’est très bon: il achète deux pots de crevettes épluchées et attire notre attention sur l’étal de chinchards. "Pour moi, regarder, observer et repérer, c’est très important. Je voudrais pouvoir présenter un maximum d’espèces de poissons dans l’assiette. Des poissons prédateurs, des poissons plats, des poissons de saison."
"Oh, des 'oendjes'!", s’exclame-t-il en nous montrant des petites roussettes. Il repère du sang dans la tête d’un bar et nous explique: "Quand ils sont pris dans les filets, serrés les uns contre les autres, des hormones de stress se libèrent, ce qui dégage une odeur d’ammoniac. Les pêcheurs japonais, eux, pratiquent l’ikejime, une technique de mise à mort en douceur, pratiquée sur le bateau ou sur l’étal du marché. Dans le nord de la France, j’ai trouvé un pêcheur qui pêche à la ligne et ramène le poisson vivant. Ici, il y a deux bateaux où l’on peut acheter du poisson à bord: le 0191 et le 082. Pour que le poisson que je sers soit parfait, je vais pratiquer l’ikejime moi-même, dans mes cuisines. Cela me permettra d’obtenir une chair plus ferme, d’une belle couleur et, surtout, de pouvoir pratiquer la maturation, ce qui donne au poisson la saveur umami. En japonais, umami signifie savoureux."
Pistolets aux crevettes
Ce lundi matin, la mer nous offre une riche capture d’histoires. Des histoires venues de l’eau, près d’ici, mais aussi de beaucoup plus loin. Du Costa Rica, où il a passé le mois de février. De Bredene, où il a travaillé. D’Anvers, où il s’est morfondu. De Bruxelles, à l’autre bout de la ligne de chemin de fer d’Ostende. Du Japon, où il n’est jamais allé. "J’ai lu beaucoup de choses au sujet de ce pays et j’écoute des podcasts: il est sur ma bucket list. Je voudrais apprendre comment ils font pour rehausser le goût via la fermentation, un processus que nous pouvons aussi appliquer ici, aux produits de notre terre."
Nous traversons la rue, car Willem Hiele n’a pas acheté ces deux pots de crevettes pour rien. Chez le boulanger, il prend quatre pistolets bien cuits et, un peu plus loin, un rouleau de beurre légèrement salé chez Primeurs Achiel. Les ingrédients d’un casse-croûte aussi simple que délicieux: des pistolets couverts de beurre généreusement garnis de crevettes grises.
Dans "Zeevuur/Seafire", son livre sorti en 2019, le chef évoque sa bisque de crevettes grises, son plat signature. Trois ans plus tard, il décrit la façon dont il traîne chez sa Mémé, assis dans un fauteuil fatigué couleur chocolat. "En bande-son, il y avait le grésillement de la radio du bateau. Elle était allumée en permanence, pour avoir des nouvelles de son fils, Ferna. Un jour, il s’est échoué sur les îles Féroé." Mais Mémé, c’est aussi celle qui épluche des crevettes de main de maître, et qui lui glisse "C’est devenu du caviar, sauf que les crevettes, ça ne rapporte pas." Sacrée Mémé!
Vue sur mer
Le premier jour du mois de décembre 2021, Willem Hiele a fêté ses 40 ans. Et le dernier jour de ce même mois, il a définitivement fermé son restaurant de Coxyde, mettant ainsi un point final à son rêve de "faire quelque chose dans la maison de pêcheur où j’ai vécu quand j’étais enfant". Aujourd’hui, toujours aussi enthousiaste, il déambule dans les rues d’Ostende, ville qui porte encore le deuil de son enfant de la balle, le chanteur Arno. "J’avais 15 ans quand nous avons déménagé d’ici et j’étais alors juste assez âgé pour faire partie de la scène skate ostendaise. J’étais un skateur passionné et je faisais partie de cette sous-culture. Je venais souvent à Ostende, mais aujourd’hui, je m’y suis installé. Il aura fallu 25 ans pour que je revienne!"
