Caves à mousse: "J’ai une gueuze qui a bientôt trente ans"

Qu’arrive-t-il quand on laisse passer la date de péremption d’une bière? Rien de très positif? Ce n’est pas le cas: certains types de bière se bonifient si on les laisse mûrir plusieurs années, ce qui est parfaitement possible dans une cave à bière.

Laissons mûrir un cabernet sauvignon jeune et quelque peu astringent, pas encore totalement équilibré: ce n’est qu’après quelques années que les arômes de cuir ou de tabac se développent et que les tanins se fondent.

Les amateurs de bière ne réalisent peut-être pas qu’une évolution similaire est possible avec certains types de bière. Une simple pils ne se bonifiera pas (plus une bière est houblonnée, plus elle est difficile à conserver), mais les bières acides, comme la gueuze et le lambic, peuvent suivre un remarquable processus de maturation. En effet, elles contiennent des levures de type Brettanomyces, qui mettent très longtemps à se développer et c’est pour cette raison que leur goût continue à évoluer en bouteille. Certains "barley wines" (vins d’orge) et "imperial stouts" réagissent également de façon positive au processus de maturation, tout comme les bières vieillies en fûts de chêne.

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©Wouter Maeckelberghe

Oublions l’éclairage au néon et pensons à une cave sombre, offrant une température et une humidité constantes. Une cave à vin, en somme? Eh bien: les règles en la matière sont presque les mêmes que pour le vin, excepté la position des bouteilles. Les bières obturées avec un bouchon de liège seront placées horizontalement, afin que le bouchon ne se rétracte pas, alors que celles munies d’une capsule resteront à la verticale.

Pas de garantie

Certes, les caves à bière existent depuis longtemps dans les bars à bières et on les voit également apparaître dans certains restaurants. Comme chez Raf Sainte, du "De Gebrande Winning" à Saint-Trond, qui a été félicité par Gault&Millau pour sa superbe cave à bière (250 bières à la carte). Mais les particuliers sont également de plus en plus nombreux à transformer leur cave en cave à bière.

En parallèle, les brasseries artisanales créent des bières millésimées et des dégustations de différents millésimes d’une même bière sont organisées. De là à ce que certaines bouteilles rares et anciennes se vendent des milliers d’euros, il n’y a qu’un pas. Cela vaut donc peut-être la peine de s’approvisionner en jeunes millésimes auprès de brasseries réputées, puis de les "oublier".

Cependant, même ceux qui ont investi dans une cave de trésors brassicoles ne peuvent jamais être certains que chaque bouteille sera à la hauteur de leurs attentes, car il faut de l’expérience pour pouvoir évaluer quelles bières évolueront positivement à long terme. Les plus avertis utilisent un inventaire, répertoriant chaque bouteille avec sa date d’achat. Il faut alors entamer une bouteille juste après l’achat pour noter les goûts et les arômes, en guise de référence pour toutes les dégustations ultérieures. Nous sommes donc allés faire une dégustation dans les caves à bière de trois passionnés.

01 "Certaines bières valent des fortunes."

Werner Van Obberghen (42 ans) est cogérant à la brasserie 3 Fonteinen à Beersel.

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Werner Van Obberghen se consacre à la bière tant professionnellement que personnellement.
Werner Van Obberghen se consacre à la bière tant professionnellement que personnellement.
©Wouter Maeckelberghe

"Dès mon adolescence, le weekend, j’aidais mes parents au magasin. En récompense, nous allions au restaurant le dimanche soir et on prenait toujours une bonne bouteille de vin. J’ai donc sauté l’étape des sorties arrosées de pils dans des gobelets en plastique."

"La grande question? Quand vais-je ouvrir cette bouteille et avec qui? C’est ça la malédiction d’avoir une cave à bière à soi!"
Werner Van Obberghen
3 Fonteinen

"Quand j’étais étudiant à Bruxelles, je me suis retrouvé dans un festival où l’on distribuait des sandwichs et des bouteilles de kriek. J’ai trouvé ça pas mal, mais quand j’en ai parlé à la maison, mon père a décidé de m’apprendre à déguster la kriek traditionnelle, moins sucrée. Nous sommes allés à la brasserie 3 Fonteinen, où Armand Debelder, mon futur associé, a vu avec surprise un tout jeune gars déguster une gueuze."

"Nous avons engagé la conversation et c’est à ce moment précis que j’ai senti quelque chose s’éveiller en moi: l’amour du savoir-faire. Armand m’a expliqué qu’on pouvait garder certaines bières et j’ai fait le lien avec la cave à vin de mes parents, où il y avait encore de la place. À partir de ce moment-là, tout mon argent a été consacré à la bière, ce qui m’a permis de développer ma collection. Je passais souvent devant la brasserie Cantillon et je me souviens que j’avais mal aux bras à cause des deux cartons de bière que j’avais achetés."

Werner van Obberghen a installé sa cave à bières dans une ancienne remise à charbon, assez fraîche.
Werner van Obberghen a installé sa cave à bières dans une ancienne remise à charbon, assez fraîche.
©Wouter Maeckelberghe

"Quand nous nous sommes mis en quête d’une maison, ma compagne et moi, il devait impérativement y avoir une cave pour mes bières. Finalement, nous avons trouvé une maison avec une ancienne remise à charbon assez fraîche."

"Au plus fort de ma collection, j’y consacrais plusieurs centaines d’euros par mois, mais maintenant, un peu moins. Je n’ai pas toujours bien acheté, car peu de bières se conservent vraiment bien. Si on a ajouté trop de sucre, on n’obtient pas un bon vieillissement et la bière s’oxyde. Ma bouteille la plus ancienne est une gueuze de la brasserie 3 Fonteinen des années 90. La grande question? Quand vais-je ouvrir cette bouteille, et avec qui? C’est ça la malédiction d’une cave à bière à soi!"

