Avec son livre pour enfants qui vient de paraître, le "Naked Chef" britannique Jamie Oliver se lance dans la fiction. Entretien avec une personnalité controversée.
"Il faut être fou pour acheter une maison comme celle-ci!", déclare Jamie Oliver. "C’est comme se marier une seconde fois. Mais je suis revenu sur ces 20 dernières années tout en réfléchissant aux 20 prochaines: à quoi ressemblera Jamie Oliver à 65 ans?" Le chef ultra célèbre est aussi un militant acharné, le père de cinq enfants et un homme d’affaires parfois malheureux. Dans une des dépendances de Spains Hall, la maison de campagne qu’il a achetée en 2019 près de Braintree, dans l’Essex, un comté au nord-est de Londres, Jaimie Oliver est lui-même. "J’ai vécu à Londres pendant 22 ans et après la pandémie, j’ai pensé qu’il était temps de bouger. Les journalistes ont réagi, écrivant que le gars de l’Essex revenait à ses racines et ont commencé à se moquer. Notre emménagement n’était pas un statement."
"J'ai connu dans ma vie le meilleur du meilleur, mais aussi le pire du pire."Jamie Oliver
Il fait beau et on ne peut s’empêcher de penser que le nouveau domaine des Oliver est bel et bien un statement. Le bâtiment a une imposante façade en briques rouges, de hautes cheminées et de grandes fenêtres. L’arrière, un peu plus chaotique, trahit les différentes rénovations et extensions réalisées au fil des siècles. Le manoir est entouré de vastes jardins bien entretenus et de dépendances de tailles diverses, dont un studio d’enregistrement et une cuisine où a été tournée "One-Pan Wonders", la dernière série télé du chef. Oliver nous emmène à la découverte du domaine et nous présente les espaces où il espère ouvrir un restaurant, une école de cuisine et des fermes. Bref, tout ce qui lui tient à cœur.
Âge de la retraite
En effet, Jamie Oliver a fait le point. À 48 ans, il est célèbre depuis plus longtemps qu’il n’a été anonyme. Il aurait pu prendre sa retraite ou acheter un club de foot, mais il a préféré poursuivre sa croisade: que les gens, et surtout les enfants, mangent mieux. Oliver continue de réaliser des séries télé et de publier des livres. Il fulmine toujours contre le gouvernement à propos de la malbouffe et de la mauvaise qualité des cantines scolaires. Mais il lui arrive aussi de trébucher: son plus grand échec a été sa chaîne de restaurants italiens en Angleterre, liquidée en 2019. Mais, il n’est pas homme à baisser les bras: son enthousiasme est aussi légendaire que sa cuisine.
Jamie Oliver a déjà traversé de nombreuses épreuves, mais il conserve cette allure juvénile qui l’a rendu célèbre. Ses yeux sont pétillants, son léger zézaiement est toujours là et il porte des sneakers Adidas Star Wars malgré certains signes de l’âge. "Bien sûr, je commence à regarder dans le rétroviseur", déclare-t-il. "Lorsqu’on arrive à mon âge, on a déjà vécu beaucoup de choses. La souffrance et le deuil, ces choses qui vous affectent profondément, comme la perte d’amis."
La famille Oliver a emménagé dans cette propriété quand Jools, l’épouse de Jamie, était enceinte de leur sixième enfant, mais elle l’a perdu. "Notre sixième enfant n’est jamais arrivé", confie-t-il. "Ce n’était pas la première fois. Cela ne fait que renforcer notre gratitude envers nos amis, nos proches et notre travail. Cela fait réfléchir. J’ai longtemps hésité à accorder des interviews ici, mais je me suis dit que je pouvais le faire pour ça."
Écrivain dyslexique
Avec "ça", Oliver fait référence à un livre pour enfant, 'Billy and the Giant Adventure', la première incursion du chef dans l’univers de la fiction, sur lequel il a travaillé pendant des années. Bien qu’il ait déjà vendu des millions de livres, l’écriture n’a jamais été aussi naturelle pour lui que la cuisine ou la parole. En effet, il est dyslexique: à l’école, il avait été orienté dans l’enseignement pour les enfants souffrant de troubles de l’apprentissage, et il a lu son premier roman à 35 ans seulement.
"L’écriture a toujours été un problème pour moi", témoigne Oliver alors que nous traversons un grand potager clos en direction d’une pelouse en pente douce menant à un étang. "La lecture est aussi un problème. Quand je lis le prompteur, je me trompe au moins trois fois de suite. Heureusement, je mémorise très bien. On me demande parfois pourquoi je suis si naturel et spontané: c’est parce que j’ai appris à ne plus lire le prompteur, bien sûr!"
