Le chef Gert De Mangeleer et le sommelier Joachim Boudens du restaurant trois étoiles Hertog Jan ont décidé qu’ils effectueront leur dernier service le 22 décembre. "Aujourd’hui, nous travaillons pour conserver nos acquis. Ce n’est pas notre objectif."
Le chef Gert De Mangeleer et le sommelier Joachim Boudens du restaurant trois étoiles Hertog Jan ont décidé qu’ils effectueront leur dernier service le 22 décembre. "Aujourd’hui, nous travaillons pour conserver nos acquis. Ce n’est pas notre objectif."
© Karoly Effenberger

Hertog Jan: "Nous nous arrêtons au sommet"

Le restaurant triplement étoilé Hertog Jan a fermé ses portes le 22 décembre dernier. Nous nous sommes plongé dans la nuit brugeoise avec le chef Gert De Mangeleer et le sommelier Joachim Boudens en janvier dernier lors de l’annonce de la nouvelle. A trip down memory lane, certes, mais aussi un bond vers l’avenir. "Nous avons beaucoup de projets, mais Hertog Jan était devenu un obstacle."

Cet article a été publié le 13 janvier 2018.

Jeudi soir, 22h04, Zedelgem, au restaurant Hertog Jan

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Ils ne parviennent pas à s’entendre quant à savoir lequel des deux a été le premier à songer à rendre le tablier. "C’était toi, non?" demande Gert De Mangeleer, le chef triplement étoilé. Joachim Boudens, le sommelier, conteste: "Non. J’aurais juré que c’était toi!" Ils se regardent, étonnés, puis éclatent de rire. "Nous sommes comme des frères siamois", avoue De Mangeleer. "Durant ces quinze années de collaboration, nous n’avons jamais eu la moindre querelle."

Ils se connaissent sur le bout des doigts, et finissent mutuellement leurs phrases. Mais de là à parler de frères jumeaux? Avec ses cheveux ras et son bracelet en cuir, Gert De Mangeleer ressemblerait plutôt à une rock star, voire à un gentil mohawk. Joachim Boudens, en revanche, a tout du gendre idéal: cheveux roux, chemise propre, blazer parfaitement coupé. Nous sommes dans le bureau des deux associés, installé sous la charpente de l’ancienne grange. Le service prend fin. À travers l’immense fenêtre, nous observons la brigade de cuisine parachever les derniers plats principaux — canard rôti, carottes, beurre de tamarin et ras-el-hanout.

Le restaurant est complet. Comme chaque midi et chaque soir d’ailleurs. En juillet 2014, Hertog Jan a déménagé de Sint-Michiels pour s’installer à Zedelgem dans une ferme classée, avec son propre potager. Depuis lors, le restaurant trois étoiles tourne à plein régime: deux services par jour, 500 couverts par semaine. Pour un chiffre d’affaires qui atteint parfois le demi-million d’euros par mois. Aucun autre restaurant belge ne peut rivaliser, tout en affichant une telle qualité à une aussi grande échelle.

Et pourtant, le chef Gert De Mangeleer (40 ans) et le sommelier Joachim Boudens (37 ans) ont décidé qu’ils effectueront leur dernier service le 22 décembre. Ensuite, le restaurant fermera définitivement ses portes. Ainsi, fin 2018, il ne restera plus qu’un seul établissement triplement étoilé en Belgique, le restaurant Hof van Cleve.

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"Ils ne pourront plus nous enlever nos trois étoiles Michelin», disent De Mangeleer et Boudens. «Même quand nous serons vieux et usés, et que dans vingt ans nous ne serons plus capables d’aller au-delà… We did it."
"Ils ne pourront plus nous enlever nos trois étoiles Michelin», disent De Mangeleer et Boudens. «Même quand nous serons vieux et usés, et que dans vingt ans nous ne serons plus capables d’aller au-delà… We did it."
© Karoly Effenberger

Y a-t-il encore une chance que vous changiez d’avis?

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Gert De Mangeleer: "Non, nous sommes arrivés au point où nous ne pouvons pas faire marche arrière."

