"Les boissons sans alcool en sont au même point que la cuisine végétarienne il y a vingt ans", déclare Ben Branson. Seedlip est la réponse des grandes personnes à la question: que boire quand on ne boit pas?
"Désolé pour le retard, j’ai eu du mal à trouver une place de parking." Mais qui est assez fou pour se rendre au cœur de Londres en voiture? Qui plus est, avec un gros 4x4! Ce fou, c’est Ben Branson, qui se justifie d’un "Là où je vis, il n’y a ni métro, ni bus." Branson (qui n’a aucun lien avec Richard, serial entrepreneur du groupe Virgin) vit dans une ferme XVème au nord-ouest de Londres, dans le Buckinghamshire. Il n’est pas très citadin ni pour conduire, ni pour vivre.
Et franchement, ça se voit. Branson n’a pas le look hipster et, avec sa barbe de trois jours, il a même l’air un peu négligé. Ses boucles d’oreilles noires sont une faute de goût et des cheveux frisés s’échappent de sa casquette. Sur ses doigts, il est même tatoué le mot PEAS. Mais nous nous égarons.
Si nous sommes ici, c’est parce qu’il a lancé, il y a trois ans, le tout premier spiritueux sans alcool dans l’univers des cocktails, Seedlip. À la surprise générale, ce drink a été un succès d’entrée de jeu. Les mille premières bouteilles qui sont sorties de l’unité de production installée dans la ferme du Buckinghamshire en 2015 se sont écoulées en trois semaines.
C’est alors qu’est arrivé Selfridges, la chaîne de supermarchés de luxe, qui lui a demandé d’avoir l’exclusivité sur la prochaine livraison. Et voilà: les mille bouteilles suivantes se sont envolées en deux jours et demi. "Et les mille dernières bouteilles que j’ai faites tout seul, en trente minutes", sourit Branson comme s’il ne parvenait pas encore à y croire.
"C’était en janvier 2016. Je n’avais pas de stock quand j’ai reçu un coup de fil du restaurant Fat Duck et du Ritz: ils voulaient travailler avec nous. Je suis tombé des nues: je ne m’y attendais pas du tout. C’est alors que j’ai réalisé que j’avais créé quelque chose de génial."
Maidenhair et eyebright
Mais quel est donc ce produit si génial? Pour Branson, c’est un ‘spiritueux’. Autrement dit, une boisson forte, ou une liqueur, mais sans alcool. "Ce n’est pas du gin", m’assure-t-il. "Pas même un gin sans alcool, car il ne contient pas de genévrier." Et vous pouvez le croire sur parole: l’homme est un passionné des ingrédients. Il est capable de citer le mode de culture, le goût et le nom latin de la moindre plante. Un tait familial qui lui vient du côté de sa mère, agriculteurs depuis le XVIIème siècle. "J’ai toujours été extrêmement intéressé par les plantes et les herbes botaniques.
Un beau jour, je suis allé sur Google où j’ai tapé “herbes intéressantes à cultiver chez soi”. Quelques sites web et quelques liens intéressants plus tard, je suis arrivé dans l’univers très particulier de la botanique. J’ai acheté des semences et je me suis lancé dans des expériences, avec des plantes dont le nom évoquait l’univers de Harry Potter, comme ‘maidenhair’ (adiantum), ‘bladderwrack’ (fucus vésiculeux) ou ‘eyebright’ (euphraise)."
Un hobby sympa en marge de son travail de designer, métier qu’exerçait également son père. "Nous faisions principalement du branding, l’image de marque, pour des entreprises. Cela faisait longtemps que me démangeait l’idée de lancer une marque; par contre, je ne savais absolument pas dans quel domaine."
Ce n’est qu’après avoir lu ‘L’Art de la Distillation’ de John French, un livre paru en 1651, qu’il a eu l’idée de concocter une boisson sans alcool. "Ce livre est un ouvrage de référence, une somme de recettes de décoctions et d’alcools médicinaux - oui, c’est dans la médecine que commence l’histoire de l’alcool! C’est dans ce livre que j’ai découvert l’art de la distillation, que l’on utilise surtout connu dans le processus de production de boissons alcoolisées. Et j’ai aussi appris qu’elle était fréquemment utilisée pour préparer des remèdes non alcoolisés. J’ai trouvé ça passionnant."
