Sami Tamimi est le meilleur ami et le business partner de Yotam Ottolenghi. Pour la première fois, ce partenaire de l’ombre présente son propre livre de cuisine, une déclaration d’amour à son pays d’origine, la Palestine. Rencontre.
La gastronomie non plus n’échappe pas à la mondialisation: on cuisine de plus en plus souvent des recettes de chefs aux noms inhabituels et exotiques qu’il faut chercher jusqu’à dix fois sur Google avant de les retenir. Si, pendant longtemps, Yotam Ottolenghi n’était pas un nom vraiment facile à prononcer, il commence à entrer dans le vocabulaire: nous organisons des dîners Ottolenghi et achetons des ingrédients Ottolenghi.
Après avoir goûté à presque tous les plats de ‘Plenty’, son recueil de recettes végétariennes qui a connu un succès mondial retentissant, j’avais mis la main, en 2012, sur ‘Jérusalem’, un livre consacré à un versant plus doux de la complexe question israélo-palestinienne: la cuisine.
Celebrity chef
"Yotam est l’enseigne de l’entreprise. Chacun a son rôle. Le mien est en coulisses."Sami Tamimi
À l’époque, Ottolenghi était la coqueluche d’un fidèle public de cuisiniers amateurs malgré les interminables listes d’ingrédients nécessitant une endurance de marathonien: six magasins, plus deux boutiques spécialisées! Heureusement, aujourd’hui, on trouve plus facilement du zaatar, du sumac et du tahini.
Si Jérusalem est le livre de cuisine qui a donné un visage à Ottolenghi, il y avait un autre nom sur la couverture: Sami Tamimi. Les deux chefs ont beaucoup en commun, car ils ont tous deux grandi dans la Jérusalem des années 80. Ottolenghi vivait dans la partie ouest, juive, et Tamimi, dans la partie est, musulmane. Pourtant, ce n’est qu’à la fin des années 1990 que leurs chemins se croisent pour la première fois, à Londres, où ils aspiraient à faire une carrière de chef.
Les deux hommes se lient d’amitié et fondent une entreprise qui a bien prospéré: elle compte six traiteurs et restaurants à Londres (dont le dernier-né, Rovi) et des livres qui sont autant de best-sellers. Tamimi et Ottolenghi ont souvent réfléchi à leur origine commune, et c’est de là qu’est né ce formidable livre de cuisine sur Jérusalem!
Ode à la Palestine
La suite vient de paraître: ‘Falastin’ (en palestinien, la lettre P n’existe pas) est une ode à la Palestine. Cette fois, il n’y a que le nom de Tamimi sur la couverture, Ottolenghi n’ayant rédigé que la préface. Le coauteur est Tara Wigley, qui fait partie du groupe Ottolenghi depuis 2010 et rédige des livres de cuisine après avoir travaillé dans la cuisine-test.
Les 110 recettes sont émaillées de souvenirs personnels et de portraits de Palestiniens ordinaires devant (sur)vivre dans des circonstances hors du commun. Avec intérêt, je me plonge dans la table des matières. Comme prévu, on y trouve toute une série de recettes de salades, de légumineuses et d’aubergines.
Y trouverait-on aussi une version du shawarma d’agneau, le plat auquel je suis accro depuis ‘Jérusalem’ et qui a boosté ma passion pour la cuisine? Je me souviens encore de la photo qui accompagnait ce plat: un gigot d’agneau dépourvu de toute esthétique politiquement correcte.
Comme s’il n’y avait pas eu l’ombre d’un styliste, l’os sortait de la viande de façon brutale, les morceaux noircis n’étaient pas cachés sous des brins de menthe ou de persil plat et il y avait des gouttes rosâtres de jus de viande sur la planche à découper. De manière tout aussi surprenante, la recette commençait par une excuse “Ce n’est pas tout à fait comme ça que ça doit être, mais...”
Pourtant, ça m’avait l’air très bon. J’avais donc compté les ingrédients de la marinade (18!) et je m’étais lancée. Depuis ce premier essai, ce gigot d’agneau mal présenté fait partie de mon répertoire culinaire.
Tamimi ou Ottolenghi?
Jamais je n’aurais imaginé changer quoi que ce soit à ce classique culinaire. Jusqu’à aujourd’hui: en lisant la table des matières de ‘Falastin’ je découvre qu’il y aussi un ‘shawarma d’agneau’. À la mode de Tamimi cette fois, avec une épaule au lieu d’un gigot. Une version que je veux tester sans plus attendre. Laquelle sera la meilleure? Tamimi deviendra-t-il aussi célèbre qu’Ottolenghi?