Joachim Boudens: "On ne prend pas une telle décision du jour au lendemain. Depuis quinze ans, Gert et moi commençons chaque journée près de la machine à café et buvons deux ou trois expressos. Parfois, l’un de nous soupire: ‘On ne ferait pas mieux d’arrêter?’ L’autre répond: ‘S’il y a un idiot qui veut racheter le bazar, il peut tout avoir!’. Au bout d’un moment, ces blagues lancées en l’air deviennent moins drôles. Et alors, on se demande: ‘Sérieusement? Pouvons-nous réellement faire ça?’"

Pourquoi voulez-vous arrêter?

De Mangeleer: "Nous sommes ‘on top of our game’. Au sommet de notre art. Nous voulons finir en beauté. Prendre les choses en main et faire autre chose ensemble."

Boudens: "Nous avons décroché trois étoiles en cinq ans et nous avons grandi à un rythme effréné. Au cours des prochaines années, nous pourrions peut-être connaître une croissance annuelle de 1 à 2%. Mais plus jamais le taux de 100 ou 200% auquel nous nous sommes habitués."

De Mangeleer: "Aujourd’hui, nous travaillons pour conserver ce que nous avons. Ce n’est pas notre objectif… mais la recette parfaite pour se consumer! Si vous ne pouvez pas aller plus haut, pourquoi continuer? Pour l’argent? Nous n’avons jamais travaillé pour l’argent."

Pourtant, il n’y a rien de mal à faire ce en quoi on est bon?

Boudens: "C’est vrai. Mais alors, on devient une institution. Comme Paul Bocuse. C’est merveilleux en soi, et ce que Bocuse fait dans son restaurant est toujours de haute volée. Mais en fait, plus rien ne change."

De Mangeleer: "Dans le passé, il y avait certainement un public pour ce genre d’établissement, mais ça diminue."

La conversation s’arrête: en bas, quelqu’un ouvre la porte. Dans l’escalier, on entend des pas qui s’évanouissent un instant plus tard. La personne s’est ravisée. De Mangeleer continue en chuchotant.

"Nous ne l’avons pas encore dit à notre personnel. À la longue, le silence devient pesant: un tel secret est trop lourd à porter à deux. Il y a trente personnes qui travaillent ici. Nous allons annoncer la fermeture lors de notre drink du Nouvel An, avec une vidéo que nous sommes en train de tourner. Il y aura encore des journées pleines d’émotion…"

Boudens: "Nous avons écrit une partie de notre vie ici. Nous y avons vécu beaucoup de choses, beaucoup ri…"

De Mangeleer: "Et beaucoup pleuré aussi…"

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"À un moment donné, j’ai pensé que j’allais tout perdre", avoue Gert De Mangeleer. "Mon affaire, mon épouse, mes enfants. Je ne veux plus jamais tomber aussi bas. Plus jamais."
"À un moment donné, j’ai pensé que j’allais tout perdre", avoue Gert De Mangeleer. "Mon affaire, mon épouse, mes enfants. Je ne veux plus jamais tomber aussi bas. Plus jamais."
© Karoly Effenberger

Avez-vous aussi des doutes?

De Mangeleer: "Aujourd’hui, pour la première fois, j’ai été en proie au doute. Gaggan (Gaggan Anand est l’un des chefs les plus réputés d’Asie NDLR) m’a appelé pour me demander quelque chose. Quand j’ai raccroché, j’ai soudainement ressenti une peur panique: et si plus personne ne m’appelait? Ces cinq dernières années, je suis souvent allé cuisiner à l’étranger. J’ai cuisiné deux fois pour la famille impériale du Japon et suis allé dans des endroits inaccessibles au commun des mortels. Chaque chef possède un fort ego, et je n’échappe pas à la règle. Je me demande dans quelle mesure je pourrai vivre sans cette reconnaissance et de quoi j’ai réellement besoin pour fonctionner."