"L’écriture a toujours été un problème pour moi."Jamie Oliver
L’idée du livre lui est venue grâce aux histoires qu’il lisait à ses enfants, Poppy (aujourd’hui âgée de 21 ans), Daisy, Petal, Buddy et River. "Mais le moment où ils lisaient mieux que moi est rapidement arrivé", explique Oliver. "Ils m’ont alors demandé si je ne pouvais pas juste raconter l’histoire. C’est ainsi que j’ai commencé à faire des gestes, ainsi que toutes sortes de bruits. Et je me suis mis à les enregistrer." Oliver prend son smartphone et passe un extrait. On entend sa voix: "Chapitre un... "
Pour lui, le livre était aussi un moyen de se lancer un défi. "À la quarantaine, on commence à prendre une autre perspective", poursuit-il. "J’ai réalisé qu’à chaque fois que je faisais quelque chose bien, j’étais malheureux ou vulnérable. À chaque fois que je faisais quelque chose d’agréable de manière détendue, le résultat était tout au plus moyen. Quand j’ai remarqué que c’était récurrent, j’ai commencé à me mettre davantage en avant dans tout ce que je faisais. C’est ainsi que je me suis mis au piano, parce que j’avais hérité celui de ma grand-mère."
"Vous savez, tout le monde est à la recherche du bonheur, mais même dans la douleur et le conflit, il y a quelque chose qui vous fait grandir. Lorsqu’on est créatif, le bonheur est parfois un sentiment assez ordinaire. J’entends par là qu’il est intéressant d’être vulnérable et mauvais dans quelque chose, puis d’essayer de s’améliorer. Ce livre pour enfants est aussi angoissant et important que mon premier livre, que j’ai écrit dans les années 90. Un peu comme un amour qui a demandé beaucoup de travail."
Arme secrète
Le livre d’Oliver raconte l’histoire d’un petit garçon, Billy, qui grandit dans un pub et explore les bois avec ses amis. Ils découvrent un monde magique peuplé de petits personnages ressemblant à des lutins, en conflit avec d’autres petites créatures qu’il appelle "boona’s". Le rythme de la forêt, le terme que Jamie utilise pour décrire l’ordre naturel et équilibré des choses, en est perturbé.
Cette charmante histoire regorge de thèmes chers à son auteur. Billy a du mal à l’école, car il est harcelé et souffre de dyslexie. "Il voudrait bien être attentif, mais ses pensées vagabondent sans cesse. Et aussi fort qu’il puisse se concentrer, les mots sur le tableau ou dans ses livres semblent danser devant ses yeux."
"Le seul superpouvoir dont je dispose est le temps. Les autres - CEO, CFO ou ministres - n’occupent un poste de pouvoir que pendant trois ans en moyenne."Jamie Oliver
Cependant, aussi pénible que soit l’école pour Billy, sa maison est un paradis. Le matin, sa mère prépare du "délicieux bacon avec de la sauce rouge et brune". Billy apprend à ses amis à apprécier les sandwichs au saumon fumé. Lorsqu’il prépare un hotdog, le père de Billy prend la sauce Worcestershire, sa mère ajoute un peu de miel liquide dans la poêle, puis son père sort la poêle par la fenêtre afin de laisser refroidir la saucisse pour qu’elle devienne "délicieusement collante". Oliver consacre trois pages à la description de la préparation du porridge dans la maison de Billy!
"À table, l’ambiance est super conviviale", s’exclame Oliver en riant. "J’espère que ce livre sera perçu comme le prolongement de tout ce que je fais. Les enfants sont mon arme secrète pour mener campagne. L’idée est de créer un monde fantastique fait de vraies valeurs, un monde qui autorise à créer du contenu d’une manière différente."
Le livre audio met en scène des personnages interprétés par son épouse Jools et des amis acteurs, comme Jason Flemyng et Dexter Fletcher, tandis que Jamie Oliver apporte une contribution musicale. Tout semble indiquer que ce premier opus pour enfants n’est que la première pierre d’un nouvel empire pour les enfants. D’où ses baskets Star Wars?
Enlacer un arbre
Au cours de notre promenade, nous passons devant un bateau et arrivons près d’un magnifique cèdre du Liban aux branches épaisses qui invitent à y grimper. "Cet arbre a été planté en 1675", précise Oliver. "Je voudrais que vous alliez l’enlacer, même si cela vous met mal à l’aise. Cela portera bonheur à vos proches." Nous obtempérons et Oliver prend une photo.
