Dennis Ekisola est un autodidacte devenu chef sur des yachts de luxe. Aujourd’hui, il possède le restaurant japonais Dojo 2.0, où il dirige aussi la première brasserie de saké made in belgium.
Les grands chefs de notre pays ont souvent un parcours balisé: école hôtelière, stage dans un étoilé, ouverture de leur propre restaurant, quelques apparitions à la télé ou publication d’un livre de cuisine. Et puis, il y a ces chefs dont on écouterait l’histoire pendant des heures. Dennis Ekisola est de ceux-là.
Le chef est un homme aux multiples facettes. Fils de père nigérian et de mère allemande, il navigue avec aisance entre plusieurs univers. Il a le charisme d’une célébrité, le calme d’un maître zen et l’esprit d’un entrepreneur à la tête d’une épicerie fine internationale. Pourtant, c’est à Anvers qu’on le trouve le plus souvent, planqué derrière une porte de garage anonyme d’où il dirige Dojo 2.0, un restaurant japonais longtemps resté confidentiel. C’est aussi là qu’il brasse son propre saké, devenant ainsi le premier en Belgique à obtenir une licence, ce qui tombe à point nommé, le saké ayant rejoint le patrimoine culturel immatériel de l’UNESCO fin 2024. Ce vin de riz japonais, brassé depuis un millénaire, connaît une ascension fulgurante dans notre pays.
Le vert des poireaux
L’histoire de Dennis Ekisola commence à Munich, où, à l’âge de treize ans, il est confronté au divorce de ses parents. "Mon père est parti vivre au Nigeria et je suis resté avec ma mère. Adolescent, l’absence de figure paternelle m’a beaucoup pesé. En plus, ma mère était une cuisinière épouvantable! (rires) Comme nous avions peu d’argent et presque aucun ingrédient, j’ai décidé de me lancer: je faisais des crêpes avec le vert des poireaux par exemple. Très vite, j’ai commencé à cuisiner pour toute la famille et, ensuite, pour des amis."
Pas étonnant qu’Ekisola ait commencé à travailler dans des cuisines dès ses quinze ans. "Dans un restaurant, les règles sont presque militaires, entre discipline et figures masculines fortes. Cet univers me plaisait, le chef faisait figure de guide: je suivais son exemple et c’est ainsi que j’ai pris confiance en moi. C’est à cette époque que ma personnalité s’est forgée: je n’avais qu’une envie, me dépasser pour progresser. J’ai toujours été créatif, même à l’école, que ce soit en esthétique et en photographie, mais aussi en chimie. Avec le recul, je me rends compte que ces éléments ont posé les fondations de toute ma carrière."
Un Temple japonais
Dès que l’on passe la porte de Dojo 2.0, on comprend la vision d’Ekisola. Béton brut et lignes épurées, cette adresse a tout du temple japonais. La brasserie de saké est installée à l’arrière du restaurant, et c’est là que s’exprime le goût d’Ekisola pour la chimie. Fasciné par la gastronomie et la culture japonaises, Ekisola a suivi une voie inattendue pour y arriver. "J’ai travaillé dans des restaurants étoilés où j’ai appris à cuisiner des manières les plus originales. Dans un restaurant, tout était old school: nous préparions du poisson fraîchement pêché dans la rivière voisine et chaque plat était cuisiné au feu de bois. Dans un autre, le chef était constamment défoncé et nous faisait fumer des joints pour que nos rêves nous inspirent de nouvelles créations."
"Au Japon, j’ai appris l’essence de l’hospitalité: anticiper les souhaits de l’invité."Dennis Ekisola
À un moment donné, Dennis Ekisola a ressenti le besoin de retrouver sa liberté, loin du rythme infernal des restaurants étoilés où tous les jours se ressemblent. "Je suis tombé sur l’annonce d’une famille en Floride qui cherchait un chef pour son yacht. C’est ainsi qu’a commencé ma carrière de chef privé pour la jet-set de Floride et des Bahamas. Ces gens ont déjà tout. Savez-vous ce qu’ils veulent dans leur assiette? Le meilleur du meilleur, bien sûr, mais aussi des plats étonnamment simples. Un client pour qui j’avais préparé un pain au levain a finalement préféré le pain de mie le moins cher, sorti d’un sac en plastique. Un autre client, propriétaire d’une grande marque de vêtements, voulait du chorizo de chez Carrefour au petit déjeuner."
Dennis Ekisola a réalisé que le plaisir de manger est aussi lié aux expériences et aux souvenirs. "Quelle est l’essence même de ce plaisir? De quoi avons-nous réellement envie? Au Japon, j’ai découvert le principe de l’anticipation. Quand un chef japonais cuisine pour vous, il ne vous demande pas ce que vous souhaitez manger, mais il regarde par la fenêtre: s’il fait froid et venteux, il sait que vous aurez probablement envie d’une soupe et alors, il vous sert une soupe. Pour moi, c’est ça l’hospitalité. Une approche qui fait souvent défaut dans les restaurants: l’aspect humain."
Milliardaires russes
Au début, Ekisola travaillait pour des millionnaires, soit des riches "ordinaires". Puis, au bout d’un temps, ses clients sont devenus des milliardaires, soit des riches "extraordinaires". "J’ai appris quelques leçons de vie essentielles. Comment devient-on riche? Comment atteint-on ses objectifs? En se dépassant. En restant concentré. Sans jamais se détourner de son rêve." Ekisola gagne bien sa vie et saisit l’occasion de se rendre au Japon. "Chaque fois que j’avais quelques semaines de congé, je partais. Ma compagne de l’époque, une Australienne qui parlait parfaitement japonais, nous ouvrait les portes de restaurants exclusifs, inaccessibles aux étrangers -personne ne sait que ces établissements existent."