Pendant le trajet en voiture pour Oudenburg, à moins de 10 km de la "reine des plages", il nous raconte comment la famille Vanmoerkerke lui a déniché un appartement où s’installer. "Je cherchais un endroit avec vue sur mer. Olivia (Vanmoerkerke, petite-fille de feu l’entrepreneur Rudolf et associée de l’entreprise familiale, NDLR) m’a dit qu’il y avait un appartement au Thermae Palace. J’ai reçu la clé et je suis allé voir: c’était tout au bout du troisième étage. Je suis entré et c’était magnifique. Rien que le hall était plus grand que l’appartement où j’avais vécu jusqu’à présent. Et il y avait une de ces vues sur mer...!"
Il sourit. "C’est là que j’habite. Pour le moment, je partage cet appartement avec mes deux garçons." Ses deux garçons? "Brend et Nebo: ce sont mes seconds. Deux garçons modestes, tout sauf égocentriques, de bons gars. Ils ne se connaissaient pas quand ils sont venus travailler chez moi, mais ils sont devenus de grands amis: là, on assiste à une vraie 'bromance'. Bref, ils vivent chez moi, mais, ensuite, ils emménageront dans la maison que j’ai louée, toujours à Ostende, une fois qu’elle sera entièrement aménagée. En plus des chambres, il y aura des bibliothèques remplies de beaux livres pour en faire un noyau dur créatif. C’est là que vivront mes collaborateurs et les stagiaires qui le souhaitent. Et moi? (il sourit) Non, pas moi: j’ai besoin d’être un peu seul et je ne veux pas quitter cet appartement."
Atmosphère mélancolique
Il porte au doigt un souvenir du dernier jour passé à Coxyde: son équipe lui a offert une chevalière arborant ses initiales "WH" au centre, entourées de toutes les leurs, y compris celles de Shannah Zeebroek, qui fut son épouse et sa business partner pendant de nombreuses années. Elle figure sur sa bague, car elle reste présente dans sa vie, son cœur et son esprit. "Nous serons toujours là l’un pour l’autre, nous pouvons nous appeler à tout moment et je suis content qu’elle soit heureuse avec son nouveau compagnon."
Shannah ne le suivra pourtant pas à Oudenburg, où le nouveau restaurant Willem Hiele ouvrira bientôt ses portes dans l’ancienne villa brutaliste conçue pour la famille Vanmoerkerke par l’architecte Jacques Moeschal, contrairement aux quatorze collaborateurs qui lui emboîteront le pas.
Allons voir ce qui nous y attend. Nous tournons dans la Kapittelstraat et, un peu plus loin, prenons une allée bordée des deux côtés de saules têtards. Le chemin serpente et, pour accéder à la villa, nous avons l’impression de passer par le pont-levis d’un château, comme si nous traversions un océan de verdure pour atteindre une nouvelle île. Sa maison dans les polders. De Keignaert à Oudenburg.
Atmosphère mélancolique
Nous sommes arrivés. "Qu’en pensez-vous?", demande-t-il. "Qu’en avez-vous pensé?" lui demandons-nous en retour, en référence à la première fois qu’il l’a vue. "J’étais à Bruxelles quand Paco m’a appelé. Paco, c’est mon pote. Il me dit 'Qu’est-ce que tu fais? Tu as le temps de venir?' Oui, j’avais le temps et j’ai pris le train pour Ostende. Il est venu me chercher à la gare et nous sommes venus directement ici. Typique de Paco! Je n’avais encore jamais vu cette maison et je ne savais pas quoi en penser. Sur place se trouvait Mark Vanmoerkerke, qui m’a demandé, sur un air de défi, quand j’allais commencer à cuisiner!"
