Le gourou du durable Gunther Pauli se lance dans la chocolaterie

Protéger la forêt tropicale, soutenir les caféiculteurs et nous tenir éveillés: c’est le pari réussi de Gunther Pauli, le "Steve Jobs du développement durable", à travers Coffee Pixels.

"Non, pas de café pour moi, merci." Nous  rencontrons Gunter Pauli, superstar du développement durable lors de son passage à Bruxelles. Installé depuis trente ans au Japon, il a dirigé Ecover jusqu’en 1993, avant de fonder le groupe de réflexion ZERI (Zero Emissions Research and Initiatives) en 1994. Il doit sa célébrité internationale au livre "L’économie bleue" (2009), vendu à 1,5 million d’exemplaires.

"Si David veut gagner contre Goliath, il doit changer les règles du jeu. C’est ce que je fais."
Gunther Pauli
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Son fils, Laurenz-Frederik, qui vit toujours en Belgique, a également fait le déplacement à Bruxelles. "Nous ne nous voyons pas très souvent. Et encore moins depuis la crise sanitaire", explique-t-il.

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Depuis que père et fils travaillent ensemble dans la petite entreprise Coffee Pixels, qui produit des snacks énergétiques durables à base de cerises de café et de beurre de cacao, leurs contacts sont plus fréquents. "Notre premier lot de 100.000 barres vient d’arriver, vous voulez en goûter une?"

Coffee Pixels

La barre a un goût à la fois floral et amer: on perçoit d’abord la sensation beurrée du cacao, puis le punch d’un café fruité. Mais ce qui ne se goûte pas, c’est que le power snack est vegan, sans gluten et bio. Et qu’il est fabriqué à partir de résidus de la production de café et de cacao.

"De la cerise de café, seul le grain est torréfié: la peau et la chair sont jetées, alors qu’elles sont utilisables et regorgent d’antioxydants! Même chose pour le cacao: la poudre de cacao est obtenue à partir des fèves moulues, mais l’autre moitié de cette masse est le beurre de cacao, un produit résiduel bon marché. Les barres Coffee Pixels sont déjà disponibles en version Cascara et Milk, et matcha, gingembre et noix de coco sont déjà prévues. Et nous menons des essais avec de l’huile de cannabis", explique Laurenz-Frederik.

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La cerise de café donne aux barres Coffee pixels une saveur à la fois florale et amère très agréable.
La cerise de café donne aux barres Coffee pixels une saveur à la fois florale et amère très agréable.
©Jelle Vans

Les barres Coffee Pixels semblent destinées au mode de vie de Gunter Pauli. Le "Steve Jobs du développement durable" parcourt le monde pour donner des conférences, visiter des start-ups durables et conseiller des gouvernements, sommets du G20 ou entreprises. Avant la crise sanitaire, il engrangeait plus d’un million de miles aériens par an, ce qu’il a compensé par la plantation de plus de 8 millions d’arbres.

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"Une barre de Coffee Pixels vous tient en éveil. Ce snack contient de la caféine, mais, dans ce cas, elle est absorbée par l’organisme en quatre heures, beaucoup plus lentement qu’un espresso. Idéal pour les personnes jetlaguées, les étudiants, les hommes d’affaires, les sportifs, les pilotes, les travailleurs de nuit, les chauffeurs routiers et les gamers", déclare Gunter Pauli.

Laurenz-Frederik ajoute: "Pour moi, le personnel médical est aussi un client potentiel. La main d’un chirurgien ne peut pas trembler parce qu’il a bu trop de café! Les barres Coffee Pixels n’ont pas cet effet secondaire."

Économie bleue

"En tant que business case, Coffee Pixels s’inscrit pile dans le cadre de l’économie bleue", reprend Gunter Pauli. "Mon livre a également été traduit en letton. Pour fêter ça, j’ai été reçu par le président, à Riga. Grâce à mon réseau sur place, j’ai trouvé là une petite entreprise qui fabrique des barres énergétiques à base de cerises de café et de beurre de cacao depuis 2016."