Le chef éprouve un profond respect envers les chefs qu’il rencontre et ce respect lui était rendu. "J’ai beaucoup appris sur l’exigence extrême liée à la qualité des ingrédients, mais aussi sur l’hospitalité." À un moment donné, Ekisola cuisinait pour des milliardaires russes, des oligarques de l’industrie pétrolière et gazière, qui ne prenaient qu’un seul repas par jour sur leur yacht: un menu omakase de quatorze services. "Ils avaient une forme physique impressionnante, ils étaient débordants d’énergie, mais aussi incroyablement disciplinés. Ils m’encourageaient constamment à retourner au Japon pour approfondir mes connaissances afin de manger encore mieux."
Restaurant underground
Dennis Ekisola met un terme à sa carrière de chef privé pour lancer sa propre entreprise, Inua, une épicerie fine qui approvisionne des chefs du monde entier, y compris les chefs privés officiant sur des yachts. On y trouve des sauces soja spéciales en provenance du Japon, mais aussi ses propres produits, comme du poisson "dry aged". "Au départ, nous avons implanté notre entreprise à Saint-Martin, mais pour des raisons logistiques, nous avons finalement décidé de nous établir en Europe."
Quand la pandémie frappe, il ouvre une boutique physique Inua à Anvers, attirant des chefs - Nick Bril (The Jane) et Marcelo Ballardin (Oak) entre autres. "Nous avons également lancé un restaurant éphémère: face au succès, nous avons décidé d’ouvrir un établissement digne de ce nom. C’est ainsi qu’est né Dojo, un restaurant underground pour lequel nous n’avons jamais fait de publicité et qui, pourtant, affiche complet."
C’est également là qu’Ekisola commence à explorer les accords mets-saké. "J’avais déjà dégusté une foule de sakés différents au Japon et je trouvais ce vin de riz absolument délicieux. J’étais stupéfait de voir à quel point il se mariait bien au repas."
Fermentation du riz
En 2024, après une rénovation en profondeur, le restaurant devient Dojo 2.0. "À ce moment-là, je faisais depuis un certain temps déjà des essais avec le koji, une moisissure nécessaire à la fabrication de la sauce soja, du miso et du saké. Pendant le confinement, j’ai enfin eu le temps d’apprendre à brasser le saké. La fermeture des établissements de l’horeca m’a permis de m’y consacrer pleinement."
Le principe de base du saké repose sur la fermentation du riz pour obtenir de l’alcool. Ekisola a construit sa propre chambre de koji en bois de cèdre, afin de contrôler avec précision la température du riz. "Heureusement, j’ai pu compter sur l’aide de Quirien Heitzer de Q.ferments. Une fois cette étape maîtrisée, j’ai construit une pièce de koji plus grande. Curieusement, mon premier saké avait une saveur de lard, en raison d’une exposition excessive à l’oxygène -ce qui n’a pas empêché mes clients de l’apprécier, justement parce qu’il était totalement différent de ce qu’ils avaient déjà goûté. J’ai ensuite investi dans du matériel professionnel, ce qui a considérablement amélioré la qualité."
Dennis Ekisola décide alors de commercialiser son saké, mais la procédure s’avère compliquée. "Pour obtenir l’autorisation, j’ai dû me soumettre à des contrôles stricts de l’Agence fédérale pour la sécurité de la chaîne alimentaire (AFSCA). Comme personne en Belgique n’avait jamais déposé une telle demande, ils ne savaient pas vraiment ce qu’il fallait contrôler. J’ai dû leur expliquer le processus de brassage dans les moindres détails, et même ce qu’était le koji, car ils n’en avaient jamais entendu parler."
Le principal problème était le riz. "Le riz est un produit délicat. Une fois cuit à l’eau ou à la vapeur, il se gâte rapidement, mais en expliquant chaque étape du processus et en justifiant l’origine, ainsi que la valeur nutritionnelle de nos produits, nous avons fini par obtenir l’autorisation."
À conserver au frais
En avril, les 6.180 premières bouteilles de saké d’Ekisola seront commercialisées. "Je réfléchis encore à la meilleure façon de les distribuer, car il s’agit d’un saké non pasteurisé (namazake), qui doit donc être conservé au frais. Nous le vendrons donc probablement directement au restaurant."
Dennis Ekisola sort quelques bouteilles d’échantillons de son laboratoire et me les sert. J’ai déjà goûté différents types de saké, mais celui-ci a une saveur unique, sauvage, vive et florale. Une des cuvées a été fermentée avec une levure de champagne.
Le riz fermenté utilisé pour le brassage trouve ensuite une seconde vie en cuisine où Ekisola le transforme en une crème d’une finesse exceptionnelle, le sake kasu, qu’il utilise comme condiment dans ses plats. Je goûte une cuillère de graisse de jambon ibérique avec du kasu: c’est un de ces rares instants où l’on découvre une saveur totalement inédite, si singulière que le cerveau semble devoir créer de nouvelles connexions pour l’appréhender.
Viennent ensuite un "mussel miso", un "black garlic miso" et un "red yuzu kosho": des condiments puissants qui occupent une place essentielle dans sa cuisine. La créativité et l’inventivité de Dennis Ekisola semblent sans limites.
Samberstraat 7 à 2060 Anvers
| www.do-jo.eu |