Pendant plus de dix ans, Magnus Nilsson a dirigé l’un des meilleurs restaurants au monde, le Fäviken. Puis, il s'est acheté un verger... Sabato a rendu visite à l'ex-grand chef.
"J’étais allongé dans mon lit et je fixais le plafond. Je devais emmener les enfants à l’école. Je veux me lever, mais impossible de bouger. Je n’étais pas paralysé, mais il ne se passait rien. Il y avait clairement quelque chose qui n’allait pas." C’est ainsi que le chef Magnus Nilsson décrit le plus grand tournant émotionnel de sa vie avec la prise de conscience qu’il en avait "fini" avec son restaurant.
"Je ne pense pas que c’était un burnout, plutôt une prise de conscience très nette."Magnus Nilsson
L’extrait se trouve au début de "Fäviken - days, beginning to end", un livre de cuisine récemment publié qui reprend tous les plats du Fäviken. Entre deux recettes, Nilsson philosophe sur l’essence de la cuisine, l’industrie de la restauration et ce qu’il a appris au fil de sa carrière de chef. Un document d’une brûlante actualité, surtout en cette période où tant de chefs sont contraints de mettre leur activité en veilleuse et où l’avenir est tout sauf prévisible.
Zéro compromis
Un "place to be" pour les gastronomes, voilà ce qu’était le Fäviken, le restaurant de 16 couverts que Nilsson avait ouvert en 2008 et qui, pendant des années, a figuré parmi les 50 meilleurs restaurants du monde.
Ceux qui, à force de persévérance, avaient réussi à réserver une table devaient d’abord prendre un vol pour Stockholm puis un petit avion pour Östersund, avant de louer une voiture et de chercher entre les fjords un domaine isolé près de Järpen, dans une région sauvage de Suède.
Ils entraient enfin dans un chalet en bois pouvant accueillir 16 personnes et, pendant quelques heures, étaient immergés dans la cuisine brute et sans compromis du chef Magnus Nilsson. "Charcuterie de vieille truie". "Un peu de fromage frais avec une fleur de lavande de l’été dernier". "Os à moelle rôti avec cœur cru". "Une feuille de chou, mourant dans l’assiette"...
Comme René Redzepi (du célèbre restaurant Noma à Copenhague), Nilsson est considéré comme le fondateur de la cuisine nordique, une philosophie culinaire selon laquelle les chefs utilisent presque exclusivement des ingrédients locaux issus de la chasse, de la pêche et de la cueillette. Nilsson est devenu une star internationale parmi les chefs: il a remporté de nombreux prix culinaires et participé à la série documentaire "Chef’s Table" de Netflix.
"Il existe de nombreux restaurants à la réputation irréprochable, mais où il ne se passe plus rien."Magnus Nilsson
En mai 2019, de manière totalement inattendue, le grand chef annonce qu’il recevrait ses derniers clients le 14 décembre de la même année. Avec son épouse, Tove, il avait acheté une pommeraie de 44 ares. Le moment était venu de se lancer dans une nouvelle aventure en famille, mais sans avoir la pression constante de devoir sans cesse s’améliorer.
Votre restaurant a fermé il y a presque un an. Alors pourquoi ce dernier livre de cuisine avec tous les plats que vous y avez servis? Vouliez-vous laisser un héritage?
Oui, j’ai senti que j’avais encore des choses à dire. Pas seulement sur le restaurant, mais aussi sur l’industrie de la restauration et l’alimentation en général. En fermant le restaurant, j’ai perdu mon moyen de communication le plus important, alors je me suis installé derrière mon ordinateur portable.
Dans le livre, vous expliquez qu’un beau matin, vous n'êtes pas parvenu à sortir de votre lit. Que vous sentiez le poids du monde sur vos épaules. Cela ressemble étrangement à un burnout, mais vous n’utilisez pas ce mot…
Je ne pense pas que c’était un burnout, plutôt une prise de conscience très nette. J’ai eu le sentiment très fort que le restaurant, qui avait occupé jusqu’alors une si grande place dans ma vie, devait s’arrêter. Je suis quelqu’un d’émotionnel et c’est ainsi que mon esprit a traité cette information.
Cette prise de conscience a-t-elle été une surprise? N’y avait-il pas de signes avant-coureurs?
Pour être honnête, je savais dès le début que le Fäviken fermerait un jour, mais j’ignorais quand. Sur le plan émotionnel, cela a tout de même été une surprise quand ce moment est finalement arrivé.
