De jeunes chefs rivalisent de créativité pour apporter de la noblesse au mythique taco. Dans le guide Michelin dédié au Mexique, on retient la taqueria El Califa de León, à Mexico City.
Le 17 mai de l’année dernière, la taquería El Califa de León, a fait la Une de la presse nationale mexicaine: Arturo Rivera Martínez, taquero (grilleur) de cette modeste gargote de l’avenue San Cosme, au centre de Mexico City, était récompensé d’une étoile dans la première édition nationale du Guide Michelin. Une surprise, tant pour Arturo Rivera que pour Mario Hernández Alonso, copropriétaire de l’enseigne. Lors de la cérémonie officialisant la récompense, les deux hommes ont avoué qu’ils n’avaient jamais entendu parler du guide rouge avant cette récompense.
Prétendre que la taquerÍa El Califa de Léon n’était pas connue est erroné. Pas mal de journalistes et d’hommes politiques, dont Luis Donaldo Colosio ou l’ex-président Andrés Manuel Obrador, y ont (eu) leurs habitudes. "El Califa est également fréquentée par de grands cuisiniers de Mexico", ajoute Joaquin Cardoso, propriétaire du Loup Bar, un bar à vins en vue de la ville.
"On s’y retrouve après le service. C’est sans doute un de ces chefs qui a soufflé l’adresse aux inspecteurs du Michelin. En soi, c’est très bien qu’une taquerÍa soit mise à l’honneur: le taco est le fondement de notre gastronomie, le symbole de la culture culinaire populaire mexicaine. Tous les Mexicains en mangent à toute heure. On a nos adresses, de la taquerÍa du quartier où l’on se rend par habitude, à celle où l’on se déplace parce qu’elle a une bonne réputation. Les tacos changent d’une taquerÍa à l’autre. Traditionnellement, la garniture témoigne de l’origine du propriétaire. S’il vient d’Acapulco ou de Baja California, on aura des tacos de pescado. Si c’est Monterey, ce sont les tacos dorados. El Hidalguense, une de mes taquerÍas préférées, est réputée pour son barbacoa, une spécialité de l’État d’Hidalgo, où vit le propriétaire."
L’étoilé le moins cher du monde
Ouverte tous les jours, de 11 heures à 2 heures du matin, la taquería récompensée surprendra les habitués de tables étoilées. L’espace doit faire à peine plus d’une vingtaine de mètres carrés, dont les 2/3 sont occupés par un comptoir en inox. Quatre tacos sont au menu. Les prix sont un peu plus élevés que dans d’autres taquerÍas du quartier, mais à deux ou trois euros le taco, on est sans doute dans l’enseigne étoilée la moins chère du monde. Cinq minutes après avoir passé commande, le taquero vous sert les tortillas à la viande sur une assiette de plastique. À vous de finaliser les tacos en ajoutant la sauce, les oignons émincés et la coriandre. On les mange debout sur le trottoir, et la sauce dégouline le long du poignet. À la mexicaine.
"La qualité de nos viandes a fait notre réputation", explique le propriétaire, dont le père était boucher. Ses parents ont créé la taquerÍa en 1968, la baptisant du nom d’un célèbre torero de l’époque, Rodolfo Gaona, surnommé El Califa de León, un proche de la famille. Le torero a inspiré le taco signature de la maison: le "gaonera", une tranche de filet de bœuf que le chef fait mariner et griller au saindoux plutôt qu’à l’huile, l’aspergeant de citron vert et de sel pendant la cuisson. Et....? C’est franchement très bon!
La nixtamalisation
Mexico City recense officiellement 11.000 taquerÍas. Ce nombre ne tient pas compte des centaines d’échoppes à tacos montées et démontées au jour le jour dans les rues de la capitale. Ces stands sont souvent tenus par des familles qui débarquent de la campagne à l’aube, s’installent et préparent tortillas et tacos. "Ce qu’il faut regarder", reprend Joaquin, "c’est la présence ou non de masa (pâte de maïs) et d’une presse à tortilla. Si c’est le cas, le cuisinier prépare ses tortillas minute: on est dans une démarche plus ou moins artisanale. En revanche, si les tortillas sont déjà prêtes, on a sans doute affaire à des tortillas industrielles."