Jamie Oliver a grandi à Clavering, dans le comté d’Essex, où ses parents, Trevor et Sally, tenaient un pub, The Cricketers. Il a appris à cuisiner dans la cuisine de ce pub, si bien qu’il a toujours su qu’il avait un plan B s’il ne réussissait pas à l’école. "Ça me rassurait, car je savais que je pourrais toujours travailler comme cuisinier. Mais il m’a fallu beaucoup de temps pour me réconcilier avec mon enfance scolaire. Aujourd’hui, je sais que dans chaque culture, l’école est l’arme la plus extraordinaire."
Oliver a étudié dans une école de cuisine puis a été embauché au River Café. C’est là que la productrice Patricia Llewellyn a repéré ce jeune homme télégénique et a décidé de miser sur lui: le résultat a été "The Naked Chef", une émission de télé et un livre de cuisine qui ont propulsé Oliver, alors âgé de 24 ans seulement, au rang de star. "Tout à coup, je me suis retrouvé à m’affairer et à me déplacer en scooter. Tout le monde qualifiait ce que je faisais d’aventureux et d’authentique. On m’a beaucoup parodié, mais j’avais déjà de l’expérience et je savais ce que je faisais."
Haro sur la malbouffe
En 2003, Oliver était déjà critiqué pour son omniprésence. Une journaliste l’a même qualifié de "coulis au chocolat dégoulinant de manière écœurante". C’est alors que Jamie a lancé "Fifteen", montrant ainsi que sa passion ne se limitait pas à sa carrière. Un schéma qui allait devenir récurrent: il suscite l’admiration générale, mais on refuse souvent de l’admettre, préférant le dépeindre comme celui qui a éliminé la malbouffe des écoles ou dont le plaidoyer en faveur d’une taxe sur le sucre a ruiné les producteurs de soda.
"J’ai joué le jeu dans les médias au plus haut niveau", déclare-t-il aujourd’hui. "Il y a beaucoup de règles et d’agendas cachés, mais, dans l’ensemble, ce n’est pas si mal." Il rit: "Je suis tenace! Je l’ai toujours été: mon père disait que lorsqu’il y avait deux chemins, je choisissais le plus difficile."
"Pendant les trois premières années de «The Naked Chef», j’ai étéconstamment insulté par des hommes. Mais les mentalités ont changé."Jamie Oliver
Bien sûr, il a aussi connu des échecs. Selon certaines sources, il aurait investi près de 29 millions d’euros pour sauver "Jamie’s Italian", mais il a dû s’avouer vaincu en 2019. "C’est sans aucun doute la pire expérience de ma vie", déclare-t-il. "À l’époque, nous avions créé la meilleure version possible de quelque chose qui était mauvais. C’est comme ça: dans ma vie, j’ai connu le meilleur, mais aussi le pire. Il ne faut pas croire que les choses qu’on aime n’ont connu ni déboires ni échecs en cours de route. C’est également vrai pour moi, et cela signifie que je suis un être humain. Un être humain évalue sans cesse: comment, quand, pourquoi, quoi. C’est tout cela qui fait de vous une meilleure personne, un meilleur employeur ou un meilleur enseignant. Je continue à m’investir en faveur de la cuisine."
Boulettes de viande
Il explique qu’il nourrit toujours des projets de restaurant, mais que le contexte économique n’est pas idéal. "Aujourd’hui, c’est difficile de gérer un restaurant", déclare-t-il. "Tout est contre nous. Tout d’abord, nous avons été paralysés par les loyers et les charges élevés. Le personnel était également un problème qui, soit dit en passant, est directement lié au Brexit. Dans ce pays, personne ne veut en parler: ceux qui ont voté pour le Brexit ne veulent plus aborder le sujet et ceux qui ont voté contre n’en reviennent toujours pas."
Après notre entretien, Oliver prépare un lunch rapide dans sa cuisine: des boulettes de viande et des spaghettis. Regarder Jamie cuisiner est pour beaucoup un fantasme se dit-on en le regardant. Nombreux sont ceux qui doivent avouer que c’est lui qui leur a appris à cuisiner.
Et comme il a encouragé de nombreux hommes à se mettre aux fourneaux, Oliver est peut-être aussi un des grands féministes du XXIe siècle. "En tout cas, je suis le plus grand féministe de ma famille!", s’exclame-t-il en riant. "Lorsque mon aventure a commencé, les femmes étaient encouragées à travailler à l’extérieur, mais toujours avec la supposition latente que monsieur demanderait "Qu’est-ce qu’on mange ce soir?" en rentrant du travail.