"Ils ont réalisé un chiffre d’affaires de 50.000 euros grâce aux ventes dans des cafés locaux. J’ai senti le potentiel, j’ai investi et j’ai rejoint le conseil d’administration. J’ai aussi contacté une association de caféiculteurs colombiens, avec laquelle je travaille depuis trente ans déjà. Nous construisons maintenant une usine capable d’assurer une production beaucoup plus importante que celle de la Lettonie."

Comme ils peuvent vendre l’intégralité de la cerise de café, nous pouvons payer les caféiculteurs jusqu’à cinq fois plus qu’un négociant en café traditionnel.
Comme ils peuvent vendre l’intégralité de la cerise de café, nous pouvons payer les caféiculteurs jusqu’à cinq fois plus qu’un négociant en café traditionnel.
©Getty Images

Protection forestière

L’impact pour les caféiculteurs colombiens est énorme. "Je travaille dans le café depuis 25 ans, mais je n’avais jusqu’à présent jamais rien fait pour les caféiculteurs", explique Gunter Pauli. "Comme ils peuvent vendre l’intégralité de la cerise de café, nous pouvons payer jusqu’à cinq fois plus qu’un négociant en café traditionnel."

"L’impact local est très concret: par boîte de Coffee Pixels, vous régénérez une partie de forêt tropicale."
Gunther Pauli

"Cela peut être un levier pour sauver la culture du café en Colombie: la moitié des 650.000 caféiculteurs ont dû quitter leur plantation suite aux pressions exercées par les géants du café pour concurrencer à la baisse les productions industrielles du Vietnam ou du Brésil."

"Les caféiers qui poussent naturellement dans les forêts ont un rendement d’une tonne par hectare, alors que les industriels du café utilisent des variétés génétiquement modifiées qui peuvent être cultivées sans cette protection forestière. Le rendement est alors de 4 ou 5 tonnes par hectare, mais, pour cela, il faut déboiser, ce qui érode les sols et détruit la biodiversité. Et si David veut gagner contre Goliath, il doit changer les règles du jeu. C’est ce que nous faisons avec Coffee Pixels."

Coffee pixels soutient les caféiculteurs qui opèrent de la manière le plus écologique, dans la forêt.
Coffee pixels soutient les caféiculteurs qui opèrent de la manière le plus écologique, dans la forêt.
©Alamy

"Si, grâce à nous, les caféiculteurs peuvent gagner cinq fois plus, ils retourneront dans leurs fermes. De plus, ils sont encouragés financièrement à cultiver le café de la manière la plus écologique qui soit, dans la forêt. C’est pourquoi de nombreux caféiculteurs vont replanter des forêts."

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L’impact pour les caféiculteurs colombiens est énorme.
L’impact pour les caféiculteurs colombiens est énorme.
©Shutterstock

"L’impact local est très concret: par boîte de Coffee Pixels, vous régénérez une partie de forêt tropicale. Vous sauvez l’écosystème, mais aussi les caféiculteurs. Un véritable investissement d’impact!"

Coffee Pixels ne va pas concurrencer des géants du café, et encore moins inonder le marché des produits énergétiques. "Notre produit est plus sain et positionné de manière totalement différente. Si nous réalisons 3% du chiffre d’affaires de Red Bull, nous pourrons reboiser des milliers d’hectares en dix ans", explique Laurenz-Frederik.

Fraisiers chantants

Des chiffres qui donnent le tournis. Gunter Pauli est parfois accusé d’être un mégalomane fantasque. En tout cas, il ne manque pas d’imagination: il a déjà écrit 365 contes pour enfants sur l’écologie, vendus à plus de 17 millions d’exemplaires à travers le monde.

Mais les plans de Gunter pour Coffee Pixels sont encore plus féériques: tel un Willy Wonka, il veut construire en France une usine de barres de café qui défie toute imagination. "Nous devons divertir, toucher le cœur des gens, comme Disney World", sourit-il.

