C’est la saison des vendanges dans les vignobles, un grand moment pour les vignerons... et certains brasseurs qui enrichissent leur bière avec des raisins de cuve, comme le riesling, le gewurztraminer ou le dornfelder.
Au restaurant, je commande du vin. Une évidence. Bien qu’on lise parfois un article sur un "beer & food pairing" réussi, cela m’a toujours semblé réservé aux vrais aficionados de bière qui ne cessent de parler avec enthousiasme des nouvelles microbrasseries qu’ils ont découvertes et des bières artisanales uniques. Jusqu’au mois dernier, quand je me suis attablée au restaurant Humus & Hortense, qui a reçu une étoile verte au Michelin, où chaque plat était associé à une bière. La surprise est arrivée avec le quatrième plat, une brioche de maïs et miso torréfié, une préparation du chef Nicolas Decloedt que la sommelière Caroline Baerten a accompagnée d’une Druivenlambik au gewurztraminer de la brasserie belge 3 Fonteinen.
Attendez une minute. De la bière au raisin de cuve? À ma grande surprise, c’était un accord parfait. Je n’étais d’ailleurs pas la seule à être impressionnée par les arômes exotiques et puissants et la finale délicieusement subtile. Manifestement, ces bières hybrides aromatisées au raisin de cuve ont de plus en plus la cote. Alors que je dégustais une autre bière aux raisins dornfelder, cela ne faisait plus l’ombre d’un doute: je devais en savoir plus sur ces "vins de bière".
Lien avec le vin naturel
"Ajouter des fruits, notamment des cerises et des framboises, à la bière n’est pas une idée neuve." Werner Van Obberghen, un des deux gérants de la brasserie 3 Fonteinen à Lot (Beersel), nous conduit entre les fûts de chêne où mûrit la bière. "On trouve de nombreuses variantes de bières aux fruits qui sont beaucoup plus sucrées qu’à l’origine, ce qui explique que leur réputation n’a pas suivi. Une vraie kriek, par exemple, n’est pas du tout sucrée, mais plutôt acide. Nous suivons toujours le procédé traditionnel."
Cette brasserie et distillerie de gueuze est l’une des rares où le célèbre lambic est encore brassé de manière artisanale: c’est la base de la gueuze et des bières aux fruits, mais aussi des bières hybrides aux raisins de cuve.
"Après un premier test, dans les années 90, nous avons recommencé à faire des essais avec du raisin, en 2015. À cette époque, il y avait un rajeunissement créatif dans l’équipe et nous avions envie de nous diversifier. Nous avons donc commencé à travailler avec des fruits que nous n’avions encore jamais utilisés, comme la rhubarbe, les groseilles, les pêches, les coings et les mûres, mais aussi les raisins de cuve. Pour ces bières hybrides, nous collaborons avec des vignerons naturels d’Alsace, d’Allemagne et d’Autriche, où nous allons aussi vendanger. D’ailleurs, la frontière entre vin naturel et bière hybride est ténue: les arômes et les saveurs sont très similaires. Nous intervenons le moins possible dans le processus, c’est la nature qui décide. C’est avec le gewurztraminer, au goût exubérant, que nous obtenons les meilleurs résultats. Le muscat et le cabernet sauvignon conviennent également. Aujourd’hui, nous vendons nos bières sous le nom de 3 Fonteinen Druif."
Les pionniers de la bière italienne
Une des premières brasseries à avoir ajouté du raisin à sa bière a été Cantillon, à Bruxelles. Le brasseur Jean-Pierre Van Roy avait déjà testé la "bière au raisin" dans les années 70, ce qui a abouti en 1973 à la Vigneronne, un assemblage de lambic et de muscat. Depuis, de plus en plus de brasseurs se sont lancés dans cette technique, également hors de Belgique. Pourtant, ce n’est qu’aujourd’hui que l’on peut véritablement parler de boom dans l’univers brassicole. En Belgique, mais aussi aux États-Unis et surtout en Italie, et ces bières hybrides sont de plus en plus nombreuses.
L’Italie, qui est le plus gros producteur de vin au monde, n’a pas de tradition brassicole séculaire, comme la Belgique ou l’Allemagne. Mais avec plus de 800 microbrasseries dans tout le pays, les Italiens ont insufflé une nouvelle vie au style de bière hybride. Résultat: cette méthode est désormais utilisée par des brasseurs du monde entier. Depuis 2015, le Beer Judge Certification Program a même reconnu une nouvelle catégorie de bière: l’Italian Grape Ale (IGA), ce qui place cette bière hybride sur la même ligne que des lager, ale, IPA ou stout.
Un honneur que les Italiens doivent à Matterino Teo Musso de la brasserie Baladin à Piozzo, dans le Piémont. Son amour pour la bière s’est déclaré dans les années 80, grâce à une Chimay bleue. Il a créé sa brasserie et a lancé, en 2000, PerBacco, une bière élaborée avec le moût du dolcetto. Il a fait des essais avec du nebbiolo, mais cette bière ne se vendait pratiquement pas. Musso a fini par arrêter ses expériences, mais le style de bière hybride a été adopté par Nicola Perra, de la brasserie Barley, en Sardaigne, qui, elle, connaît le succès. Depuis, de plus en plus de brasseurs italiens s’aventurent dans l’univers des bières hybrides.
