Entretien avec Antoine Van Loocke, artisan coutelier attitré de Kobe Desramaults, à propos de bois pourri, de verres sales et d’essais professionnels.
Comment vous sentez-vous?
"Très bien. J’ai 70 ans et je suis fier d’avoir achevé ma dernière commande pour le chef Kobe Desramaults. J’avais prévu d’arrêter de faire des couteaux pour des chefs, mais quand Kobe m’a commandé vingt pièces pour son nouveau restaurant, j’ai accepté: je souhaitais conclure cette aventure avec celui par qui tout a commencé."
Que devez-vous faire de toute urgence?
"Rien du tout: je ne veux plus passer mes nuits à m’inquiéter de commandes qui ne font plaisir qu’aux autres. Désormais, dans mon atelier, installé dans mon pavillon de jardin, je ne crée que ce qui me plaît, en toute liberté artistique. Et à mon rythme: si je ne termine pas quelque chose aujourd’hui, personne ne m’appellera pour savoir où en est sa commande."
Fournisseur attitré de Kobe Desramaults
"Kobe Desramaults est un chef, mais surtout un créateur guidé par ses envies", confie Antoine Van Loocke. En 2008, le chef lui a passé une première commande, destinée à son premier restaurant, In De Wulf. "Cette expérience m’a beaucoup appris. Quand j’ai montré mon premier essai à Kobe il m’a déclaré: ‘Pas terrible, hein!’, et il avait raison! Peu après, je lui ai proposé un design amélioré et, depuis, j’ai eu le privilège de réaliser des couteaux pour Vitrine, Superette, Chambre Séparée et son dernier restaurant à Bruxelles."
Le coutelier puise son inspiration dans les matériaux de récupération – avec lesquels il travaille -, mais aussi dans son environnement quotidien. "En entrant dans ma voiture, je vois comme la forme d’un couteau dans le profil de la portière. Sur une voie d’accès, les lignes blanches peintes sur la route qui s’ouvrent et se referment me rappellent la forme d’un couteau. C’est peut-être une déformation professionnelle, mais je vois cette forme partout autour de moi."
Avez-vous réalisé votre parcours idéal?
"J’ai eu le privilège de collaborer avec de grands chefs – Peter Goossens, Alain Ducasse, Albert Adrià ou Kobe Desramaults. Leur confiance m’a permis de porter mon travail à un niveau supérieur, mais cette époque est révolue. Il me reste un stock suffisant de lames anciennes et de matériaux rares comme l’ivoire, le corail ou l’os pénien pour fabriquer des manches. Avec les chutes, je crée des objets juste pour moi. Je ne me considère pas comme un artiste, mais comme un artisan. Si quelqu’un peut m’expliquer ce que signifie l’art avec un grand ou un petit A, j’en serai ravi. À une époque, j’ai peint et sculpté, et ça me plaisait, mais une fois l’œuvre achevée, elle n’avait plus d’utilité alors qu’un couteau terminé peut être transmis: il a une nouvelle vie entre les mains d’une autre personne."
Qu’est-ce qui fait votre journée?
"J’essaie que chaque jour soit intéressant. Mon épouse est gravement malade en ce moment et nous profitons de chaque instant. Aujourd’hui, je puise ma force dans les petites choses, comme observer les faisans, les perdrix, les pics verts, les chouettes et les écureuils dans mon jardin. Pour rien au monde, je ne retournerais vivre en ville."
Qu’est-ce qui vous différencie des autres?
"En réalité, je fabrique des couteaux comme on le fait depuis des siècles: ce métier n’a pratiquement pas changé, mais je travaille exclusivement avec des matériaux de récupération. Je pars presque toujours d’anciens couteaux que je trouve sur les marchés aux puces ou même dans les poubelles et je les retravaille à la meuleuse ou à la disqueuse. Quant aux manches, je les fabrique souvent avec du bois pourri, une approche dans laquelle je me suis lancé en 2008, car il y avait un érable pourri dans mon jardin dont je ne pouvais rien faire. J’ai découvert une technique pour chauffer ce bois sous haute pression et le stabiliser dans un autoclave. Pour la dernière commande de Kobe, j’ai également utilisé du hêtre ‘brûlé et stabilisé’, avec des traces de moisissures. J’aime transformer des matériaux de rebut en quelque chose de noble. Cela n’a rien à voir avec une fascination pour la décomposition ou la mort. La mort n’est que l’aboutissement de la vie."
De quoi faites-vous une priorité?
"Depuis 1988, j’intègre mon emblème familial, un logo officiel de la maison, dans mes couteaux les plus précieux. Les collectionneurs et les musées qui acquièrent mes couteaux veulent des pièces signées, accompagnées d’un certificat d’authenticité. De plus, j’ajoute une bague en argent entre la lame et le manche, un détail qui dissuade la plupart des tentatives d’imitation, car cela demande trop d’argent et d’efforts."
Qu’est-ce qui vous fait bondir?
"Aller au restaurant et constater qu’on utilise des couteaux de mauvaise qualité. C’est encore pire s’ils sont mal lavés. Les verres sales me dégoûtent tout autant. Si un restaurateur ne prend déjà pas soin de sa vaisselle ou de ses couverts, qu’est-ce qu’on va trouver dans l’assiette?"
Avez-vous déjà fait une boulette?
"Dans mon atelier, j’utilise entre quarante et cinquante techniques différentes pour terminer un couteau, ce qui ouvre inévitablement la porte à des erreurs, d’autant plus que je suis entièrement autodidacte. Depuis 1998, date à laquelle j’ai commencé à faire des essais avec l’acier Damas, mon objectif n’a pas changé: essayer jusqu’à ce que cela fonctionne. En fait, mon œuvre est ce qui reste après mes essais. Aucun autre artiste ou créateur n’osera le dire, mais moi, je n’ai pas honte de l’admettre. Ce qui n’est pas abouti ou pas assez beau, je ne le montre pas."
"Heureusement, je ne fais plus autant de boulettes qu’avant. Je prépare mieux mon projet et je travaille plus lentement. À la demande de Peter Goossens, j’ai fabriqué mes premiers couteaux en acier au carbone, mais ce matériau, comme prévu, s’est avéré avoir mauvais goût: nous avons dû remplacer les lames par des lames en acier inoxydable."