Boudens: "Nous vivons une vie inhabituelle. Quand nous rencontrons des gens de notre âge, je me dis souvent…. mince, ils ont l’air d’avoir dix ans de plus que nous!"

De Mangeleer: "Les gens pris par la routine ne sont pas heureux. Ils finissent par s’éteindre et ne s’occupent plus d’eux-mêmes. Ils deviennent un peu plus lourds, plus ennuyeux."

Ils éclatent de rire. Boudens se verse une eau pétillante et sert un café à son acolyte. Ils ne boivent jamais d’alcool pendant le service et sont très stricts à ce sujet. Après le travail, trois ou quatre fois par semaine, Gert effectue en courant les dix kilomètres qui le séparent de son domicile. Il a terminé son premier marathon en octobre.

Boudens: "Je compare souvent ce que nous faisons au sport de haut niveau. Je suis un grand fan de Roger Federer. Il s’endort tous les soirs à huit heures et se lève tôt pour s’entraîner. Il vit pour son sport. Chaque jour, nous vivons pour Hertog Jan et nous devons assurer deux représentations, deux performances au top. Quoi qu’il arrive, the show must go on. Une fois, nous sommes restés sans électricité jusqu’à une demi-heure avant l’arrivée des clients."

De Mangeleer: "Ce que les gens ne voient pas, c’est le travail acharné derrière la façade glamour. À six heures du matin, je suis généralement déjà en cuisine, et j’y reste souvent jusqu’à deux heures du matin. Nous avons travaillé très dur pour ça. Pendant quinze ans, nous avons mené notre vie en fonction de Hertog Jan."

Vous le pensez vraiment? C’est une dure conclusion.

De Mangeleer: "Oui, mais je ne me plains pas. On s’en accommodait parfaitement."

Boudens: "Nous avons vécu sur une île appelée Hertog Jan, devant laquelle tout devait s’effacer."

Votre âge joue-t-il un rôle dans la décision?

Boudens: "Ce que nous faisons, on ne peut pas le faire jusqu’à soixante ans. Déjà, nous ne pouvons plus faire ce que nous faisions dans le passé. Mais avec l’âge, on devient plus efficace, on gaspille moins d’énergie."

De Mangeleer: "Je viens d’avoir quarante ans. Notre fille aînée, Myrthe, en a maintenant treize. Qu’ai-je vécu de son enfance? Elle était née à peine depuis trois heures que Joachim venait déjà me chercher à la clinique."

Boudens: "J’avais son costume dans la voiture. Nous devions organiser un banquet pour 400 personnes. Ce soir-là, nous avons gagné un pont."

De Mangeleer: "J’ai laissé mon épouse en larmes pour aller cuisiner. À la naissance de Pientje, notre petite dernière, j’étais aussi en cuisine quelques heures après l’accouchement. Cette nuit-là, quand Annelies m’a réveillé pour me dire qu’elle avait perdu les eaux, j’ai dit: ‘Non, ce n’est pas possible, Peter Goossens vient manger chez nous aujourd’hui!’"

Mais on ne peut tout de même pas revenir en arrière?

De Mangeleer: "Je ne le voudrais pas non plus. Tout ce que j’ai fait, je le referais. Mais j’aimerais tout de même bien boire une Chimay bleue au bar avec les autres papas après les camps scout. Ou bien allumer la cheminée un samedi soir et regarder un film de Noël avec mon épouse et nos quatre enfants. Ou encore cuisiner pour ma famille. Ce sont ces choses anodines qui me manquent. Une vie de famille normale, nous ne savons pas ce que c’est. Même mes dimanches sont réservés cinq mois à l’avance! Et pas pour des sorties en famille."