02 "Il m’arrive parfois de regretter de ne pas avoir ouvert certaines bouteilles à temps."

Ben Floren (47 ans) dirige le Beerlovers Bar à Anvers et a une salle à bière chez lui.

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©Wouter Maeckelberghe

"Chez moi, je n’ai pas de cave, mais une salle à bière orientée au nord: sans soleil direct la température est assez constante, ce qui fait que les bières s’y conservent très bien. J’y vais presque tous les jours et je peux regarder mes bouteilles pendant des heures."

"Ma passion pour la bière a commencé il y a douze ans, quand j’ai suivi une formation d’expert en bière avec un ami. En deux séances, j’étais conquis. J’étais déjà un amateur de bière, mais je n’avais pas encore accordé toute mon attention à ce breuvage. D’un coup, j’ai été totalement séduit au point d’aller dans des festivals de ‘craft beer’ à l’étranger, juste pour goûter les bières les plus cool."

"Les premières années, je me rendais chaque semaine au magasin de bière et j’achetais au moins deux bouteilles que je ne connaissais pas, juste pour apprendre. Cela a vite pris de l’ampleur et les bouteilles se sont accumulées. Heureusement, j’avais une pièce vide chez moi, ce qui m’a permis d’y installer ma salle à bière. Mes parents ont, eux aussi, été mis à contribution: ils venaient de se faire construire une maison avec une grande cave: j’ai réquisitionné une partie."

"Depuis que j’ai mon bar, je consacre moins de budget à la bière, mais j’estime que j’y consacre tout de même 2.000 euros par an. Ma bouteille la plus précieuse est une stout de Struise Brouwers, la Black Damnation Double Black. Il s’agit d’une bière recourant à la technique de la solidification fractionnée, qui titre à 26% d’alcool. C’est une bière de dégustation très pure, extrêmement savoureuse. J’ai aussi une bouteille des 3 Fonteinen d’il y a dix ans qui me tient à cœur."

Ben Floren dans sa salle à bière orientée plein nord pour que la température reste constante.
Ben Floren dans sa salle à bière orientée plein nord pour que la température reste constante.
©Wouter Maeckelberghe

"Il m’a fallu un certain temps avant d’arriver à estimer quelles bières on peut ou non garder. Il faut apprendre à comprendre la bière, à distinguer les saveurs, à détecter les erreurs. La plupart des bières que je collectionne aujourd’hui, des sour ales et des stouts, tiennent bien le coup, mais il arrive malheureusement un moment où certaines bières semblent avoir dépassé leur optimum. Il m’arrive parfois de regretter de ne pas avoir ouvert certaines bouteilles plus tôt."

"Je suis très fier de ma salle à bière et j’aime y inviter des gens. De temps en temps, j’organise une soirée ‘beer sharing’  avec mes amis amateurs de bière. Chacun apporte quelques bouteilles et nous les dégustons ensemble. Pour moi, c’est ça la bière! On ne boit jamais une bonne bouteille tout seul."

03."Je documente chacune de mes bouteilles."

Dimitri Van Roy (34 ans), "geek in chief" du Brussels Beer Project, loue une cave à bière.

Dimitri Van Roy loue un emplacement pour sa cave à bières dans un immeuble à appartements de Schaerbeek. Il garde une centaine de bières de petites brasseries.
Dimitri Van Roy loue un emplacement pour sa cave à bières dans un immeuble à appartements de Schaerbeek. Il garde une centaine de bières de petites brasseries.
©Wouter Maeckelberghe

"C’est grâce à mon épouse, une Américaine, que j’ai découvert la scène brassicole américaine. Au début, je n’y croyais pas, mais presque toutes les grandes innovations de ces trente dernières années viennent des États-Unis. Les Belges ont la bière dans le sang, mais comme nous vivons depuis longtemps sur notre réputation, nous perdons de vue tous les styles qui existent. Ce n’est qu’après un voyage-découverte aux États-Unis que j’ai fini par m’intéresser aux bières belges. Au café Moeder Lambic à Bruxelles, j’ai appris à déguster des bières de petites brasseries artisanales. J’ai un MBA et j’ai longtemps travaillé pour une agence d’études de marché, mais je suis passé à l’univers brassicole avec conviction il y a quelques années."

"En 2014, nous nous sommes installés dans un immeuble à Schaerbeek où nous vivons encore aujourd’hui. Plusieurs caves ont été louées et j’ai aménagé la mienne en cave à bière. Je ne suis pas très organisé -j’entasse beaucoup de cartons- mais maintenant, je note quelles bouteilles je possède, ainsi que leur âge."

"J’achète presque toutes mes bières chez les brasseurs. Cantillon, 3 Fonteinen, Tilquin et Antidoot sont mes préférées, mais j’aime aussi l’Orval, et une stout de temps en temps. Dernièrement, je me suis aussi intéressé aussi aux vins biodynamiques et naturels, qui sont proches de la gueuze. Je ne les collectionne pas encore, mais je le ferai probablement."

"Mon budget bière fluctue. Je pense qu’aujourd’hui, je consacre un peu moins de 100 euros par mois à de nouvelles bouteilles de garde. En tout, j’ai une centaine de bouteilles dans ma cave. La plus précieuse est une Cantillon Pineau d’Aunis de six ans d’âge, une bière hybride. C’est une bouteille très rare."

"Je ne réfléchis pas vraiment au moment auquel je vais ouvrir telle ou telle bouteille. Parfois, on sent que le moment est venu. Ça se fait très naturellement: quelqu’un vient nous voir, nous allons à la cave et nous choisissons une bouteille. Le partage est très important pour moi. Je n’ai pas besoin d’ouvrir une bouteille juste pour moi."