Son restaurant L’Arpège célèbre ses 30 ans cette année. Alain Passard peut se targuer d’afficher trois étoiles Michelin depuis deux décennies. Et cela fait également 15 ans qu’il a banni la viande rouge de ses préparations.
"Trop de grandes tables offrent un spectacle contre nature: tomates, courgettes, aubergines, petits pois, pêches sont servis en janvier! Sur tous les marchés, aujourd’hui, on te vend les quatre saisons d’un coup. C’est épuisant!" Quand on écoute le discours du chef triplement étoilé Alain Passard (59 ans), on a du mal à imaginer qu’il a démarré comme maître-rôtisseur et que, dans son restaurant parisien, il a décroché trois étoiles Michelin grâce à sa célèbre “côte de bœuf”. Et puis, en 2001, le chef en a soupé de la viande. Depuis, il ne cuisine plus que des légumes et des fruits de saison cultivés dans ses potagers. La viande, qu’il appelle “tissu animal”, a disparu de ses assiettes.
Entouré de ses cuisiniers, le chef compte aussi 9 jardiniers qui cultivent ses fruits et légumes dans ses 2 potagers et son verger. Bienvenue dans la cuisine d’Alain Passard. "Je n’ai pas la même main en été qu’en hiver. Je m’interdis de regarder une tomate en hiver!"
"J’ai la chance de vivre deux vies: une première, centrée sur le tissu animal, et, depuis 2000, une deuxième, consacrée au le tissu végétal", confie le chef français entre deux services à L’Arpège, son restaurant de la rue de Varenne à Paris.
"La vache folle aura été une douloureuse rupture de confiance, mais cette mutation couvait en moi. Aujourd’hui, les saisons, créées pour nous épargner l’ennui, dictent mon tempo. Peu de chefs suivent cette partition dont nous sommes les interprètes. En revanche, si les doigts jouent avec vingt produits de saison, les accords sont immédiats. Ce solfège réduit est un régal!."
Tout l’arpège est là, dans ces accords de saison qui s’abstiennent de jouer toutes les notes à la fois.
Premières asperges
Fraîchement élu meilleur chef d’Europe, Alain Passard se crée des rendez-vous amoureux avec une tomate ou une asperge et, s’il n’a plus touché une aubergine depuis un an, les retrouvailles sont intenses. "Mais une fois la saison épuisée, je ne peux plus voir une tomate en peinture! J’attends l’automne: endive, céleri rave, panai, châtaigne. Au printemps, je piaffe: carotte, betterave, navet, oignon nouveau, choux, oseille, épinard."
Il a grandi dans ce rythme. Sa grand-mère, Louise, avait un potager à la Guerche-de-Bretagne. Le hors-sol, les serres chaudes n’existaient pas. Louise se délectait: "Allons au restaurant, goûter nos premières asperges!". Elle tenait une table d’hôte, "cuisinait pour les enfants des fermiers qui lui apportaient leurs légumes. Dans “cuisine”, il y a “cuire”. J’avais 12 ans, elle m’a appris mes premières cuissons. C’était une grande rôtisseuse. “J’apprivoise la flamme”, disait-elle. Elle domptait le feu comme un fauve, une cuisson sans brûlure!"
Sa chambre d’enfant jouxte une boulangerie: à 4h du matin, il se réveille dans l’odeur du pain chaud. Il débute à 14 ans, à l’Hôtellerie du Lion d’Or (Liffré), enchaîne à La Chaumière (Reims). De 1977 à 1980, il est auprès de son maître, Alain Senderens. En 1982, à 26 ans, au Duc d’Enghien, il est le plus jeune chef bi-étoilé. De 1984 à 1986, il est à Bruxelles, au Carlton, où il décroche deux étoiles et frôle la troisième: "Le Carlton est un souvenir somptueux. Jean Mailian, son propriétaire, avait une belle fantaisie." Le même Jean Mailian, propriétaire du Marché des Chefs à Ixelles, ne tarit pas d’éloges sur son maestro français: "Quelle absence de vanité! Quel esprit de synthèse!" Et Alain Passard se plaît tellement à Bruxelles qu’il songe s’y installer, mais ce sera Paris et l’Arpège, où les étoiles tombent une à une, en 1987, 1988 et, enfin, 1996.