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"Notre bar à tapas L.E.S.S. déménage au centre-ville. Nous voulons aussi ouvrir un deuxième L.E.S.S., dans une autre ville. Des discussions sont déjà en cours. Nous examinons également si nous allons élaborer ce plan avec un investisseur. Et nous travaillons à un concept de chaîne. Quelque chose que nous puissions déployer à grande échelle, à un niveau semi-industriel. Mais je ne veux pas en dire plus."
"Notre bar à tapas L.E.S.S. déménage au centre-ville. Nous voulons aussi ouvrir un deuxième L.E.S.S., dans une autre ville. Des discussions sont déjà en cours. Nous examinons également si nous allons élaborer ce plan avec un investisseur. Et nous travaillons à un concept de chaîne. Quelque chose que nous puissions déployer à grande échelle, à un niveau semi-industriel. Mais je ne veux pas en dire plus."
© Karoly Effenberger

Jeudi soir, 23h34, Bruges, Vismarkt

Le service est terminé. En bas, la cuisine est impeccable et déserte. En salle, les derniers retardataires dégustent un pousse-café. "Venez, on va aller se frotter au monde extérieur", lance Gert De Mangeleer.

Nous partons pour le Vismarkt en voiture. Dans les rues, pas un chat. Tous les soirs après le service, De Mangeleer allume un gros cigare cubain. Il exhale d’épaisses volutes dans la nuit.

Nous nous arrêtons Braambergstraat, devant la façade blanchie à la chaux d’une maison d’habitation. C’est ici qu’il y a quelques années, le duo a dirigé le restaurant éphémère Yellow. Pour les deux allumés de Bruges, 2014 a été une année de folie. Ils ont en effet mené trois projets de front: en plus du Yellow, ils avaient ouvert le tout nouveau bar à tapas L.E.S.S., tout en gérant les travaux de rénovation et le déménagement à Zedelgem.

Vous vous arrêtez à votre apogée. Y a-t-il eu aussi un creux de la vague?

Boudens: "Le jour de l’ouverture du nouveau Hertog Jan. J’avais attendu ce moment avec beaucoup d’impatience, mais ça a été une véritable douche froide, parce que je me suis dit: ce n’est pas le point final, ça ne fait que commencer. Je me sentais si fatigué… Comme un nageur qui a utilisé ses dernières forces pour nager jusqu’à la bouée suivante avant de remarquer que la plage n’est même pas encore en vue."

De Mangeleer: "Pour moi, le creux de la vague, c’était lorsque notre architecte a reconnu qu’il s’était gravement trompé dans ses calculs. La rénovation de la ferme de Zedelgem allait coûter deux millions de plus. La peur qui m’a alors saisi était indescriptible. J’ai vu mon monde s’effondrer. Je pensais que j’allais tout perdre: mon affaire, mon épouse, mes enfants…"

Le jour le plus dur? Celui de l’ouverture du nouveau Hertog Jan. Je me sentais si fatigué, comme un nageur qui a brûlé toute son énergie pour arriver à la bouée suivante alors que la plage n’est pas encore en vue.
Joachim Boudens

Boudens: "La situation était dramatique. Mais je suis resté calme. Je me suis dit: ‘Si on doit couler, faisons-le avec élégance.’ Comme le Titanic. Au Yellow, nous avions deux poufs dans le couloir. Gert et moi avons alors trinqué à notre disparition avec une coupe de champagne."

Dans ces moments-là, êtes-vous sur la même longueur d’onde?

De Mangeleer: "Oh oui! J’étais complètement paniqué. J’étais convaincu que nous allions faire faillite. Nous avions déjà 3,2 millions de dettes à la banque. Investir encore plus, c’était très compliqué, avec des garanties supplémentaires et de l’argent que nous devions apporter en fonds propres. Pendant des mois, j’ai été paralysé par la peur. Cette période est restée un peu floue. Un de nos enfants faisait sa communion. Je me souviens d’une fête, où j’étais à la fois présent et absent."

Boudens: "Le pire, c’est que les travaux de construction avaient aussi pris du retard, alors que nous avions absolument besoin de revenus. J’ai envoyé une lettre recommandée à tous les entrepreneurs, avec le message suivant: ‘Le jour convenu, je vous invite tous à boire un verre de champagne. Pas un jour plus tard.’ Elle contenait également une clause de pénalité. Finalement, nous n’avons ouvert qu’une semaine plus tard."