Pendant mes trois premières années en tant que "Naked Chef", j’avais une relation épouvantable avec les hommes. J’étais constamment insulté, je devais régulièrement m’enfuir et il m’arrivait même d’être tabassé lorsque je n’y parvenais pas. Mais les mentalités ont changé: nous sommes passés de "la cuisine, c’est pour les filles" à "la cuisine aide les garçons à trouver l’amour". Les hommes ont compris que je n’étais pas un adversaire, mais un allié. Lorsque je cuisine pour Jools à la maison, c’est une des manières les plus claires de lui dire "je t’aime". En effet, ce n’est pas seulement "je vais cuisiner", mais c’est aussi et surtout "comment te sens-tu et qu’est-ce qui te ferait plaisir?", et c’est ça qui est beau."
6 millions d’abonnés
Aujourd’hui, la majorité de ses abonnés sont des hommes, précise-t-il. Et ils sont nombreux: sa chaîne YouTube en compte près de 6 millions et ses vidéos ont été vues des centaines de millions de fois. "Les hommes n’utilisent pas mon contenu de la même manière que les femmes", explique Oliver. "Je le présente donc d’une façon différente. En général, on élabore une recette du début à la fin, or les hommes ne regardent jamais la vidéo jusqu’au bout. Nous avons donc décidé de présenter le plat achevé dès le début. Au moins, ils savent à quoi il doit ressembler. De même, les hommes ne diront jamais "Oh, c’est ma version d’une recette de Jamie", alors que les femmes déclareront: "J’ai préparé un plat de Jamie". Les femmes cuisinent à travers à moi, tandis que les hommes se contentent de m’utiliser", ajoute-t-il en souriant. "Mais ce n’est pas grave: je suis au service des gens et je l’assume."
Pendant toutes ces années, Jamie Oliver a également mené campagne pour des causes très diverses. Avec succès: son projet "Fifteen", grâce auquel il souhaitait offrir à des jeunes défavorisés des opportunités d’emploi dans un restaurant a bien marché. Et il y a plus de 20 ans, il a commencé à militer pour de meilleurs repas dans les cantines scolaires. "Depuis que j’ai commencé à m’investir dans des actions, j’ai vu passer 13 ministres de l’Éducation", explique Oliver.
Le chef est parfois critiqué pour son attitude paternaliste à l’égard de la politique gouvernementale, mais il affirme que les chiffres lui donnent raison. "Toutes les données indiquent clairement que les enfants qui mangent mieux obtiennent également de meilleurs résultats scolaires", déclare-t-il. "Le seul superpouvoir dont je dispose, c’est le temps alors que les autres - CEO, CFO ou ministres - occupent des postes de pouvoir pendant une durée de trois ans en moyenne. Ils vont et viennent et moi, je suis toujours là."
Dans l’arbre
Après le lunch, nous retournons près du cèdre. Oliver grimpe dans l’arbre pour la photo. Un peu plus loin, Jools fait une brève apparition pour nous saluer, seule preuve de la vie de famille qui se déroule dans le manoir. Poppy, leur fille aînée, a presque le même âge que celui qu’avait Oliver lorsqu’il est devenu célèbre. "Nous nous sommes efforcés d’avoir des enfants agréables et bien dans leur peau", déclare le chef. "Ce n’est pas facile de vivre son adolescence et d’étudier à l’université en étant la fille de Jamie Oliver. Être l’enfant de parents célèbres n’est pas une situation très saine."
Buddy a 12 ans et semble le plus susceptible de succéder à son père. Il a sa propre chaîne YouTube, "Cooking Buddies", qui compte déjà 133.000 abonnés. "Les enfants font des choses dans lesquelles je ne me suis jamais aventuré", déclare-t-il. "Poppy a été le premier membre de la famille Oliver à aller à l’université. C’est un monde que je ne comprends pas: j’ai été élevé pour travailler."
Et son travail ne s’arrête pas là. Un nouveau livre a vu le jour et une nouvelle série télévisée, "Jamie’s Seasons", est en vue. Les restaurants à l’étranger se développent, notamment en Inde. D’autres livres pour enfants vont suivre. Et puis il y a Spains Hall, qui, espère-t-il, deviendra son centre névralgique pour le reste de sa carrière. "J’espère que nous parviendrons à y réunir les bonnes personnes", déclare-t-il. "Tout avance très lentement, mais cela ne signifie pas pour autant qu’il faille abandonner: il faut simplement continuer à avancer."