Aujourd’hui, le style italien est très affirmé et unique: ce pays compte plus de 500 cépages de raisins de cuve différents, chacun avec leur profil gustatif. Selon les directives légales en vigueur en Italie, on ne peut pas ajouter de vin à une IGA (ce qui, par contre, est parfois le cas dans d’autres pays), mais seulement des raisins de cuve ou du moût de vin. Les bières hybrides qui y sont élaborées sont donc toujours liées à une région spécifique. Aujourd’hui, un peu plus de 130 bières peuvent porter le label IGA.
Vieillissement en fût
Les brasseries artisanales utilisent les raisins pour donner une nouvelle dimension gustative à leurs bières, mais le terme de "bière hybride" peut également être interprété de manière plus large: la bière peut être aromatisée de différentes manières. Aux États-Unis, on trouve, par exemple, des bières à la citrouille (Harvest Moon Pumpkin Ale), au profil gustatif fumé (Dixie Holy Smoke) ou épicé (Good Juju). Une autre façon d’aromatiser les bières consiste à les faire vieillir dans des fûts ayant contenu du whisky, du vin, du sherry ou du porto. On parle alors de "barrel aging" ou vieillissement en fût, une manière d’ajouter de la complexité et des arômes à la bière.
Cette forme de maturation est pratiquée en Belgique également. Les meilleurs spécialistes sont la brasserie De Struise Brouwers à Oostvleteren, en Flandre-Occidentale, qui compte plus de vingt ans d’expérience et fait mûrir différents styles de bières dans des fûts ayant précédemment contenu du vin rouge, du calvados, du rhum, du bourbon, du whisky tourbé et du cognac. Sa Aardmonnik vieillit pendant 5 ans dans des fûts de vin de Bourgogne, la Pannepot Reserva 2017 a l’arôme d’un Châteauneuf-du-Pape et l’Aestatis Reserva a mûri dans des fûts de rhum brésilien.
Le foodie, auteur et importateur de vin Luc Hoornaert a déjà assemblé de la bière avec du chardonnay, mais il est particulièrement fan de la méthode "barrel aged". "Cantillon a fait vieillir de la bière dans des fûts de vin jaune du Jura de Stéphane Tissot, ce qui lui a donné un arôme fantastique."
Le choix du sommelier
Les bières hybrides ont également le vent en poupe dans le monde de la gastronomie: elles figurent déjà à la carte des restaurants El Celler de Can Roca à Gérone et Eleven Madison Park à New York. En Belgique, on les trouve dans des établissements tels que Veranda à Anvers, Fragma à Louvain, De Gebrande Winning à Saint-Trond et Hop Gastrobar à Louvain. Le sommelier Frederik Nerinckx du restaurant doublement étoilé Boury à Roulers ne cache pas son amour des bières hybrides.
"Les bières hybrides sont très digestes. Il n’est pas nécessaire de boire une bouteille entière, un verre suffit. C’est donc idéal pour un restaurant."Frederik Nerinck
"Le style de la bière hybride est en plein essor. Il est gastronomiquement très intéressant à découvrir et son goût frais et acide se marie bien avec la cuisine légère de notre chef Tim Boury. Ainsi, outre le 'wine pairing', on peut également opter pour un 'beer pairing', dans le cadre duquel nous utilisons quelques bières hybrides, qui sont beaucoup plus digestes. De plus, un verre suffit. C’est donc idéal pour un restaurant. Ce mois-ci, nous travaillons avec Regina Coeli, de la brasserie Heilig Hart à Kwatrecht. Cette bière est fermentée avec du marc de raisin provenant du domaine viticole Lijsternest à Zwevegem et a vieilli pendant 6 mois en amphore. Une chouette bière, qui accompagne agréablement un dessert."
30 à 40 euros la bouteille
Pour découvrir les bières hybrides, il n’est pas nécessaire de s’attabler dans un restaurant étoilé: c’est également possible au café. Richard Ootjers est le gérant d’Uncharted Brew Co. à Anvers, la fusion de l’ancienne "home brewery" BRWBRD et du café Station 1280. La bière n’y est pas seulement brassée, elle y est aussi servie. Dans l’intervalle, ce café est devenu un lieu de pèlerinage des amateurs de bières spéciales. "Nous vendons des bières hybrides de différentes brasseries, telles que Bofkont. Avec cet assortiment inhabituel, nous essayons d’inciter les gens à goûter autre chose qu’une bière ordinaire. Ce n’est pas évident, car au café ou au restaurant, ce type de bière coûte 30 à 40 euros la bouteille. Comme il faut un certain temps pour que les bières arrivent à maturité, il y a pénurie. C’est une bière de luxe, c’est pour cela que nous organisons parfois un événement lors duquel nous servons la bière au verre: elle est ainsi beaucoup accessible."
Selon Ootjers, l’intérêt pour ces bières hybrides va croissant. "Les jeunes qui lancent un restaurant cherchent ce type de boisson. Ici, nous accueillons pas mal de chefs, comme l’équipe du Pristine. Mais, c’est quand les gens viennent boire une bière chez nous avec leurs amis que je suis plus heureux. C’est ça, le rôle d’un café!"
Prochain épisode: des caves à bières qui soutiennent la comparaison avec les caves à vin.