De Mangeleer: "J’étais au bout du rouleau. Totalement cassé. Pendant cette période, j’ai passé plusieurs jours au lit. Je n’avais plus envie de travailler. Parfois, j’étais assis à la table du petit-déjeuner, léthargique. ‘Papa, qu’est-ce qu’il y a?’ ‘Fuck.’" Il serre le poing, les yeux pleins de larmes. "‘Je ne veux plus jamais tomber aussi bas. Plus jamais. Cette période m’a marqué. Depuis, je suis devenu plus sensible."

Puis le temps s’est à nouveau éclairci, il s’en souvient bien. "Pendant les vacances d’automne, nous sommes allés en Forêt Noire en famille. Mes premiers jours de repos depuis onze mois! Là-bas, tout a repris de la couleur. Au sens propre du terme."

Boudens: "Il est également devenu évident que notre nouveau restaurant serait un succès. Nous étions constamment complets, ce qui nous a permis de payer nos factures. Quand vous réalisez un chiffre d’affaires qui atteint parfois les 500.000 euros durant les très bons mois, vous savez que vous allez y arriver. Nous avions établi un plan de remboursement avec certains entrepreneurs, mais nous avons pu rembourser nos dettes plus rapidement."

De Mangeleer: "Nous nous sommes mis à calculer. Si nous pouvons mettre 500.000 euros de côté chaque année, nous serons dégagés de nos dettes au bout de quatre ou cinq ans."

© Karoly Effenberger

Vendredi matin, 00h55, Bruges, Sasplein, bistrot du Phare

Nous traversons le pont jusqu’à l’Ezelstraat. Puis nous décidons de revenir sur nos pas et de nous rendre au café où tout a commencé. Au bistrot Le Phare, sur la Sasplein, le barman au visage ennuyé essuie son comptoir. "Nous sommes fermés", grommelle-t-il. Pas l’endroit le plus animé de Bruges… Et pourtant c’est ici que les deux compères, alors âgés de 19 et 22 ans, ont décidé qu’ils voulaient un restaurant trois étoiles.

Boudens: "On ne se connaissait ni depuis longtemps, ni très bien. Mais je savais déjà que ce type était aussi déjanté que moi."

De Mangeleer: "Ça peut sembler très arrogant, mais j’ai toujours su que nous allions réussir et décrocher cette troisième étoile."

Comment peut-on savoir ce genre de chose?

De Mangeleer: "Parce que nous savions faire quelque chose en plus. Pour le tout premier concours auquel j’ai participé, j’ai servi de la roussette, un poisson extrêmement difficile à fileter. Il faut un couteau spécial. Mais j’étais prêt à tout, j’étais même allé à la criée pour m’entraîner. Je suis arrivé deuxième, mais avec les compliments de Peter Goossens, qui faisait partie du jury. Je ne suis pas le genre de chef qui change constamment sa carte, mais je fais des choses que les autres ne font pas."

Boudens: "Je n’étais pas là. Tous les concours auxquels nous avons participé ensemble, nous les avons gagnés!"

De Mangeleer: "Oui, c’est vrai. Nous formons une super équipe."

Boudens: "Quand les gens nous demandent quel est notre secret, je ne sais jamais quoi répondre. Le courant passe, avec peu de mots, avec peu de jeu. Nous n’avons encore jamais eu à nous asseoir à une table pour discuter."

De Mangeleer: "Joachim, c’est mon frère, mon meilleur ami, mon associé. Ces vingt dernières années, je l’ai vu plus souvent qu’Annelies. Quand je suis en vacances, il me manque. Je l’appelle tous les jours, je lui envoie des messages…"

Boudens sourit: "Et parfois, je ne réponds pas."

© Karoly Effenberger

Auriez-vous décroché cette troisième étoile l’un sans l’autre?