"J’aimerais ouvrir mon restaurant le 15 juin. Ou le 1er juillet, au plus tard (...). Avant, nous organiserons une espèce de prélude au Thermae Palace."Willem Hiele
Après coup, il a trouvé les mots pour décrire ce trajet d’Ostende à Oudenburg, et les a notés. "Ce que je vois là, c’est un paysage où, dans le passé, la mer a pénétré. Des polders magnifiques, tout un espace gagné sur la mer et qu’un vent incisif et glacial vient balayer. Une région où le blé, le maïs, le lin et les roseaux teintent le paysage de jaune d’or et de pourpre. Un lieu où le temps panse ses blessures. Je m’imagine une scène de Permeke, avec en fond sonore la musique émouvante de Willem Vermandere à la clarinette. Il a composé 'Donker land', une chanson qui dégage une atmosphère lourde et mélancolique."
Puis, enfin, en arrivant devant la maison: "Encore un dernier virage et voilà: un bâtiment monumental, érigé en briques brun-rouge, bien alignées comme de bons petits soldats..."
Submergé d’incertitude
A-t-il répondu à la question de Mark Vanmoerkerke? Oui, car il nous annonce: "J’aimerais ouvrir mon restaurant le 15 juin. Ou le 1er juillet, au plus tard; nous devons être tout à fait prêts pour l’ouverture. Pas à moitié. Avant, nous organiserons une espèce de prélude au Thermae Palace. Tous les soirs, du 21 au 29 mai, nous cuisinerons pour 16 convives. Les places pour ces neuf dîners en avant-première ont toutes été réservées en douze minutes!"
Voilà qui devrait lui booster le moral, car l’ouverture prochaine de son nouveau restaurant, qui portera le même nom que le précédent, rend le chef un peu nerveux. "Bien sûr que je ressens une certaine appréhension à l’idée de faire un tel saut, passer d’une petite maison de pêcheur à Coxyde à cette villa brutaliste, ce n’est pas rien!"
"Comme un musicien, il me faut du temps pour accomplir une œuvre. Je n’en suis pas à mon premier disque; c’est le deuxième et tout le monde sait que c’est toujours plus difficile."Willem Hiele
"J’aime l’art. Regardez (il sort de son sac à dos un livre sur le peintre Raoul De Keyser, NDLR), qu’il a emprunté à la bibliothèque de la famille Vanmoerkerke. J’apprends beaucoup en écoutant ceux qui s’y connaissent vraiment, et il y aura quelques belles œuvres aux murs, mais elles devront être en harmonie avec le bâtiment. En même temps, je n’ai pas l’intention de me transformer en gars de la ville. Je suis et je reste un artisan. Cette villa peut être une valeur ajoutée, mais ma cuisine proprement dite ne sera pas du tout à l’image que l’on se fait d’une 'villa épurée'. L’idée, c’est d’en faire un endroit convivial, et d’ailleurs, il y aura aussi sept chambres d’hôtes pour qu’on vienne aussi pour faire autre chose que manger. Les gens pourront y passer un moment, écouter de la musique, lire un bon bouquin."
Il balaye les lieux du regard. "Ce n’est pas joué d’avance. Coxyde était beaucoup plus simple, juste une petite maison pittoresque à l’ombre d’un pommier. Mais je voulais faire quelque chose de nouveau, où je ne dérangerais pas les voisins. Ici, personne ne viendra se plaindre parce que le bruit des couverts et des assiettes l’empêche de profiter de son jardin."
"Passer de Coxyde à Ostende, c’est un choix difficile, qui m’a plongé dans le doute: j’ai passé des nuits blanches à retourner la question dans tous les sens. Je prends un risque, aussi en ce qui concerne ce nouveau partenariat avec la famille Vanmoerkerke. Je ne suis pas sourd à ce que dit le public. Comme un musicien, il me faut du temps pour accomplir une œuvre. Je n’en suis plus à mon premier disque; c’est le deuxième et tout le monde sait que c’est toujours plus difficile."