L’autre question est celle de la nixtamalisation: cette technique vieille de plusieurs milliers d’années permet de faire macérer les grains de maïs avant de les cuire dans une solution alcaline. Autrefois, il s’agissait d’un mélange d’eau et de cendres, mais aujourd’hui, les Mexicains utilisent de la chaux éteinte. "On fait tremper le maïs dans une solution alcaline, puis on chauffe la préparation jusqu’à une légère ébullition. On laisse ensuite refroidir et on rince", explique Alonso Madrigal, chef de Malix, au marché préhispanique d’Ozumba de Azalte, installé sur les flancs du volcan Popocatepetl.
L’étape est fondamentale, car elle fragilise la coque externe du grain pour, lors du rinçage à l’eau, permettre à cette enveloppe de se détacher. Ce procédé rend le grain plus sain et améliore sa valeur nutritionnelle, car il libère les nutriments de l’enveloppe tout en aidant à la gélatinisation de la céréale. Le maïs est ensuite broyé entre les pierres d’un moulin à grain, le molino. Sans cette nixtamalisation, les personnes dont l’alimentation est majoritairement composée de maïs n’auraient pas accès à tous ses nutriments essentiels et souffriraient de carences. Et elle facilite aussi la digestion.
"C’est une opération simple, mais qui prend du temps. Sur un marché comme Ozumba, à la campagne, les femmes arrivent avec leur masa déjà nixtamalisée. Elles l’assouplissent à la main pour en faire des petites boules qu’elles pressent en tortillas, qu’elles cuisent sur le comal. Pour un taco carnita (à la viande), il faut choisir son taquero: chez l’un, ce sont des tacos de porc; chez l’autre, des tacos d’agneau. La viande a cuit toute la nuit. Tu demandes au taquero (ou tu montres du doigt) la costilla (la côte), le cuerito (la peau), la buche (les joues), le trompa (le museau), l’higado (le foie) - tu peux combiner. Le taquero découpe la viande en fines lamelles. Tu reçois le tout et c’est toi qui fais le taco en ajoutant la viande, les herbes aromatiques et la sauce."
Une nouvelle génération de chefs
Il y a une dizaine d’années, au Mexique, de jeunes chefs se sont réintéressés au maïs et aux préparations traditionnelles de cette céréale. Cet intérêt s’est affirmé alors que des mouvements de résistance et de défense des maïs indigènes se faisaient entendre, s’opposant à la vague des maïs transgéniques poussés par les industriels. "Notre gastronomie est un trésor de diversité", affirme Alonso. "La richesse était là, mais elle était un peu oubliée. En renouant avec le monde paysan, on retrouve des savoir-faire et des préparations anciennes, souvent préhispaniques, très intéressantes."
Dans la foulée, de nouveaux restaurants se sont ouverts, offrant des menus qui privilégient ce patrimoine. Alonso cite des enseignes comme Maizajo, Baldio, Voraz ou Siembra, à Mexico, et des chefs comme Oscar Segundo et Fabian Delgado, à Guadalajara, ou Luis Ruffino, à Mérida.
Xokol, "maïs" en langue nahuatl
À une heure d’avion de Mexico, Guadalajara est en passe de devenir une destination prisée des foodies. Là, Xokol est une enseigne en vue: ce restaurant a été fondé par le chef Oscar Segundo et le second n’est autre que son épouse, Xrysw Diaz, qui s’est intéressée à l’histoire gastronomique de la région après avoir rencontré Oscar. "Je me suis passionnée pour ce que l’on mangeait dans les campagnes, notamment les recettes que sa grand-mère préparait. Mais c’était plus que cela: les recettes, les repas, les fêtes, la culture du maïs, tout est lié. Retrouver cela fut comme une quête d’identité pour notre couple." Ce qui les a conduits à ouvrir Xokol, "maïs" en nahuatl, la langue indigène du Mexique.