"Sous un dôme de 35 mètres de haut, nous allons créer une forêt de bambous avec des plantes de cacao et de café. Nous en ferons la première forêt chantante du monde, en convertissant en sons la différence de tension électrique entre la racine et la feuille. En Afrique du Sud, grâce à cette technique, nous avons déjà fait chanter des fraisiers."

Coffee Pixels, le dernier projet de Gunther Pauli, est la preuve que le Belge a aussi des ambitions à la Willy Wonka.
Coffee Pixels, le dernier projet de Gunther Pauli, est la preuve que le Belge a aussi des ambitions à la Willy Wonka.
©Getty Images

"Les enfants ont trouvé ça génial et se sont mis à leur parler. Sous un autre dôme, nous cultivons des chardons et des betteraves, les deux végétaux utilisés par la société Novamont pour l’emballage en bioplastique de nos barres Coffee Pixels. Le but de notre ‘parc d’attractions’ n’est pas de promouvoir Coffee Pixels, mais de changer la société, par la symbiose de l’écologie, de l’économie et de l’industrie."

"Si nous réalisons 3% du chiffre d’affaires de Red Bull, nous pourrons reboiser des milliers d’hectares."
Gunther Pauli

En attendant cette forêt à la Willy Wonka en France, le siège de Coffee Pixels se trouve toujours à Rotterdam, à BlueCity, une ancienne piscine tropicale qui regroupe 32 entreprises, toutes axées sur l’économie circulaire. L’une de ces entreprises est Rotterzwam, la célèbre start-up qui cultive des champignons sur du marc de café.

"Nous allons remplir cette piscine de cacao et de café. Un message lancé à Unilever, qui se trouve de l’autre côté de la Meuse. Non, nous ne voulons pas qu’ils acquièrent notre entreprise. Nous leur disons juste: hé, nous existons. Et vous aussi, vous pouvez entreprendre à notre manière."

TED Talk ambulant

Gunter Pauli est une école de commerce à lui tout seul. Si vous lui donnez la parole, il se lance dans un TED Talk imprégné d’écologie et d’économie. Si nous ne l’interrompions pas, son fils n’aurait pratiquement jamais la parole.

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Gunter Pauli a écrit 365 contes pour enfants sur l’écologie.
Gunter Pauli a écrit 365 contes pour enfants sur l’écologie.
©Jelle Vans

Était-il évident de grandir avec un père aussi visionnaire? "Depuis toujours, je suis imprégné de la philosophie de mon père. Lorsque nous voyagions ensemble, c’était toujours dans le cadre du développement durable."

"Mon frère et moi l’accompagnions le plus souvent possible. Très tôt, j’ai décidé d’être indépendant. C’était peut-être de l’endoctrinement, mais je ne voulais pas être imprégné d’une philosophie différente."

Laurenz-Frederik a commencé sa carrière chez Keytrade Bank en 2015, où il n’est resté que quelques mois, car il se sentait une âme d’entrepreneur. En 2016, il cofonde De Blauwe Cluster, une organisation en réseau axée sur la protection du littoral et l’économie marine sur la côte belge.

Depuis un an et demi, il travaille sur le LiFI, l’internet sans fil utilisant les ondes lumineuses LED, chez Ellipz Smart Solutions, une entreprise dans laquelle son père a investi et pour laquelle il a levé des millions. "Je suis membre du Conseil de l’investissement socialement responsable (ISR) de BNP Paribas depuis janvier. Nous y examinons sa stratégie d’investissement durable."

"Je suis également actif au Zermatt Summit, une plateforme suisse qui offre à de jeunes entrepreneurs la possibilité de présenter leurs idées durables à des investisseurs disposant de capitaux."

Laurenz-Frederik, le fils de Gunter Pauli, s'occupe des ventes de Coffee Pixels au Benelux.
Laurenz-Frederik, le fils de Gunter Pauli, s'occupe des ventes de Coffee Pixels au Benelux.
©Jelle Vans

De père en fils

Laurenz-Frederik n’a pas investi dans Coffee Pixels. "Quand mon père a augmenté sa participation à 47% lors du dernier tour de table, je lui ai demandé si je pouvais jouer un rôle actif dans la société", témoigne Laurenz-Frederik.