Une villa comme une île, perdue dans un océan de hautes herbes. "Ici, on sera immergé 24 heures sur 24 dans l’univers de Hiele", ajoute-t-il en souriant. "Ces prairies étant sous le régime de l’emphytéose, cela me donne le droit d’en avoir l’usage. J’ai donc réuni un groupe de réflexion pour obtenir des conseils sur la façon de gérer le domaine. En font partie l’agriculteur bio Dries Delanote du Monde des Mille Couleurs, Silke Beirens, échevine de l’environnement à Ostende, un agriculteur écologiste de la région de Gand, Klaas, un fermier bio d’Ostende et bien d’autres encore. Comme je ne suis pas agriculteur, je dois discuter avec ceux qui savent de quoi ils parlent. Dans ces prairies, je voudrais cultiver du trèfle des prés, du blé panifiable et des fèveroles par exemple. Nous planterons, récolterons, cueillerons et travaillerons le produit de cette terre. Dan Barber, chef du restaurant Blue Hill Farms at Stone Bars à New York, m’ inspire, car il veut sensibiliser les gens et lutte contre la consommation de masse."
En faisant le tour du propriétaire, nous sommes attirés par un lièvre bondissant dans la prairie, bientôt suivi d’un autre. Et un troisième sautille sur la terrasse qui vient d’être rénovée: on dirait que ces animaux sont ici comme chez eux. Willem commente, tout sourire: "Il y en a partout! Savez-vous à quel point le lièvre est un mets délicieux?" Le chef aurait-il des envies de devenir chasseur-cueilleur?
Dead man walking
Ses yeux rayonnent d’un bonheur sans mélange. Au cours de ces derniers mois d’inactivité, il a pas mal voyagé. Au Costa Rica avec un bon copain, et ailleurs avec quelques membres de sa brigade. Il est allé au restaurant Kadeau à Copenhague, au restaurant Ekstedt à Stockholm. Et il a envoyé quelqu’un au restaurant Benoit & Bernard Dewitte à Kruisem. "C’est un peu comme une équipe de foot: les joueurs doivent s’entraîner. Nous voulons développer un maximum de choses par nous-mêmes. Nous achetons l’huile, le sel, le poivre et la farine, mais je vais aussi cuisiner avec les produits que les polders nous donnent et lancer notre propre vinaigre, par exemple. Je ne suis d’ailleurs pas un précurseur en la matière."
"Nous sommes également allés en Italie, dans le Piémont, où nous avons vu comment ils abattent un porc: son agonie m’a rappelé ‘Dead Man Walking’ et ça m’a rendu malade, mais je trouve que c’est important de tout voir et de tout savoir sur les produits que je travaille. Je ne peux plus acheter un morceau de viande au supermarché: je préfère acheter un quart de porc que je désosse jusqu’au dernier morceau. Mon rêve, c’est d’avoir des vaches qui paissent dans les prairies des alentours. Il y a 15 hectares. Ce serait sympa d’avoir des potagers communautaires et un projet éducatif pour les écoles, avec un cours qui serait consacré à ce qui pousse autour de nous."
On peut dire qu’avec ce projet, il charge la barque. Il sourit. "Ostende n’est plus seulement la ville d’Arno et de Marvin Gaye. Elle a attiré sept mille nouveaux habitants. Si on leur offre des opportunités, on profitera tous d’idées venues des quatre coins du monde. Deux gars d’origine afghane travaillent au Thermae Palace. Ils sont fantastiques. Pourquoi ne pas tirer parti des richesses de ces cultures si différentes de la nôtre?"
"Je trouve que c’est important de tout voir et de tout savoir sur les produits que je travaille."Willem Hiele
Oncle Danny
Comment Willem Hiele est-il devenu ce qu’il est aujourd’hui? Pour la première fois, il hésite et marque une pause. Quelques secondes pour trouver les bons mots. "J’ai eu une chouette enfance", répond-il alors. "Même si j’ai été élevé de façon très spartiate. Ça a eu un effet sur moi. Ça m’a mené là où je suis, mais ça m’a aussi fait craquer quelques fois, et ça m’a inculqué la peur de l’échec. Ça a sapé ma confiance en moi. Dans la famille, il était difficile de bien communiquer. C’est peut-être typique d’une famille de pêcheurs traditionnelle, ou des gens qui ont grandi juste après la Seconde Guerre mondiale. Mais j’ai été élevé avec les bonnes valeurs."