Le petit chimiste
Ben Branson ne fait ni une, ni deux: il achète un alambic en cuivre de deux litres et demi. "Ce n’était pas dans un but précis; juste par curiosité." La distillation est un procédé de séparation d’un mélange de substances liquides dont les températures d’ébullition sont différentes: elle permet donc de séparer les constituants d’un mélange homogène. En pratique: quand on chauffe un liquide à une température de 65 °C par exemple, seul l’ingrédient ayant ce point d’ébullition spécifique commence à s’évaporer. Un alambic permet de l’isoler et de le reliquéfier dans un autre récipient.
"Chaque substance ou ingrédient doit subir un certain nombre de processus. Nous commençons par le dissoudre pour qu’il devienne liquide, puis nous en distillons le meilleur pour enfin commencer à le purifier et à le mélanger."Mais le petit chimiste refuse d’être plus précis: "C’est notre secret. Mais si vous le souhaitez, nous nous ferons un plaisir de vous donner tous les détails au sujet des ingrédients."
"Les boissons sans alcool en sont au même point que la cuisine végétarienne il y a vingt ans", déclare Ben Branson. Seedlip est la réponse des grandes personnes à la question: que boire quand on ne boit pas?
Il ne lui restait plus qu’à attendre un moment ‘eurêka!’. Par un lundi maussade, le Britannique se rend à une réunion au centre de Londres. "J’ai demandé un bon apéritif sans alcool et on m’a servi une boisson rosâtre et doucereuse. En rentrant chez moi, ce soir-là, je me suis rendu compte qu’en termes de boisson sans alcool, nous en étions au même point qu’avec la nourriture végétarienne il y a vingt ans. Je me suis demandé si je ne pouvais pas utiliser ma technique de distillation pour faire quelque chose de buvable."
Avec sa mère, il se met en quête de bons ingrédients et, avec son père, il conçoit le design adéquat. Parce qu’il faut bien le reconnaître: aussi bons que soient les drinks de Branson, leur look contribue à leur succès. Sur les bouteilles, les étiquettes représentent les ingrédients végétaux placés de manière à composer une tête d’animal: ce sont de véritables petites merveilles.
Le nom, Seedlip, fait référence à l’histoire terrienne de la famille Branson. "Seedlip désigne le panier pour les semences que l’on fixe à la taille pour pouvoir semer à la main. Ce que l’on ne fait plus aujourd’hui, mais j’ai pensé que c’était un nom judicieux, parce que c’est aussi la base de notre produit: il porte des semences aux lèvres, au sens littéral."
Enfants non admis
La question peut sembler ridicule de la part de quelqu’un qui adore terminer sa semaine avec un petit Pisco sour, un Negroni ou un verre de vin, mais qu’est-ce qui rend l’alcool si délicieux? "L’alcool n’est pas un exhausteur, mais un vecteur de goût", me répond-il sans hésiter. "Comme le sucre et la graisse, en fait. Pour un goût plein et attrayant, vous avez besoin d’un vecteur. Seedlip est sans sucre, sans édulcorants et sans calories. Seedlip ne doit pas être consommé pur, ce n’est pas l’objectif. Il faut ajouter du sucre pour mettre sa saveur pleinement en valeur. Les barmans l’utilisent comme n’importe quelle autre liqueur, avec un jus, un tonic ou un bitter."
Qu’est-ce qui rend Seedlip si différent des autres boissons sans alcool? En effet, il existe sur le marché de très bons tonics aromatisés et les jus ont également atteint un niveau de qualité élevé. Des produits plébiscités par l’entrepreneur: plus il y a de choix, mieux c’est!
Par contre, il estime que Seedlip est autre chose. "À mon avis, un apéritif sans alcool n’est réussi que si les enfants ne l’aiment pas. Il doit avoir un goût qui plait aux adultes, comme le café ou les fromages forts", précise Branson. "Avec une boisson pour adultes, nous sommes plus enclins à développer des rituels. Quand vous rentrez du travail le vendredi soir, vous ne vous installez pas dans votre canapé avec un jus d’orange. Vous voyez ce que je veux dire?"
