Lisbonne est le porte-étendard d’une gastronomie lusitanienne qui s’est forgé une identité forte et plurielle. Voici le six chefs qui enflamment la scène culinaire portugaise.
En se promenant à Lisbonne, on remarque qu’à tous les coins de rue, on peut acheter les fameux pasteis de nata, des tartelettes au flan qui ont été créées au XIXe siècle par les religieuses du monastère des Hiéronymites à Belém. Dans un café-boutique tout proche, on se presse pour savourer ces petits délices. En plus de ce dessert, la cuisine portugaise a pour spécialité le bacalhau (morue séchée et salée) décliné de mille et une manières. "Le Portugal est l’un des rares pays à avoir comme spécialité un produit qui n’est pas pêché dans ses eaux", pointe José Avillez, un des plus célèbres chefs portugais, que nous avons rencontré dans son restaurant doublement étoilé Belcanto, dans le quartier du Chiado.
L’influence des anciennes colonies
Dans la capitale portugaise, les grandes découvertes sont toujours très présentes, comme l’illustre le monument érigé à la mémoire des navigateurs portugais des XVe et XVIe siècles sur la rive du Tage, à Belém. "Des chefs comme José Avillez ou João Rodrigues ont commencé à travailler sur notre identité. Ils ont identifié les produits et les plats traditionnels les plus importants, comme le cozido (un ragoût de viandes et de légumes, NDLR). Ensuite, ils ont commencé à introduire d’autres influences historiques, comme celles de l’empire colonial que nous avons eu", explique Alexandra Prado Coelho, journaliste gastronomique pour l’influent quotidien Publico.
José Avillez plussoie: "La première révolution alimentaire a commencé ici. Comme les marins partaient aux quatre coins du monde, il y a eu de nombreux échanges. Nous avons apporté la tempura au Japon. Nous avons la canja (soupe de riz au poulet, NdlR), qui rappelle le congee chinois. L’un des desserts typiques thaïlandais est quelque chose qui est complètement portugais, les fios de ovos, des cheveux d’œufs".
S’imposer face à l’Espagne
Malgré cette longueur d’avance, le Portugal a longtemps été éclipsé par l’Espagne. "Il y a toujours eu une confusion entre les gastronomies portugaise et espagnole. Le fait qu’il y ait longtemps eu un guide Michelin commun n’a pas aidé", constate Alexandra Prado Coelho. "L’Espagne a été à l’origine d’une des plus grandes révolutions culinaires de ces 30 dernières années. Du coup, le Portugal a été un peu éclipsé, mais je pense qu’on a enfin compris que le Portugal a une identité culinaire forte", poursuit Avillez.
Jusqu’en 2023, il n’y avait donc qu’un seul guide Michelin pour la péninsule ibérique, mais ce n’est désormais plus le cas. Le lancement de l’édition Portugal aura lieu à Porto ce 25 février. "Il y a eu des déceptions l’an dernier et aucun trois étoiles. Cette année, on parle beaucoup d’Hans Neuner, du restaurant Ocean en Algarve, ou de José Avillez, à Lisbonne. On a aussi vu les inspecteurs parcourir tout le pays, même les plus petits villages, ce qui est bon signe", confie la journaliste lusophone.
Chefs on fire
La scène gastronomique lisboète est donc en plein boom, menée par le phénomène des nouvelles tascas (bistrots), plus modernes. "Depuis sept ans, il y a un vrai changement. Après la première vague de chefs reconnus à l’étranger, une gastronomie de qualité plus accessible s’est développée et a créé une belle dynamique dans la capitale. Des adresses créatives qui travaillent les produits locaux et durables, comme Pigmeu au Campo de Ourique, Sem ou Vibe, dirigé par le chef italien Mattia Stanchieri", se réjouit Alexandra Prado Coelho.
Un constat partagé par Avillez: "En 2008, à mes débuts, Lisbonne attirait dix millions de touristes par an; aujourd’hui, c’est pas moins de 35 millions. Le tourisme fait le succès des restaurants gastronomiques. Mais pas que: nous avons des restaurants portugais de toutes sortes, mais aussi des restaurants japonais, péruviens, mexicains."
Des événements de premier plan ont lancé cette nouvelle émulation. Fondé en 2018 à Cascais par la société événementielle Lohad, "Chefs on Fire" propose aux chefs du pays, étoilés ou non, de relever le défi de cuisiner à la flamme. Au-delà de l’inspiration qu’amènent ces rencontres entre chefs, le public est invité à découvrir une gastronomie de qualité dans un lieu pittoresque sur fond de musique live. Et cet événement a tellement de succès qu’il a fait des petits: en plus de Cascais, il a lieu à Aveiro, Foz Côa et même, depuis 2024, à Madrid!
Voici les six chefs à suivre à Lisbonne:
1 | João Sá
Une cuisine fusion à l’image de Lisbonne
João Sá est né à Sintra, quand ses parents sont rentrés au Portugal après l’indépendance de l’Angola. Si la cuisine qu’il propose dans son restaurant Sála* est portugaise, cette identité angolaise a aussi marqué certaines de ses préparations, comme un muamba, un snack inspiré par un ragoût de poulet angolais. Autre influence fusion, la cuisine juive et mauresque.
"J’ai découvert ce couscous à Trás-os-Montes. Les Juifs l’ont appris auprès des Maures de Lisbonne avant de se réfugier dans le nord-est du Portugal pour échapper aux persécutions. Aujourd’hui, il n’y a plus que trois vieilles dames qui le font", explique le chef, qui le prépare à sa manière, avec une purée de coriandre et des fruits de mer de saison. João Sá est aussi un chef engagé. Il collabore avec Ocean Alive, une ONG active dans l’estuaire de Sado, près de Lisbonne, "qui œuvre à la protection de la flore marine qui absorbe dix fois plus de CO2 qu’une forêt". C’est auprès des "gardiennes de l’océan", des pêcheuses qui travaillent avec l’association, que le chef se fournit en poissons et coquillages.
