Celle qui n’avait que le droit de remplacer les cendriers sur les tables dirige aujourd’hui La Roseraie, l’hôtel-restaurant que son père a fondé il y a quarante ans dans la province de Liège. Marie Trignon a décidé d’atteindre les sommets: menu contemporain, établissement ultramoderne et nouveaux abris dans la nature préservée de Modave.
"La Roseraie l’attendait." Vincent Trignon pose un regard à la fois fier et attendri sur sa fille Marie. Il lui aura fallu 35 ans de patience pour assister au retour de sa fille unique dans l’écrin qu’il protège depuis 40 ans. La première chose qui étonne quand on s’intéresse à La Roseraie, c’est la discrétion avec laquelle cette institution du bien manger a traversé le temps sans faire de bruit. Puis vient la découverte du lieu, un petit manoir en pierre construit en 1875 par un maître de carrière. Cet homme devait être un passionné de botanique et plus particulièrement, de roses: au centre du parc se trouve une magnifique serre qui vient d’être rénovée, les ferronneries peintes en noir lui conférant une juste modernité. Mais la surprise se trouve à l’orée du bois où ont poussé deux étonnantes constructions en verre et qui, avec leur toit démesurément élancé, font penser à des lutins avec un chapeau pointu.
Marie Trignon et son époux, Daniel Whymark, leur ont donné le nom de shelters, abri en anglais. En effet, ce dernier est Britannique et c’est à Cambridge que le couple s’est rencontré, lorsque Marie y perfectionnait son métier de traductrice (anglais et russe). En 2015, le couple saisit l’opportunité qui lui est offerte d’acquérir les six hectares de bois qui bordent le nord du parc de La Roseraie, une manière d’offrir au site un écrin exceptionnel.
Aujourd’hui, ils ont été aménagés et invitent à la balade jusqu’à l’oppidum tout proche. Installé sur un plateau rocheux dominant le hameau de Pont-de-Bonne, ce camp romain du premier siècle av. J.-C. est situé sur l’ancienne chaussée qui reliait Tongres à Arlon. Nous sommes dans la commune de Modave, dans la vallée du Hoyoux et de ses affluents (dont la Bonne), un territoire qui tire une partie de sa richesse de l’eau. En effet, le captage de Modave fournit jusqu’à 80.000m d’eau potable par jour à la ville de Bruxelles.
"Nous sommes entourés de perles", sourit Marie Trignon. C’est dans cet univers que Marie est née et a grandi. Madeleine, sa mère, se souvient des premiers pas de sa fille dans le restaurant. "Rien de très glorieux... Nous lui avions expliqué comment changer les cendriers à table. C’était au temps où l’on fumait encore en salle."
Les cuisines du Dorchester
Ses études l’amènent en Grande-Bretagne (Cambridge et Londres), mais c’est à Woking que s’installe le couple. Leurs jumelles, Éva et Nora, y passeront leurs premières années. "J’aimais ce côté village. Je n’ai jamais pu rester inoccupée. Jeune mère, j’organisais des goûters à la sortie de la crèche. Je préparais des crêpes, des gaufres, des scones..."
Bien avant, Marie avait travaillé à Londres pour une agence d’événements chargée de l’organisation et de l’intendance de toutes les manifestations du gouvernement, à l’époque où Tony Blair et Gordon Brown étaient au 10 Downing Street. Ensuite, elle s’était installée à Guildford pendant trois ans, pour le magasin de design du label danois Bo-Concept, car elle nourrit également une passion pour l’architecture d’intérieur et le mobilier, ce qui en fait une visiteuse assidue du salon parisien Maison & Objet.
Mais l’appel de ses racines est le plus fort, d’autant plus qu’elle a toujours répondu présente dès qu’il fallait prêter main-forte à ses parents. "Marie prenait l’Eurostar le vendredi soir et repartait le lundi matin", témoigne son père. La mutation a lieu lorsqu’elle décide de se former à ce métier: elle s’inscrit au cursus d’un an à Woking, dans la plus ancienne école de cuisine privée de Grande-Bretagne qui délivre un diplôme certifié par le fameux Cordon Bleu, la Tante Marie Culinary Academy. Elle travaillera dans plusieurs restaurants, dont un étoilé Michelin. Mais elle n’en restera pas là...
"C’était un soir. En rentrant du travail en train, Daniel lit l’Evening Standard et découvre que ce journal organise un concours dont le prix est une visite des cuisines du Dorchester. Emballé, il décide d’y participer séance tenante et c’est ainsi que nous sommes allés au plus près des secrets du trois étoiles Alain Ducasse at the Dorchester." Marie y fait la connaissance de Jean-Philippe Blondet, le chef qui interprète les valeurs culinaires de grand chef français. Le courant passe entre les deux et l’entretien se termine par une invitation à lui envoyer son CV.
Extraterrestres
S’ensuivront les 8 mois parmi les plus enrichissants de sa vie. "Tout d’abord, on se trouve dans un monde d’organisation et de recherche de la perfection. Pour ne donner qu’un exemple, deux cuisiniers étaient chargés des légumes pour les entrées et deux autres, des légumes pour les plats. Le chef connaissait ma volonté de prendre la relève de papa. Il a eu la gentillesse de me faire circuler dans la cuisine, d’occuper tour à tour les différents postes. J’ai reçu une formation exceptionnelle. À mes débuts à La Roseraie, je lui posais encore des questions." Marie y fera une autre découverte, bien plus importante. "En fait, j’avais côtoyé mon père sans me rendre compte de ce qu’était sa cuisine. Au Dorchester, ce que l’on m’apprenait ressemblait à ce qu’il fait aujourd’hui encore. Je pense aux techniques de cuisson, aux sauces."