Do it yourself
La gamme Seedlip compte trois saveurs. ‘Spice 94’ contient principalement de la cardamome et du piment. "Grâce à la cascarille, nous avons pu y ajouter une touche tannique", détaille Branson. Le ‘Garden 108’ contient des pois, du romarin, du thym et de la menthe - ce qui explique le tatouage de Branson. "Délicieux avec du tonic ou pour des ‘sour cocktails’." Dernier venu, le ‘Grove 42’ est composé de trois variétés d’orange. "C’est un goût qui me rappelle Noël. Quand j’étais enfant, je me goinfrais de mandarines à m’en rendre malade..."
Seul inconvénient de cette petite merveille sans alcool, c’est qu’il faut être un fameux mixologue pour préparer ces délicieux cocktails. Au cours de la conversation avec le Britannique, nous découvrons plusieurs cocktails Seedlip, et tous sont tellement délicieux qu’on se demande vraiment pourquoi il faudrait encore boire de l’alcool.
Mais, chez soi, on a beau avoir quelques bouteilles de Seedlip, ce n’est pas si simple: certaines des recettes du nouveau livre de cocktails Seedlip sont accessibles (et moins surprenantes en termes de saveur), d’autres nécessitent une liste d’ingrédients que personne n’a chez soi. Je suppose donc que l’horeca est son marché principal.
"Nous livrons aujourd’hui plus de 250 restaurants à travers le monde. Dans le top 10 des meilleurs bars à cocktails, 8 sont nos clients. En tout, nous travaillons avec environ 6.000 bars, dont le Dead Rabbit à NYC, The Savoy à Londres, The Clumsies à Athènes ou the Walker Inn à L.A.", déclare-t-il tranquillement. "Et j’ai l’impression que ce n’est qu’un début. L’intérêt pour les boissons non alcoolisées ne fait que commencer: 90% des établissements ne disposent même pas d’une alternative sans alcool digne de ce nom. 8 à 9% proposent quelque chose, mais sous forme de soft drinks ou de jus et seulement 1% travaillent avec des spiritueux sans alcool."
Choix positif
Seedlip a été le premier à miser sur ce créneau. Depuis, d’autres acteurs sont apparus sur ce marché, comme le suédois Ceder’s, un spiritueux sans alcool distribué par Pernod Ricard.
Dans notre pays également, beaucoup d’efforts sont faits pour rendre les boissons sans alcool plus sexy, comme l’entreprise Renard Drinks, qui fait de la limonade premium. Sander Van De Walle, second de l’établissement étoilé Sel Gris, à Duinbergen, est conquis. "Il y a, sur ce marché, une lacune que je peux combler avec les limonades Renard." L’entrepreneur Bart Roman travaillerait aussi à son propre label sans alcool. Et la Belgique ne serait pas la Belgique si nous n’excellions pas dans la bière sans alcool. Ainsi, la Maes 0,0 % a remporté une médaille d’or aux World Beer Awards de cette année.
"La concurrence ne m’empêche pas de dormir", conclut Branson. "Pour moi, c’est une bonne nouvelle qu’autant de marques se tournent enfin vers les drinks sans alcool. Plus il y a d’options, mieux c’est. Les boissons sans alcool doivent devenir un choix positif." Ensuite, il nous prie de l’excuser: il est attendu dans la toute première boutique pop-up Seedlip, à deux pas de Selfridges, en plein cœur commerçant de la capitale britannique.
"Je vais encore devoir chercher une place pour me garer", s’agace-t-il déjà, illustrant ainsi un autre avantage de son produit: après trois cocktails, il peut prendre sans sourciller le volant de son 4 x 4 beaucoup trop grand pour les rues d’une mégapole.
29,95 euros les 70 cl, chez les marchands de boissons spécialisés et sur www.seedlipdrinks.com. Bar et boutique pop-up, Duke Street 71 à Londres, jusqu’au 16 décembre.‘The Seedlip Cocktail Book’, par Ben Branson, chez Penguin Books, 15,99 euros.