2 | José Avillez
Précurseur de la haute gastronomie portugaise
Depuis plus de 20 ans, José Avillez, chef du restaurant Belcanto**, explore la cuisine de son pays, contribuant à la populariser à travers le monde. Il a 15 restaurants, au Portugal, mais aussi à Dubaï et à Macau. "Notre pays est petit, mais sa géographie est très diversifiée. Nous avons une nourriture incroyable!", s’enthousiasme le chef, qui fut le premier à proposer une cuisine portugaise contemporaine et gastronomique. "Nous avons réinterprété la cuisine portugaise avec beaucoup de respect pour la tradition, la culture, l’identité et les ingrédients, mais en réduisant le gras et en corrigeant les durées de cuisson, tout en essayant d’être créatifs et de raconter des histoires."
Comme celle de ce cochon de lait, qui était un plat de pauvres. "Ce n’était pas un repas luxueux, mais quand les gens ont commencé à faire des kilomètres pour venir en manger, dans les petits restaurants, c’est devenu une spécialité. Nous essayons d’en faire une version gastronomique." Sous une peau délicieusement croustillante, la poitrine de porc fondante est servie avec un jus de viande et un condiment à l’orange.
3 | Nuño Mendes
Le chef qui a réussi à Londres
Né au Portugal, formé à San Francisco, le chef étoilé Nuño Mendes a connu le succès à Londres, où il a été à la tête de nombreux restaurants gastronomiques (Viajante, Mãos, Chiltern Firehouse), mais aussi de formidables tables plus décontractées (Taberna do mercado, Lisboeta). Si, aujourd’hui, la plupart de ces adresses sont fermées, ce Lisboète vient d’inaugurer une adresse dans sa ville natale: le Santa Joana, dans l’hôtel Locke de Santa Joana.
Installé dans un ancien couvent du XVIIe siècle, on est d’abord frappé par le design qui met en valeur des artistes portugais. Alors que l’on s’installe sur l’un des tabourets du bar, Nuño Mendes nous confie que "le plus grand luxe ici, à Lisbonne, c’est de pouvoir déguster des produits venus de 300 kilomètres à la ronde" en nous faisant goûter une huître de l’estuaire de Sado avec une eau de tomates, des œufs de poisson et de l’huile d’olive.
Le chef concocte une cuisine qui fait la part belle à ses souvenirs d’enfance ainsi qu’au riche passé commercial du Portugal.
4 | André Cruz
Un lien profond avec le Portugal rural
Au Portugal, le mouvement mené par les chefs du monde rural prend de l’ampleur. Même s’il a pris la succession de João Rodrigues au Feitoria* depuis un peu plus de deux ans, à Lisbonne donc, le chef André Cruz (36 ans) est profondément attaché à ses racines rurales. Il utilise ainsi nombre d’ingrédients (dont du miel) en provenance de la ferme de ses parents à Pinhal Novo, un village au sud de la capitale.
Dans son menu, on trouve des anguilles fumées d’Aveiro et du thon sauvage des Açores. Le chef utilise 90% de produits portugais pour créer une cuisine brillante et raffinée. Il propose, par exemple, une formidable version contemporaine du bacalhau à Brás, une recette traditionnelle de morue accompagnée de pommes allumettes. On verrait bien ce jeune chef décrocher deux étoiles.
5 | Marlene Vieira
La seule Portugaise au sein de la haute gastronomie
Il n’y a que trois femmes à la tête d’un restaurant gastronomique au Portugal. Et l’unique Portugaise est Marlene Vieira. Son restaurant, Marlene, se trouve dans l’Alfama, à Lisbonne, comme celui de son époux João Sá. Cette cheffe de caractère dirige deux autres adresses, plus accessibles, dont une dans le très touristique Time Out Market. Vieira n’utilise que des produits portugais pour mettre en valeur les saveurs locales, avec un accent mis sur les textures et l’exploration des différentes techniques.
Elle propose ainsi un chawanmushi japonais, mais avec un bouillon à la coriandre et aux clams. On est conquis par sa version raffinée de la feijoada au calamar et haricots. "La feijoada est un plat portugais. À Setubal, on la prépare traditionnellement avec du calamar et on le sert avec du riz. Les Portugais sont les plus grands consommateurs de riz après les Chinois", confie celle qui propose un plat à base de riz du pays dans tous ses menus. Le monde gastronomique adore son travail et lui prédit une étoile.
6 | João Rodrigues
La mise en valeur des producteurs portugais
S’il a décroché une étoile pour le restaurant Feitoria à Belém, dont il a été à la tête de 2009 à 2022, João Rodrigues s’est surtout investi, depuis 2015, dans le Projecto Matéria, qu’il a fondé avec son épouse. Un projet de cartographie de tous les meilleurs producteurs et fermiers du Portugal, accessible à tous en ligne. C’est ce qui a vraiment changé la donne pour élever la gastronomie du pays.
Quand on s’attable au Canalha, son bistrot ouvert en 2023 à Belém, on est émerveillé par le banc de poissons et de fruits de mer, avant de se régaler d’une cuisine simple et accessible, préparée avec les meilleurs produits. Ah ce poulpe "à Lagareiro", confit dans l’huile d’olive et l’ail, un délice! On comprend que l’adresse soit rapidement devenue une institution de la capitale.