Je commence à me préparer pour le jour où je vais interviewer Tamimi et Wigley. Le duo devait venir en Belgique au début du mois d’avril, mais, en raison de la crise du coronavirus, ils sont confinés, comme le reste du monde. L’interview en face à face fait donc place à un entretien sur Zoom.
Sur mon écran, je vois Tamimi se pencher en arrière dans un intérieur rouge vif, un grand mug de café blanc à la main. Il lui faut un certain temps pour trouver le bouton ‘micro’ et il plaisante: “It’s a whole new world.” Dans une autre fenêtre, Wigley apparaît devant un bureau improvisé. En arrière-plan, j’entends ses trois enfants jouer.
En tant que chef, vous êtes généralement présent dans la cuisine-test d’Ottolenghi, mais celle-ci est actuellement fermée. Comment se passent vos journées?
Tamimi: “Je reste à la maison et je cuisine tous les jours des recettes tirées du livre. Je donne des démonstrations de cuisine en ligne, car la crise du coronavirus est arrivée juste avant la sortie du livre. Je tiens avant tout à rester en contact avec mon public. C’est bien que les gens puissent me voir cuisiner.”
J’ai commencé la recette du shawarma ce matin. La viande est en train de mariner au frigo. Je suis curieuse de voir s’il sera aussi savoureux que celui de ‘Jérusalem’!
Tamimi: “Cette recette est meilleure. Nous n’utilisons pas le gigot, mais l’épaule de l’agneau. Après de nombreux essais, je sais que cette viande reste beaucoup plus juteuse que le gigot. Vous verrez!”
Même si vous avez participé à presque tous les livres de cuisine et que vous êtes partenaires commerciaux, le nom que tout le monde retient n’est pas le vôtre, mais celui d’Ottolenghi. Est-ce frustrant?
Tamimi: “Pas du tout. Yotam est l’enseigne de l’entreprise. Il a également participé à l’émission ‘MasterChef Australia’ et réalisé de très nombreux documentaires pour la télévision. Chacun a son rôle. Le mien est en coulisses.”
Wigley: “Sami est le mentor de l’entreprise. C’est lui qui forme tous les chefs qui viennent travailler chez nous. Mais le public veut un concept clair, centré sur une seule personne. Il ne trouve pas intéressant de savoir que derrière des cuisiniers comme Jamie Oliver, Nigella Lawson ou Yotam Ottolenghi, il y a toujours une équipe professionnelle.”
Tamimi: “Cela ne me gêne absolument pas. Il est logique que les gens ne (re)connaissent pas mon nom: ça fait huit ans que ‘Jérusalem’ a été publié!”
Pourquoi ‘Falastin’ est-il publié maintenant?
Tamimi: “C’était un projet que j’avais depuis longtemps en tête, mais je n’avais jamais eu le temps de le concrétiser. Ce moment est venu il y a environ deux ans.”
Wigley: “Nous avons senti que le public était prêt. De nombreux livres de cuisine récents ont pour thème le Moyen-Orient. Avant, on ne publiait que des livres de cuisine généralistes, par exemple ‘la cuisine asiatique’. Ensuite, on s’est de plus en plus focalisé sur les particularités: la cuisine vietnamienne, indienne, coréenne, japonaise, chinoise ou indonésienne. De la même manière, les différentes régions du Moyen-Orient méritent d’être mises en valeur individuellement. On sent que les gens s’y intéressent.”
Tamimi: “C’est pourquoi je voulais vraiment me concentrer sur les Palestiniens et sur le fait que leurs histoires sont toujours liées à certains plats. Il ne s’agit pas uniquement de moi ou de ma famille.”
J’ai lu dans le livre que toutes les recettes ne sont pas ‘authentiques’. Donnez-vous souvent votre propre version?
Tamimi: “Quand on pense à la Palestine, on pense aux camps de réfugiés, à la bande de Gaza et à la Cisjordanie. Chacun a à l’esprit une certaine image de la région, résultat de ce qu’on entend aux infos télé. Mais il y a tellement plus! Des entreprises, des relations, des familles… Nous voulions raconter une histoire sur la Palestine d’aujourd’hui, des instantanés."