On sait que son oncle, Danny Hiele, aujourd’hui directeur de la photographie exerçant à Hollywood, a vécu un moment dans une villa à Raversijde, à l’ouest d’Ostende. C’est lui qui lui a donné ses premiers disques de reggae et de punk: Burning Spear, Sex Pistols, Clash. "Et aussi Vaya Con Dios et Dani Klein. Je ne comprenais rien à la musique, mais j’admirais ces gens qui faisaient la musique qu’il enregistrait pour moi sur des cassettes. Mon oncle Danny est allé tourner en Pologne, ça titillait mon imagination. Mon grand-père maternel, Raphaël, me prêtait en cachette des livres interdits. Mon grand-père était pianiste et jouait de l’orgue: pour faire ses gammes, il jouait sur celui de l’église, même s’il n’était pas croyant. À 48 ans, une thrombose cérébrale l’a paralysé et il n’a plus pu jouer. Je trouve que c’est tragique d’être privé de faire ce qui vous plait!"
C’est dans ce milieu familial chaleureux et légèrement décalé que Willem a grandi. L’homme qui vient de parler de ces sept mille nouveaux arrivants et de la façon de les accueillir est un esprit curieux et ouvert, doublé des qualités de cœur qui sont la marque des humanistes. "On a ça en soi, je pense. J’ai toujours ressenti ça, je veux que les autres se sentent bien."
Période solitaire
Mais qui s’occupe de la tête et du cœur du chef? Il évoque un souvenir. "Juste avant le premier confinement, je savais que Shannah allait partir. J’ai alors pris trois semaines de vacances et loué un petit appartement à Anvers. Je me suis baladé dans la ville et il pleuvait sans arrêt, ça me déprimait. Au bout de trois jours, j’ai réservé un vol pour l’Indonésie: je pensais que ce serait une bonne idée d’aller surfer. Une fois sur place, rien à faire, j’étais toujours aussi malheureux et je n’avais pas du tout envie de surfer. En Belgique, on parlait de lockdown et je me suis demandé ce que j’allais bien pouvoir faire. Je n’en savais rien, alors j’ai appelé Stephan et Natacha (le photographe Stephan Vanfleteren et son épouse, Natacha Hofman, NDLR): ils m’ont convaincu de rentrer. Quatre jours plus tard, j’étais ici (il sourit). C’est comme si j’avais fait un citytrip en Indonésie."
"Le confinement a été la période la plus solitaire de ma vie. J’avais l’habitude de recevoir des gens à la maison et voilà que ce n’était plus possible. J’ai failli jeter l’éponge. Mon salut est venu des enfants que j’entendais jouer dans la cour de l’école voisine, à Coxyde. Une école pour enfants placés, où ma sœur enseigne. J’ai allumé le four à bois, j’ai cuit du pain et dressé une table dans le jardin et j’ai invité tous ceux qui en voulaient à venir se servir en échange d’un brin de causette."
Ce pain lui a fait faire un voyage dans le temps: il a retrouvé ses débuts, chez un boulanger de Bredene. "Après une nuit de travail chez le boulanger Saïd Dewulf, j’ai su que c’était ça que je voulais faire. C’était lié à Saïd lui-même. Pour une fois, j’étais tombé sur un homme gentil qui me donnait confiance en moi. Je pouvais manger ce que je voulais et si je faisais quelque chose de travers, Saïd me disait: 'Pas de problème, Willem, essaie encore'. Ça m’a vraiment fait du bien. Je ne sais pas si Saïd sait quel a été mon parcours depuis. Je ne sais même pas s’il est encore en vie et comment vont son épouse Bea et leur fils Johnny. Peut-être que je n’ose pas lui rendre visite de peur de découvrir que Saïd n’est plus là."