C’est à la rentrée scolaire de ses filles, en septembre 2017, que Marie Trignon intègre pour de bon les cuisines de La Roseraie. Durant les premiers mois, les deux générations s’affrontent. La fille et le père doivent trouver leurs marques, mais, cinq ans plus tard, il conçoit son rôle comme le soutien de sa fille, celle-ci ayant donné le ton d’une cuisine moderne de produits.
À ce stade, une question doit être posée. Pourquoi La Roseraie et sa cheffe ont-elles si peu fait parler d’elles jusqu’ici? Pourtant, le restaurant affiche régulièrement complet. C’est comme si l’on découvrait une belle endormie, comme dans les contes de fées, avec les "shelters" dans le rôle des lutins. "Dès le départ, nous avions ce projet d’accroître notre capacité d’accueil et de construire six unités individuelles. Ayant acquis le bois, l’intégration de maisons d'hôtes en lisière de forêt devenait une évidence, mais il ne fallait pas tomber dans le cliché des chalets."
Le projet de Maxime Faniel, un jeune architecte du bureau liégeois Laboratoire, était osé, mais totalement réfléchi. Ainsi, les petits pilotis en métal qui portent l’ensemble ont aussi des fonctions techniques: c’est par leur entremise qu’arrivent les diverses alimentations et sorties. "Il s’agit de structures en bois qui ont été habillées d’une coque en verre imprimé profilé, dit 'U-Glas', fabriqué en Allemagne par Saint-Gobain", explique Daniel. "Leur présence sur le site peut faire penser à des extraterrestres qui vous abritent le temps d’une nuit. Et vous vous réveillez au milieu des bois." Tout ici est soigné dans les moindres détails. À l’intérieur, la structure en noyer qui abrite la salle de bain reproduit les mêmes formes que l’architecture extérieure. La literie est signée Sleepeezee’s Royal Warrant, "la même que celle de Buckingham Palace", sourit Daniel Whymark.
Achevés en décembre 2021, les deux premiers "shelters" ne sont pas la seule modernité apportée à l’auguste manoir. "Durant trois ans, nous n’avons rien changé, puis sont venus le printemps 2020 et le premier confinement qui nous a permis de tirer profit de la fermeture de l’établissement. En six semaines de travaux –un temps record!-, la cuisine, l’accueil, la salle du restaurant et les trois grandes chambres du premier étage ont été métamorphosés. Quant à la cuisine, elle aussi a été entièrement réorganisée, intégrant aux fourneaux existants des appareils contemporains - Thermomix ou Pacojet cohabitent avec la batterie de cuivres brillante."
Palette de saveurs
Reste l’essentiel, à savoir la cuisine "père et fille", celui-ci confiant avec une modestie empreinte de fierté: "Aujourd’hui je suis l’élève. Marie a apporté son sens de l’organisation. On m’a souvent reproché un service trop lent, et c’était le cas. Aujourd’hui, le convive qui s’attable reçoit les quatre premières mises-en-bouche, suivies de deux autres pour terminer avec une septième, soit le double consommé de homard en croûte, mon clin d’œil à ce qu’avait imaginé Paul Bocuse pour le président français Valéry Giscard d’Estaing."
Marie poursuit: "La base du consommé, c’est papa. J’y ai juste apporté un peu de croustillant avec une mirepoix de légumes sautés." Il serait vain d’énoncer les menus de Marie, car elle les change de A à Z tous les deux mois, afin de suivre au plus près les saisons et la disponibilité des produits. Chaque plat est une promenade belle à regarder. Marie sort volontiers de la linéarité, proposant une surprise toujours empreinte de fraîcheur. Lors de son passage au Dorchester, elle a emprunté, entre autres, les infusions dans l’huile d’herbes aromatiques ou d’épices qui, sur l’assiette, se glissent dans la palette des saveurs. Détail à ne pas négliger, on l’aura compris, tout est préparé maison, du pain au levain à la glace vanille tournée minute.
Tout cela est au prix d’un travail assidu et de l’énergie sans faille de cette ancienne danseuse de ballet classique devenue traductrice devenue top cheffe. Les jours d’ouverture, Marie quitte la cuisine à 3 heures du matin pour se lever dès 6 heures et être à l’heure pour les petits déjeuners. À l’instar des autres moments gourmands passés à La Roseraie, celui-ci est d’un raffinement infini, inspiré des breakfasts d’outre-Manche. On retiendra le présentoir à gâteaux typique des afternoon tea dont chacun des trois étages offre un pur moment de bonheur: les viennoiseries à la pâte si fine, les petits sandwichs de pain de mie et, cerise sur le cake, les mini scones. Non, la gourmandise n’est pas un vilain défaut.
La Roseraie, 80 Route de Limet à 4577 Modave.
Tél: 085/41.13.60
www.laroseraiemodave.com