Qu’est-ce qui subsiste de sa première vie dans la deuxième? "Ces leçons de rôtisserie héritées de ma grand-mère. Je décline tout le savoir-faire animal dans le végétal. Une betterave sera flambée comme un rognon. Un céleri rave sera en croûte de sel comme le poulet du même nom. Une pomme de terre sera fumée comme le saumon. Griller une échalote, braiser un céleri: l’empreinte de la flamme est là. Et je transforme les bases de la cuisine animale, d’où les saisons sont quasi-absentes. Je n’ai pas la même main en été qu’en hiver. Très peu de chefs parlent de sens et de main. Les écoles hôtelières, qui devraient être les écoles des sens, ne les enseignent pas. Or, notre artisanat cisèle les sens: la vision (je m’interdis de regarder une tomate en hiver!), l’ouïe (je ferme les yeux, je suis d’oreille, au chant du feu)."
La tomate rose
Sa mère était couturière, son père, musicien. Comme un peintre, un couturier, un parfumeur, il suit les saisons, exhume des sapidités qu’il décrit avec les épithètes d’un grand nez. "Le couturier palpe le grain d’un tissu. Sur nos tables de travail, nous avons ciseaux et aiguilles à brider. Le peintre joue des couleurs. Je jette les produits dans la casserole et j’ai un pinceau au bout des doigts."
Les jardiniers de ses deux potagers, Sylvain Picard, qui fut animateur-nature dans un jardin pour écoliers qu’il initiait aux fruits, légumes, oiseaux et insectes, et le second, le belge Renaud David, lui fournissent ses pigments: "On décline les quatre couleurs dominantes du jardin: une palette de rouge-violet-pourpre, de jaune-orangé, de blanc et de vert. On a le petit pois violet, la betterave bicolore, la tomate rose, le chou-fleur orange, la carotte blanche! Légumes-fruit, légumes-feuille, tubercules, fleurs, racines et bulbes, tout est cueilli, livré chaque matin", exulte Picard.
Le légume lui ouvre des portes insoupçonnables.
"Si je n’avais pas mis la main sur le légume, serais-je resté cuisinier? Pendant vingt ans, je l’ai ignoré. En 2000, c’était le parent pauvre: on parlait d’une belle poularde, jamais d’un beau poireau. J’ai tout réappris."
Le Michelin l’encourage: "Pourquoi le légume ne vaudrait-il pas trois étoiles?"Le chemin aura été ardu. Dans la Sarthe, il trouve un potager désaffecté depuis trente ans, avec son puits, et Sylvain Picard. Ils débutent à deux, par un rang de laitue et un de persil. "Au début, quel fouillis! Tout mûrissait en même temps!", s’amuse-t-il. Ils créent des paliers: tomates précoces, tomates tardives. "Je me suis acharné. Quand je me suis senti prêt, j’ai tout changé. C’était risqué." Il perd une partie de sa brigade, de ses sommeliers, de ses maîtres d’hôtel et de sa clientèle, vend la part de sa cave qui ne se marie pas avec le légume. "J’avais dix ans d’avance. Personne ne m’a suivi dans cette voie. Et puis le légume a attiré une nouvelle clientèle, plus curieuse, plus exigeante."
Gommer le trait
Avec les années, son coup de foudre a essaimé: au Blue Hill, près de New York, Dan Barber travaille exclusivement les fruits et légumes, et son chef est un ancien “arpégien”. René Redzepi, au Noma, travaille sur trois saisons et joue les plantes. Ducasse, au Plaza, joue la trilogie poissons-céréales-légumes.
Quelques hectares plus tard, entre 2002 et 2008, nos légumistes se sont multipliés, six jardiniers dans la Sarthe, trois dans l’Eure, un verger dans la baie du Mont St Michel, mais aussi deux ânes, deux juments, des hérissons, belettes et rapaces qui protègent nos bijoux végétaux des nuisibles. La palette s’élargit: cerfeuil tubéreux, scorsenère, rutabaga, topinambour, salsifis. Passard s’éprend de la variété: carotte sanguine ou pourpre, navet globe violet, navet boule d’or, navet noir, tour à tour amer ou plus doux, avec ses saveurs de cerfeuil, de ciboulette. En 2016, il sera friand de wasabi et d’agrumes -combava, citron caviar, pastèque janosik. Plus tard, il ira au sud, avec un jardin méditerranéen: "L’écueil, c’est le transport, je veille à notre bilan carbone".
La pureté du légume a modifié son geste.