"Je veux éviter qu’on me dise: ‘Pour toi, c’était facile! Comme tu est le fils de Gunter Pauli, tu as tout reçu sur un plateau d’argent’".
Laurenz-Frederik Pauli

"Il voulait que je fasse d’abord mes preuves. Envers lui, la direction et les autres actionnaires. Je m’occupe donc des ventes au Benelux. Dans deux ans, nous pourrons voir comment le portefeuille de clients s’est développé et si je mérite une place dans la structure."

"Je veux éviter qu’on me dise: ‘Pour toi, c’était facile! Comme tu es le fils de Gunter Pauli, tu as tout reçu sur un plateau d’argent’. Ce n’est pas toujours facile d’être le fils de Gunter Pauli, car il faut suivre le chemin qu’il a tracé. Pourtant, j’ai l’ambition de me bâtir une carrière à moi. D’ailleurs, je n’aurais pas voulu d’un poste de haut niveau chez Coffee Pixels avant d’avoir apporté ma contribution à la croissance de l’entreprise. Ensuite, nous verrons."

Se verrait-il donner des TED Talks? Ou publier des rapports au Club de Rome, comme son père? "Pas nécessairement, mais depuis quatre ans, je donne des conférences sur l’entrepreneuriat durable dans différentes écoles supérieures. Un peu comme mon père avec ses contes pour enfant, je voudrais transmettre ce message aux jeunes parce qu’il est essentiel."

Modèle commercial

Pour Gunter Pauli, Coffee Pixels est un cas exceptionnel. Car, depuis qu’il a vendu Ecover, il a surtout été un catalyseur de start-ups travaillant selon les principes de l’économie bleue. Il ne prend que très exceptionnellement une participation au capital. "Mais, ces dernières années, j’ai vu sa mentalité changer."

"Il a encouragé de nombreuses initiatives, mais aujourd’hui, il veut investir davantage dans des entreprises auxquelles il croit", précise Laurenz-Frederik. "Début 2020, en collaboration avec la banque d’investissement JPMorgan Chase, mon père a examiné 162 des 200 projets qu’il avait lancés."

"Notre modèle commercial est un copier-coller de celui d’Ecover: commencer très petit, construire notre propre usine durable et nous développer rapidement."
Gunther Pauli

"Parmi eux, il y avait deux licornes, des entreprises qui valent plus d’un milliard de dollars: le producteur de bioplastiques Novamont, dont il est président du conseil d’administration, et AgriProtein, une entreprise qui produit des larves de mouches en recyclant des déchets alimentaires, un produit destiné à l’alimentation animale."

La première tonne de Coffee Pixels est arrivée en octobre.
La première tonne de Coffee Pixels est arrivée en octobre.
©Jelle Vans

Si Gunter Pauli a investi dans Coffee Pixels parmi tous ces projets, c’est parce qu’il voyait son beau potentiel. "En tant que business case, Coffee Pixels est un no-brainer", déclare-t-il. "Le produit permet de reboiser, le caféiculteur gagne cinq fois plus et l’emballage est sans plastique. Pas besoin d’une feuille Excel pour comprendre l’opportunité!"

"Notre modèle commercial est un copier-coller de celui d’Ecover: commencer très petit, construire notre propre usine durable et nous développer rapidement. La première tonne de Coffee Pixels est arrivée en octobre, et elle sera suivie de 3 autres tonnes en novembre. Nous voulons passer à 30 tonnes d’ici 2021. Dans l’intervalle, nous achetons des terres pour nos propres plantations forestières, à Madagascar et en Colombie."

"Et ce n’est que le début d’une série de produits qui suivront au cours des dix prochaines années. Ils auront tous la forme de pixels: des petits carrés qui, ensemble, forment une grande surface. Parce qu’ensemble, beaucoup de petits ont un grand impact."