Le couple ouvre les portes de son restaurant en 2018, dans le quartier de San Teresina, afin de faire connaître ces recettes et cette gastronomie. Chez eux, la tortilla n’est pas un simple support pour les divers ingrédients qui la garnissent: elle est célébrée en début de repas. "L’hôte reçoit d’abord une tortilla, seule. C’est un geste de bienvenue, comme cela se passe au village. Le menu met en avant le maïs que nous fournit la communauté où vit la famille d’Oscar. Un maïs cultivé sans intrants, cela va sans dire. Au début, certains clients ont été surpris par nos masas. Ils s’étonnaient de leur couleur mauve ou bleue, alors que c’était juste une question de variété de maïs, mais ils pensaient qu’il y avait un problème. On a dû leur expliquer, leur faire goûter."
"Le taco est l’essence même de la gastronomie mexicaine."
Depuis, le couple s’est installé dans un espace plus vaste, un ancien garage. Le projet reste porté par le même objectif, mais est davantage orienté sur la recherche, l’expérimentation et la haute gastronomie. "Nous voulions un espace nous permettant de faire vivre le repas comme un rituel collectif tout en y exprimant notre créativité." Xokol ne compte qu’une seule longue table d’une vingtaine de mètres. Face à celle-ci, sur toute la longueur, la cuisine ouverte permet d’observer les cuisiniers au travail, en train de préparer les plats qu’ils viennent ensuite vous raconter en posant les assiettes à table. Une expérience fantastique.
Le couple a également ouvert Nejayote, une tortillera où la transformation du maïs en masa, puis en tortilla, est réalisée par de jeunes apprentis. Le couple ne veut pas donner une image trop élitiste sa démarche. Ces tortillas sont livrées dans différents restaurants de la ville qui soutiennent sa démarche. La tortillera propose également une dizaine de tacos classiques, issus de recettes traditionnelles comme le taco de arroz con huevo, le taco de chile relleno ou un taco de lengua en salsa verde – le tout à des prix très corrects.
Un second jeune chef à suivre à Guadalajara est Fabian Delgado, tout aussi soucieux de mettre sa créativité au service de la cuisine traditionnelle du Jalisco. Propriétaire de plusieurs restaurants en vue dans la ville, c’est en 2020 que Fabio lance le projet de Yunaites, une table ouverte dans le mercado IV Centenario où, le week-end, avec sa jeune équipe, il propose des recettes populaires. Ici aussi, le maïs et les tacos sont au cœur de la réflexion avec, le jour de notre visite, l’encotijada, un taco de champignons, servi avec du cotija atole (un fromage proche de la feta), de la salsa macha et des haricots. Aussi délicat que régressif!
Le maïs, céréale historique et nourricière
Première graminée cultivée sur toute la planète, le maïs est originaire du Mexique et aurait été domestiquée il y a environ 9.000 ans. Ses qualités exceptionnelles lui permettent d’être présente du Nord au Sud de tous les continents, du niveau de la mer jusqu’à 3.500 mètres d’altitude. Selon les textes mythiques de la civilisation Maya (qui signifie "peuple du maïs"), l’homme a été modelé par dieu dans de la pâte de maïs. Cette céréale faisait également l’objet d’un culte chez les Aztèques.
En fonction de la mouture, le maïs donne de la semoule, de la farine ou de la fécule. Utilisée pour la préparation des tortillas et autres tamals, la masa est obtenue à partir de grains de maïs nixtamalisés avant d’être transformés en farine.
En outre, la tortilla est une galette souple. Fourrée de viandes marinées ou de poissons grillés, de légumes crus et cuits, d’herbes aromatiques diverses, de guacamole et de salsas, elle devient le taco. Le taco se mange avec les doigts et il est toujours servi avec des serviettes en papier.
Incontournable à Mexico
À Mexico City, dans le quartier de La Condesa, Maizajo a été initié par Santiago Muñoz. Il s’agit d’une vaste cuisine atelier où le client peut assister à la transformation du maïs en commandant et en dégustant ses tacos. La cuisine fait office de comptoir, mais la majorité des clients mange debout, à l’extérieur, une bière à la main, avec du rap mexicain en fond sonore. Les tacos, aussi gourmands que photogéniques, ne ressemblent guère aux tacos classiques: shrimp tacos ou smoked cheese tacos, tacos à la longaniza et fromage fumé de Veracruz. Beaux à voir, excellents à goûter.