"La main, trop présente, veut ajouter: il faut soustraire. Gommer le trait, effacer la main. Un plat qui me demandait une douzaine de gestes se résume à trois, irréductibles: la quintessence. L’agilité, la souplesse des doigts sont essentielles. Aux nouveaux, je souffle: “sois délicat, attentif au voyage de la main, travaille visuellement, corrige olfactivement…” À 22 ans, ils sont pleins de cœur. Je leur donne l’esprit, les mots, les produits et je leur dis: “Faites-vous plaisir”. Et quand je sens un garçon fatigué, je lui dis: “Pars donc quelques jours te ressourcer au jardin.”" De tous ces nouveaux passés par ses fourneaux, il en distingue un: "Un Brugeois, Gunther Hubrechsen, resté cinq ans avec moi, un parcours superbe."
En 2007, il ouvrait à Singapour Gunther, où il accumule les récompenses. Et, aujourd'hui, la fusion avec ses deux seconds, Anthony Beldroega et Mathieu Lecomte, atteint des sommets.
Par une autre porte
Son solfège réduit offre des accords surprenants. Il a ainsi tenté navet, rhubarbe et angélique fraîche. Pourquoi? "Au jardin, ils sont voisins, arrivent à maturité en même temps. Le plat est déjà là! L’harmonie des mauves et des roses est élogieuse. Si tu me jettes une tomate là-dedans, ça dérape!"
Picard renchérit: "Nous cueillons des petits calibres, pour une cuisson rapide, car rien n’est préparé à l’avance. La texture, la saveur, le fondant sont sans pareil. Servi entier, le légume est plus beau, délicat, tendre, sucré, juteux". Passard aime aussi les illusions olfactives, qu’il butine à d’autres sources: la tulbaghia, fleur à cinq pétales rose et mauve au goût d’ail ou la plante à huître, iodée par son habitat de bord de mer, au goût singulier. "Fermez les yeux: vous avez une huître en bouche".
Cette haute voltige légumière ne dissipe pas ses craintes pour notre organisme.
"Le hors-saison de nos marchés est une catastrophe sanitaire: ces produits subissent des traitements lourds. On égare les gens: au cœur de l’hiver, on les désaltère avec une tomate, fruit d’été, bon pour se rafraîchir quand il fait 30°. Et on se plaint: elle n’a plus de goût! Eh oui, c’est une tomate d’hiver… Non, l’hiver, on ne se désaltère pas, on se réchauffe: gratin de céleri, soupe de topinambour. L’organisme a besoin de nuances."
Il me tend son iPhone, la photo d’un camion, affichant des produits de “contre-saison”. "Produits contre nature! Depuis dix ans, jamais nos clients ne nous signalent autant d’intolérances alimentaires. On doit nourrir le monde avec des produits qui ont une histoire, une identité, une provenance, un savoir-faire, un charme. Le jardin nous écrit tout et je suis le scribe fidèle de cette histoire." Après notre conversation, le chef s’éclipse au piano. Certaines cuisines étoilées sont bruyantes et survoltées: ici, tout s’écoule dans le calme et le silence, avec concentration, vitesse et mesure.
Dans la salle et en cuisine, la quarantaine d’officiants a la fluidité d’une pantomime, une légèreté efficace. Sur un mur de la salle, un seul tableau, le portrait de Louise: leur ressemblance est troublante. À table, le dialogue se poursuit avec la musique de chambre de ses plats. Une palette épurée de notes et de couleurs toutes éclatantes, délicates et rythmées, sans bavardage.
Les créations se succèdent sur un tempo enlevé, crescendo. Avec le tartare de betteraves cuites, je suis la victime (comblée) d’une illusion olfactive et visuelle: en filigrane, les saveurs sont de bœuf cru, une crème aux quatre épices imite l’œuf, une carotte mime le jaune! Et ce tour de passe-passe reste une traduction fidèle de la nature. Ensuite, le passé a un goût de présent: le Parmentier Louise Passard exhale la crudité de la pomme de terre, sa texture dense, terreuse, piquée par le contre-point de l’oseille rouge. Enfin, les épinards fanés offrent sous la langue leur fibre soyeuse et fondante, éminence de douceur verte et sa tendre escorte, une mousseline de carotte Touchon aux couleurs de l’orange de l’Alentejo. Miraculeuse, la cuisson s’efface. Cette interprétation des saveurs ne dénature rien: elle entre dans la nature par une autre porte.
L’Arpège, 84 rue de Varenne, 75007 Paris. www.alain-passard.com