Carnets de note
Les gens ont répondu à l’appel de sa table de jardin garnie de pain et l’ont payé en bavardages. Franksje, un pêcheur, lui a raconté sa vie en mer et ses épopées dans le golfe de Gascogne. Un machiniste aussi est passé le voir, suivi par encore d’autres gens, connus et inconnus. Les échanges et les pensées que cet épisode lui a apportés, Willem Hieleles a noté dans les carnets Moleskine qu’il a toujours sur lui.
"Quand je reviens d’une promenade dans les prairies, ma salive est verte à cause de l’herbe que je mets en bouche, comme Lucky Luke."Willem Hiele
Il en sort deux de son sac à dos et les ouvre au hasard et nous lisons. "VOILÀ, JE SUIS PRÊT." Aujourd’hui est un autre jour. "Hier, j’ai rapidement noté 17 idées de plats." Nous poursuivons la lecture. "Bouillon de crevettes style dashi. Crabe de plage, presse à canard." Il explique que la tête, les pattes et la queue d’un homard ont des saveurs différentes et doivent donc être travaillées différemment. Il explique comment faire une préparation de moules qui, lorsqu’on les met en bouche, "donnent l’impression d’un moules-frites".
Il raconte que toutes les saveurs qu’il a déjà goûtées sont stockées dans sa mémoire, devenue une sorte de bibliothèque de goûts personnelle. "Quand je reviens d’une promenade dans les prairies, ma salive est verte à cause de l’herbe que je mets en bouche, comme Lucky Luke, un héros de mon enfance. Je voulais jouer à Lucky Luke, je construisais des camps, je m’écorchais les genoux et je mâchais de l’herbe."
Lucky Luke pourrait-il vivre et cuisiner en ville? "J’aime la ville. Pour moi, elle est synonyme de détente. Faire du lèche-vitrine, aller au musée... Si j’avais vécu quelques siècles plus tôt, je serais peut-être devenu explorateur. À l’école, les matières qui me passionnaient étaient la géographie et l’histoire. Mais il n’est pas nécessaire d’aller aussi loin. J’aime Bruxelles. Le rappeur Zwangere Guy est un de mes meilleurs amis; je l’appelle juste Gorik. Pourquoi je ne connais pas un seul Wallon célèbre? Je ne sais pas. C’est quand même dommage, non? Pourquoi le Journal télévisé de la VRT ne diffuse-t-il pas chaque jour un reportage sur la Wallonie? Heureusement, je connais un Bruxellois, Denis Meyers. Il fait des choses vraiment superbes et avoir un ami qui parle une autre langue que soi, c’est top."
"De la mi-janvier à la fin du mois de février, je suis retourné au Costa Rica. J’y suis allé avec Gorik. C’étaient des vacances detox et yoga qui nous ont permis de nous ressourcer. À la fin de mon activité à Coxyde, ma vie était devenue une interview sans fin: les gens m’accostaient pour me demander quand j’allais rouvrir mon restaurant et plein d’autres trucs. Moi, je suis curieux, ce qui m’intéresse, c’est écouter les autres et pas m’écouter parler!"
"Pourquoi j’aime tant aller au Costa Rica? C’est un peu la Suisse d’Amérique du Sud. Et un des rares pays au monde à ne pas avoir d’armée! Rien que 'la pura vida', comme ils disent. Exactement ce qu’il me faut! Je sais bien que c’est devenu une destination touristique pour les Américains et les Canadiens et que le dollar y règne en maître, mais là où je vais, et je ne vous dirai pas où, c’est authentique."
Bon appétit!
C’est l’heure de croquer ce pistolet au beurre légèrement salé et aux crevettes fraîches. Il renverse presque tout le contenu d’un pot sur nos petits pains, si bien qu’il n’en reste pratiquement plus pour lui. "Vous êtes mes invités, ne vous inquiétez pas, je me brosse les dents avec des crevettes tous les matins!"