C’est une bonne chose que j’aie pu prendre cette décision sans y être contraint, comme c’est le cas actuellement pour de nombreux chefs. Là, c’est dramatique.
"Dans la vie, il faut avoir juste assez de tout. Il en va de même pour l’argent: trop peu, c’est difficile, trop, c’est inutile."Magnus Nilsson
Pensez-vous qu’il existe différentes étapes dans le cycle de vie d’un restaurant?
Peu de restaurants sont censés durer plus de dix ans et rares sont ceux qui évoluent vers le statut d’institution, ayant une raison d’être à long terme. Même les restaurants les plus célèbres atteignent à un moment donné une sorte de stade final.
Comment décririez-vous cette dernière étape?
Souvent, il y a de moins en moins de clients et ils sont obligés de fermer. Il peut y avoir de nombreuses raisons à cela, mais la plupart du temps, c’est lié à la personne qui dirige le restaurant. Si elle perd la passion, les clients le sentent. Il est rare de rencontrer un chef ou un restaurateur animé par une envie qui lui permette de continuer indéfiniment. Il existe de nombreux restaurants à la réputation irréprochable, mais où il ne se passe plus rien.
Vous avez dit adieu à la vie de chef et choisi la pomiculture. Qu’est-ce qui est resté inchangé?
Ne jamais cesser d’apprendre et être ouvert à de nouvelles expériences est pour moi crucial. En fait, tant que ça reste intéressant, la nature de mon activité n’a pas d’importance.
Dans l’épisode de "Chef’s Table" qui vous est consacré sur Netflix, votre ancienne professeure de l’école hôtelière explique que vous ne vouliez jamais suivre les recettes à la lettre. Vous en avez fait votre philosophie. Pensez-vous que ce soit la clé d’une carrière épanouie?
Si vous avez ce genre de caractère, si ce genre de curiosité vous motive, oui. Mais il y a aussi de nombreuses personnes que cela rendrait malheureuses. Elles veulent juste continuer à faire ce qu’elles connaissent déjà.
L'acteur de "I, Daniel Blake" a dû réclamer des allocations chômage
Pour nombre d'acteurs, le cinéma a rejoint la réalité ces derniers mois. C'est le cas de Dave Johns, personnage principal du film I, Daniel Blake, qui a dû réclamer des indemnités chômage dès le début de la crise du coronavirus. L'ironie de la situation est qu'il jouait précisément le rôle d'un homme contraint de réclamer des aides dans le film de Ken Loach (2016). "Dois-je apporter mon Bafta?", a tweeté Johns en évoquant son futur rendez-vous au centre de recherche d'emploi.
Au Fäviken, vous attachiez une grande importance aux traditions culinaires. Comment concilier cela avec votre curiosité expérimentale?
Je ne veux pas nécessairement préserver les traditions, mais les comprendre. Beaucoup de gens veulent garder le passé en vie, même lorsqu’il n’est plus d’actualité. Cela n’a aucun sens de continuer à faire ce qui n’est plus pertinent. J’ai fait des recherches sur d’anciennes recettes et traditions, mais je les ai ancrées dans notre époque.
Est-il plus facile de garder un regard "jeune" quand on a des enfants?
Absolument. J’en ai quatre. Avec les deux premiers, j’étais tellement absorbé par le démarrage du Fäviken que je n’ai pas pris conscience de leur évolution. Mais avec le plus jeune, qui a maintenant deux ans, j’ai pris cinq semaines de congé parental au printemps dernier. Nous avons passé ce temps ensemble dans le verger.
C’était une expérience totalement neuve pour moi, extraordinaire! En outre, je tisse un autre lien avec mes aînés. Je les vois se transformer en véritables personnes, comme une nouvelle histoire qui commence.
Vous écrivez dans votre livre que vous n’étiez plus très enthousiaste à l’idée d’aller au restaurant. Qu’est-ce qui avait changé?
J’aime toujours aller dîner et m’amuser quelque part, mais je ne suis plus aussi satisfait qu’avant. Au bout d’un certain temps, vous êtes allé dans tellement de restaurants que vous voyez toujours revenir les mêmes choses.
Je fais maintenant la distinction entre "fake new" et "real new": les imitations sont le "fake new". Le "real new", c’est quand je me dis "hé, je ne connais pas ça, je n’avais encore jamais vu ça!"
J’ai un jour commis l’erreur de faire une petite remarque sur la cuisine chez un chef étoilé: il m’a répondu que je ne comprenais rien.