Santiago s’est formé chez Gerardo Vázquez Lugo, chef du Restaurante Nicos, une adresse de référence dans la capitale. "J’y ai entendu parler pour la première fois de nixtamalisation. Cela peut sembler fou, mais je ne savais pas de quoi il s’agissait. Gerardo m’a tout appris. J’ai remis en question les tortillas que nous mangions chez moi. Ma mère fait partie de la génération qui achète des tortillas toutes faites, sans se poser de question sur leur origine. Quand je lui ai fait la remarque, elle m’a répondu que si je voulais quelque chose de meilleur, je n’avais qu’à le faire moi-même. C’est ainsi que j’ai commencé."
La réinvention du taco
Fondé en 2016 dans un entrepôt du district d’Azcapotzalco, Maizajo associe atelier et lieu de réflexion autour de la tortilla. "On a mis en place une structure pour se procurer du maïs auprès des communautés paysannes. La traçabilité est importante, comme le sont nos liens avec nos producteurs. Nous nous inscrivons dans une relation durable. Nous avons publié une charte éthique. Nous avons commencé à vendre nos tortillas aux restaurateurs et aux particuliers; après quelques semaines, on transformait déjà 5 tonnes de maïs par mois."
Dans le quartier de La Condesa, Maizajo poursuit le concept, tout en réinventant le taco. D’ailleurs, Santiago se dit taquero plus que chef, une revendication qui aurait été inimaginable il y a dix ans à peine, le métier étant alors plutôt dénigré. Un peu comme les pizzaiolos, les bons taqueros sont très recherchés. L’activité peut être créative. "Mes tacos sont des créations. Je m’inscris dans la tradition pour le savoir-faire, mais les dressages et les associations dans le taco me laissent énormément de possibilités." Ses recettes s’inspirent des recettes traditionnelles découvertes dans des taquerÍas où Santiago allait quand il était plus jeune, avec ses parents pendant les vacances un peu partout au Mexique, ou, une fois adulte, avec ses copains dans l’une ou l’autre taquerÍa historique de Mexico City.
"Il y a toujours eu d’excellentes taquerÍas au Mexique", reprend le taquero. Pour Mexico City, il cite El Califa, Los Cocuyos, Hermanos Luna, Orinoco, Los Tres Reyes, La Hortaliza. À Mérida, il recommande La Lupita. Ce qu’apportent Maizajo et d’autres jeunes enseignes, c’est la créativité autour du plat et l’exigence éthique du sourcing. "Les perspectives de développement sont énormes. Le taco peut connaître ce que le sushi a connu il y a trente ans ou même, ce qu’a connu la pizza."
Une réflexion que partage Joaquin Cardoso – qui avoue un coup de cœur pour la taquerÍa El Hidalguense, élue meilleure taquerÍa de 2024 à Mexico City. "Elle n’a jamais changé sa manière de faire depuis son ouverture, il y a trente ans. L’enseigne n’ouvre que le week-end, car ses propriétaires, Moises et Norma Rodriguez, passent la semaine dans leur ferme de Tulancingo, dans l’État d’Hidalgo." Architecte, le propriétaire a fait le choix de reprendre la ferme familiale où il élève et cultive ce que le restaurant propose. Le chef éleveur tient à contrôler chaque étape du processus de production, de l’alimentation de ses animaux à la sélection des feuilles d’agave utilisées pour la cuisson du barbacoa, la spécialité de ce restaurant.
Le barbacoa réclame la cuisson d’un animal entier, en général un agneau. Découpée et couverte de feuilles d’agave, la viande peut être déposée dans une casserole de bouillon épicé que l’on fait braiser une nuit entière dans la terre. On peut également l’enfouir sous terre, sur du charbon, puis la laisser rôtir plusieurs heures.
Chez El Hidalguense, on commande au poids et on mange à table. Le festin commence par le consommé d’agneau. Ensuite, Moises apporte les viandes, les tortillas chaudes, l’oignon, la coriandre, l’avocat, le fromage et les sauces. On prépare ses tacos en combinant viandes tendres et morceaux croquants, parties maigres et parties grasses, la sauce, l’oignon, la coriandre, les herbes aromatiques, le fromage et l’avocat. On termine avec le filet de citron vert. Juste inoubliable!