Nous revenons à peine du Costa Rica que nous revoilà sur cette île dans les polders. Entretemps, il a mentionné un livre qui lui a confirmé ce qu’il pensait depuis longtemps déjà: un livre du grand écrivain Louis Paul Boon, intitulé "Eten op zijn Vlaams" (manger à la flamande, NDLR). Boon commence par cette devise: "Cuisiner, c’est facile, mais servir quelque chose de savoureux, c’est une autre paire de manches. Boon appétit!" Le chef poursuit sa lecture: "C’est vrai, j’avais moi aussi l’habitude d’utiliser ces termes étrangers: hier, nous avons mangé hongrois, du goulasch! Ou russe, du bortsch! Et hawaïen! Ah, et c’était quoi, hawaïen? Une banane frite. Si votre propre femme vous servait une banane frite sur votre propre table, vous lui flanqueriez immédiatement une baffe, afin qu’elle se mette à crier ‘hawaai! hawaai!’" Voilà ce qu’aime Willem Hiele: la littérature érudite et drôle à la fois
"Venez", lance-t-il en nous entraînant dans ce qui sera son nouveau restaurant. Nous montons l’escalier: une fenêtre avec vue sur les polders, les chambres d’hôtes. Puis nous redescendons. "Nous sommes en train de réparer la piscine intérieure". La salle qui accueillera 22 couverts, la cave à vin, la nouvelle grande cuisine où quelqu’un est en train de maçonner le four, l’arrière-cuisine où, sur un plan de travail, on tuera le poisson en suivant la technique de l’ikejime. Nous le suivons dans deux chambres froides aux étagères couvertes de bocaux étiquetés: vinaigre de cèleri, vinaigre de potiron, garum de crevettes, asperges des dunes, câpres de pissenlit, noix de kola 2020. Il en ouvre quelques-uns pour nous faire goûter des saveurs que nous n’avions jamais goûtées auparavant. Tout est fait maison avec des produits de la mer du Nord ou de la cueillette dans les polders.
C’est ainsi que se termine cette promenade dans la maison et l’esprit de Willem Hiele. "Ce que je veux faire, c’est ce que je faisais avec mes briques Lego quand j’étais enfant: rassembler des pièces et les utiliser pour construire quelque chose. Et quand c’est fait, essayer de construire quelque chose d’autre, mais avec les mêmes pièces. Je n’aimais pas jouer avec les Playmobil: ça ne permet pas d’inventer."
Willem Hiele
Né en 1981, il a grandi à Ostende et Coxyde, dans une famille de pêcheurs.
Après une formation de boulanger-pâtissier, il a suivi une formation de cuisinier pendant un an et a développé sa cuisine du terroir en autodidacte.
2015: Transforme son ancienne maison de pêcheur de 1832 (propriété familiale depuis huit générations) pour en faire le restaurant Willem Hiele. Les années précédentes, il y avait ouvert des tables d’hôtes.
2016: Couronné "Découverte de l’année" par Gault&Millau, il obtient 2 toques et un 15/20.
2017: Première mention dans le Guide Michelin.
2018: En tant que promoteur du poisson de la mer du Nord, Willem Hiele devient membre des NorthSeaChefs.
2019: Gault&Millau lui décerne le titre de "Restaurant Philosophy Award". Publie le livre "Zeevuur / Seafire" chez Hannibal Books.
2020: Crée un second établissement, Bar Raphaël, une brasserie dans le jardin du restaurant.
2021: Une année placée sous le signe des récompenses: Willem Hiele décroche une première étoile Michelin, se hisse à la 57e place du classement OAD Europe et termine en 77e position des World’s 50 Best Restaurants.
Décembre 2021: Ferme son établissement de Coxyde pour se ressourcer et se réinventer pleinement.
Été 2022: Ouverture du nouveau restaurant Willem Hiele dans un bâtiment architectural conçu en 1971 par l’artiste/architecte belge Jacques Moeschal et situé au cœur du Grote Keignaert, la superbe réserve naturelle des polders qui s’étend près d’Ostende.