Boudens: "Non. On fait tout pour ça ensemble. On force les choses. En se fixant un but et des objectifs intermédiaires. En éliminant tout ce qu’on ne peut pas influencer. En plus du talent et du travail acharné, nous avons aussi eu de la chance. Si Michelin avait eu le même management qu’avant, nous n’aurions pas décroché la moindre étoile. Nous avons eu énormément de chance que le nouveau directeur Werner Loens nous ait toujours soutenus. Non qu’il soit venu nous le dire, mais nous l’avons senti. Le vent nouveau qui souffle chez Michelin nous a donné un coup de pouce."

Quand c’est enfin arrivé, était-ce ce à quoi vous vous attendiez?

Boudens: "Oh oui! Cette décharge… Je me souviens d’avoir appelé ma mère en pleurant. Folle d’inquiétude, elle m’a demandé: ‘Mais qu’est-ce qui se passe?’ Je lui ai répondu: ‘Maintenant, je sais ce que ça fait de gagner Wimbledon!’".

De Mangeleer: "Quand ils ont déclaré que très exceptionnellement, une troisième étoile serait encore décernée, j’étais certain qu’elle était pour nous. Il ne pouvait pas en être autrement. Ça ne leur arrive que tous les dix ans environ. Elle ne pouvait donc être que pour nous."

Cette troisième étoile a-t-elle aussi un revers de la médaille?

De Mangeleer: "Bien sûr! Certains clients deviennent incroyablement exigeants du jour au lendemain. Rien n’est assez bien."

Boudens: "D’un coup, votre bureau est encombré de contrats et de propositions. Ce sont des choses qu’il faut gérer. Tous ces gens qui attendent quelque chose de vous… Il y a aussi des managers qui vous font marcher. Heureusement, nous avons rapidement remarqué quand les gens soi-disant bien intentionnés étaient en réalité des parasites."

Si vous ne pouvez pas aller plus haut, pourquoi continuer? Pour l’argent? Nous n’avons jamais travaillé pour l’argent.
Gert De Mangeleer

De Mangeleer: "En tant que chef, une troisième étoile vous rend un peu plus prudent. Vous travaillez de manière plus raisonnée et prenez moins de risques. C’est ainsi que j’ai attendu que tout soit au point avant d’adapter la carte. Quand vous avez décroché votre troisième étoile, vous avez atteint le plus haut niveau de réussite en gastronomie. Il n’est plus possible d’expérimenter des folies, car les gens attendent toujours une qualité trois étoiles. Les possibilités de se réinventer diminuent. Je suis heureux d’avoir eu la perspective de ce déménagement avec expansion. Sinon, je crois que je serais tombé dans un trou."

Et maintenant, qu’allez-vous faire exactement?

De Mangeleer: "Nous avons beaucoup de projets. Mais Hertog Jan était devenu un obstacle et nous empêchait constamment de les réaliser. Ce restaurant est une hypothèque sur notre temps. Maintenant que la décision est prise, ça libère beaucoup de créativité. Et lorsque nous aurons vendu notre ferme, nous disposerons alors d’un beau capital de départ pour financer nos projets."

Boudens: "Notre bar à tapas L.E.S.S. déménage au centre-ville. Nous voulons aussi ouvrir un deuxième L.E.S.S., dans une autre ville. Des discussions sont déjà en cours. Nous examinons également si nous allons élaborer ce plan avec un investisseur. Et nous travaillons à un concept de chaîne. Quelque chose que nous puissions déployer à grande échelle, à un niveau semi-industriel. Mais je ne veux pas en dire plus."

De Mangeleer: "Nous continuerons à faire de la gastronomie de haut niveau. Cuisiner sur invitation, pour certains groupes triés sur le volet. Nous allons travailler avec une brigade de cuisine volante. Nous ne voulons plus nous attacher à un lieu fixe, mais apparaître çà et là, quand ça nous chante."

Boudens: "Tu sais, Gert, ils ne nous enlèveront plus jamais ces trois étoiles. C’est comme une médaille olympique. Nous les avons méritées. Et même quand nous serons vieux et usés et que, dans vingt ans, nous ne pourrons plus aller au-delà… We actually did it."
www.hertog-jan.com/fr/22-decembre-2018


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