Oh oui, je connais ça! (rires) Je comprends la frustration de ce chef. Mais j’ai aussi appris très tôt que les gens vont au restaurant pour avoir du bon temps. Il faut juste respecter ça. Vous pouvez ajouter quelque chose, mais en veillant à ce que votre ego ne fasse jamais obstacle au bonheur des clients. S’ils ne comprennent pas un plat, ce n’est jamais la faute du client, mais celle du chef.
Au Fäviken, il est arrivé à plusieurs reprises que quelqu’un ne soit pas satisfait. Nous présentions alors nos excuses et remboursions le repas et, ensuite, nous en parlions longuement avec toute l’équipe. Et en général, nous arrivions à la conclusion que nous aurions mieux fait d’expliquer.
Aviez-vous un genre de client préféré?
Quand les gens viennent pour passer un moment d’exception, peu importe qui ils sont. Pour un chef, c’est formidable d’en être témoin. Cette partie de la vie au restaurant me manque.
Et chez qui préférez-vous manger?
Chez quelqu’un qui est présent. Pas nécessairement physiquement, mais dans l’esprit. Quelqu’un qui a toute une équipe derrière lui, tous les regards tournés dans la même direction. Chaque employé du restaurant doit être imprégné de la volonté de rendre les clients heureux. Lorsqu’on ressent ça dans un restaurant, tout se passe bien.
En tant que chef, comment passer du statut d’exécutant à celui de génie créatif?
Ça arrive ou pas. Vous ne pouvez pas choisir d’être tout à coup créatif. C’est un processus inconscient sur lequel vous n’avez aucun contrôle. Cependant, vous pouvez vous entourer de personnes qui vous inspirent, qui ont de l’expérience. Persévérer, s’améliorer, mettre des idées en œuvre et les partager. Et espérer que la lumière jaillira.
Supposons que vous n’ayez pas fermé et que vous soyez confronté à la pandémie. Comment réagirait le Fäviken?
Il aurait été impossible de survivre à ça. Nous étions un restaurant qui ne faisait aucun compromis. Si c’était arrivé un an plus tôt, j’aurais dû anticiper ma décision.
Dans votre livre, vous êtes assez pessimiste quant au fait qu’autant de personnel formé quitte le monde de la restauration: une grande perte qui ne pourra pas être compensée.
C’est dramatique. Nous devons améliorer les conditions de travail, mieux payer les employés, rendre la profession plus attrayante.
Un nouveau monde de la restauration verra-t-il le jour?
Je sais qu’on en parle beaucoup, mais il faut rester prudents. Cela ne sert à rien de prédire l’avenir pendant une pandémie. L’histoire a montré que les gens ne changent pas. Les clients voudront continuer à aller au restaurant. Certains établissements n’ouvriront plus leurs portes, mais de nouveaux entrepreneurs reprendront le flambeau.
En fait, pourquoi avez-vous acheté un verger?
Aselstorp, c’est le nom de mon verger, n’a rien à voir avec la plupart des vergers. Son propriétaire précédent y a mis tout son cœur pendant plus de trente ans. Quand je l’ai rencontré, j’ai été intrigué par ses choix, d’autant plus qu’il allait prendre sa retraite. J’ai lu tous les livres que j’ai pu trouver à ce sujet et j’ai fait le grand saut. À terme, mon objectif est que le verger soit bio.
Approchez-vous le travail dans le verger de la même manière qu’au restaurant?
Il y a des similitudes. Tout d’abord, le respect de la tradition artisanale: je tiens à procéder de la bonne manière. Et, je me donne à fond, comme au restaurant. J’ai besoin de défis pour rester passionné par mon travail.
Que faites-vous de votre récolte de pommes?
Il y a un petit magasin où nous vendons du jus, mais la majeure partie de la récolte se retrouve dans des supermarchés et des épiceries. C’est totalement nouveau pour moi: avant, je travaillais presque exclusivement avec des produits de première qualité, alors que maintenant, je me consacre aux produits destinés à la grande distribution. C’est le monde à l’envers!
Nous ne pouvons pas vraiment en vivre pour le moment, mais comme mon épouse est psychologue, nous avons un revenu supplémentaire. Le verger est un projet à long terme, il ne doit pas rapporter tout de suite beaucoup d’argent. Dans mon livre, je parle du terme suédois "lagom", qui n’est pas traduisible, mais signifie plus ou moins que votre vie est en équilibre: vous avez juste assez de tout. Il en va de même pour ma vision de l’argent. Trop peu, c’est difficile, trop, c’est inutile.
"Fäviken – 4015 days, beginning to end", éditions Phaidon. 39,99 euros.