"Ça devait donc être un livre de cuisine contemporaine, pour notre époque. Il y a déjà suffisamment de livres de cuisine de recettes traditionnelles. Avec ‘Falastin’, nous voulions donner aux personnes curieuses l’occasion de découvrir la Palestine par le biais de la cuisine de tous les jours et de recettes réalisables facilement plutôt que de les encourager à rouler des feuilles de vigne pendant trois jours.”
Les recettes d’Ottolenghi sont connues pour leurs longues listes d’ingrédients. Sont-elles plus courtes dans ‘Falastin’?
Wigley: “Nous nous sommes limités à des ingrédients faciles à trouver. Il est inutile de proposer quelque chose avec du yaourt fermenté qu’on ne peut acheter qu’en Palestine.”
Tamimi: “Vous aurez besoin de cumin, de tahini, de zaatar et de sumac, mais tous ceux qui cuisinent avec les livres d’Ottolenghi ont déjà ces ingrédients chez eux, non? Nous avons surtout tenu compte du fait que notre public veut être fier après avoir fait un effort en cuisine. Personne n’aime présenter sur la table un plat beige ou brunasse, aussi délicieux soit-il. On mange d’abord avec les yeux. Si vous feuilletez le livre, vous verrez que les recettes sont très colorées, ce qui met l’eau à la bouche. C’est très important pour moi.”
Wigley: “Nous espérons surtout que chacun optera pour des ingrédients de qualité, parce qu’ils font vraiment la différence dans une recette. Plutôt qu’un tahini grec amer, choisir sa variante arabe, crémeuse et douce. Ou des tomates vraiment mûres.”
Tara, avez-vous une recette préférée dans le livre?
Wigley: “J’adore le shatta, une pâte de piments rouges ou verts qu’on peut ajouter à tout, du pain grillé au saumon en passant par les crevettes.”
Sami, à quelle recette vous identifiez-vous le plus?
Tamimi: “Au poulet à l’oignon rouge et au sumac, servi avec du pain. Tous les Palestiniens connaissent ce plat! Il est principalement consommé pendant la saison de l’huile d’olive.”
Wigley: “Nous étions tous sous le charme lorsque Sami nous l’a préparé à Londres. Il s’était même rendu dans une jardinerie pour chercher les bonnes pierres afin d’imiter l’effet d’un four à bois!”
Dans quelle mesure la cuisine palestinienne est-elle liée à la cause palestinienne?
"J’ai été particulièrement surprise par le lien qu’on ressent entre le pays, la cuisine et l’identité."Tara Wigley
Tamimi: “Les Palestiniens veulent préserver et protéger leurs recettes et leurs traditions. Le lien avec la terre ne doit pas être perdu. C’est pourquoi on ne voit pratiquement pas émerger de nouvelles tendances.”
Wigley: “En tant qu’étrangère, j’ai été particulièrement surprise par le lien qu’on ressent entre le pays, la cuisine et l’identité. J’ai parlé à des oléiculteurs de leur huile d’olive alors que nous étions assis sous un olivier. C’était très émouvant. Je ne vis pas du tout cela à Londres. Une discussion sur les meilleurs fish and chips? Ça n’intéresse personne!”
La cuisine palestinienne vous manque-t-elle à Londres?
Tamimi: “Lorsque vous mangez un repas dans un climat chaud, il a toujours meilleur goût. Une tomate de pleine terre ou une tomate de serre, ça n’a rien à voir! En Palestine, tout le monde se donne à fond pour bien cuisiner. Dans une maison palestinienne, vous êtes toujours le bienvenu. On cuisine en général plus que nécessaire, car on ne sait jamais qui va passer dire bonjour et que l’on pourra inviter à partager le repas. Là-bas, on aime ça."
"En fait, la combinaison de tous ces facteurs me manque. La nourriture, l’endroit, les gens, le soleil... C’est pourquoi j’essaie de faire comprendre dans le livre que manger, c’est quelque chose qu’on doit faire ensemble. Partager avec ses amis, sa famille. Aujourd’hui plus que jamais, l’union est essentielle à la survie.”
Recette de famille
Le lendemain, je goûte le shawarma, qui a cuit au four pendant six heures. La chair de l’épaule d’agneau est effectivement plus juteuse que celle d’un gigot. C’est le jour de printemps le plus chaud de l’année et je mange au jardin avec mon époux et ma fille. Nous n’en viendrons jamais à bout à trois! Je repense aux paroles de Tamimi. Ce shawarma est un plat sublime qui demande à être partagé avec ses amis et sa famille. Je le referai bientôt, lorsque nous pourrons à nouveau nous embrasser.