On entre dans le vif du sujet. Voici cinquante-huit chefs-d’œuvre: de la pureté primitive du turbot au sac de jute au classique revisité qu’est le lièvre à la royale. Des plats signatures qui font déjà partie de l’histoire de la gastronomie.
Dans le Sabato 100 Food, nous vous proposons 100 restaurants et autant de plats qui restent sur les papilles longtemps après avoir été consommés. Ce sont des plats signatures, des plats très personnels qui permettent aux chefs de nous immerger dans leur univers, leurs souvenirs d’enfance ou même leur critique sociale. Ce sont ces spécialités que les connaisseurs choisissent aussitôt attablés. Quoi qu’on en pense, voici un guide agréable à lire et relaxant, car il élimine le stress lié au choix.
Quand Karen Torosyan se lance dans la préparation du pâté en croûte, il y a 15 ans, il apporte un souffle de modernité à cette préparation on ne peut plus classique. "Les charcutiers ne préparaient plus ces plats exigeants en termes de travail et ils étaient en train de disparaître", explique-t-il. "Avec quelques autres chefs, j’ai contribué à les réhabiliter. Aujourd’hui, si vous ne les servez pas à Paris, on vous dit que vous ne savez pas cuisiner. Bon, depuis que le pâté en croûte est redevenu omniprésent, j’ai perdu l’envie d’en préparer et j’ai arrêté." Contrairement au lièvre à la royale, qui reste à la carte.
"Mon travail consiste à moderniser les classiques."
"Il y a deux écoles", poursuit le chef d’origine arménienne. "La première, dite ‘sénateur couteaux’, remonte au règne de Louis XIV, soit au XVIIe siècle. Souffrant de graves problèmes dentaires, le Roi Soleil avait demandé à son cuisinier de lui préparer un plat de lièvre qui pourrait être mangé à la cuillère. Cette version consiste à effilocher la viande après une longue cuisson. Au début du XIXe siècle, Marie-Antoine Carême introduit une autre méthode, inspirée des techniques de la charcuterie: le lièvre est dépecé, vidé et désossé puis farci et soigneusement recousu avant de filer à la cuisson pendant plusieurs jours. C’est une préparation complexe."
Torosyan suit la seconde méthode. "C’est mon mentor, Alain Troubat, l’ancien chef du Stirwen à Bruxelles, qui me l’a apprise. Pendant trente ans, tous les grands chefs venaient déguster ce plat chez lui, y compris Michel Troisgros. Après avoir vendu son restaurant, Alain m’a généreusement transmis son savoir-faire."
Élégance
En 2016, le chef met à la carte le lièvre à la royale "à la façon Alain Troubat". "En deux ans, c’est devenu un plat signature, mais j’ai fini par l’abandonner, car je travaille de plus en plus avec des produits nobles et je recherche le raffinement. Avec le sanglier, le lièvre est le gibier qui a l’odeur et le goût les plus prononcés, car on fait faisander l’animal pendant trois jours, ce qui développe une odeur très intense."
"J’admirais profondément Alain Troubat, mais j’ai fini par réaliser que je préparais son plat pour ses clients et non pour les miens. Mes habitués trouvaient que ce goût était trop fort et c’était difficile de leur expliquer le charme de ce plat. Quand j’ai arrêté de le proposer, Alain est venu ici, pour le préparer et le livrer à ses clients. De mon côté, cela m’a pris toute une année pour affiner cette recette, afin de la rendre plus élégante et plus en phase avec mon style de cuisine."
Trois éléments
Il détaille les ajustements apportés à la préparation. "Il y a trois éléments: le lièvre, la farce et la sauce. Chez W&H, un des plus anciens et meilleurs volaillers de Bruxelles, j’ai commandé des lièvres ultra frais, abattus la veille. Au lieu de les faire faisander, je les ai immédiatement vidés. J’ai aussi remplacé le cognac de la recette d’origine par de l’huile de pépins de raisin infusée au thym, laurier, ail, romarin et piment d’Espelette. J’ai enveloppé le lièvre dans un papier sulfurisé, puis dans une feuille d’aluminium, et je l’ai laissé reposer toute une nuit au réfrigérateur. Le lendemain matin, le lièvre était imprégné de tous ces aromates et l’odeur de gibier avait migré dans le papier sulfurisé: ce fut une révélation! Par la suite, j’ai déposé les aromates directement sur le lièvre et l’huile, sur le papier sulfurisé. L’huile a absorbé la mauvaise odeur et le lièvre, les aromates."
"Cela m’a pris une année entière pour affiner la recette d’Alain Troubat, la rendre plus élégante et plus en accord avec mon style de cuisine."
"Comme mon lièvre avait un goût moins prononcé, j’ai pensé à une farce plus puissante. Traditionnellement, elle se compose de 70% de chair et de graisse de porc, et de 30% de chair de lièvre. J’ai modifié cette proportion pour n’utiliser que 20% de graisse de Noir de Bigorre et 80% de chair de lièvre, principalement des cuisses, et j’y ai ajouté du sang de lièvre frais. Contrairement à la recette classique, je n’ai pas gardé le cœur, les poumons et le foie: j’ai utilisé du foie de poulet de Bresse, qui apporte davantage de finesse, et du lardo di Colonnata. Une fois le lièvre farci et recousu, je le fais cuire dans un jus réalisé avec les cuisses et les épaules. Au départ, je le cuisais pendant 64 heures à 62°C, mais maintenant, je préfère le faire cuire pendant 24 heures à 75°C, ce qui donne une texture plus ferme et plus intéressante."
Le chef n’a pas touché à l’élément le plus magique de la préparation. "Alain était le meilleur saucier que j’aie jamais rencontré: je l’appelais le ‘saucier-sorcier’. La brillance, la texture et la puissance de sa sauce relevaient de la magie et, petit à petit, j’ai réussi à m’en approcher. La sauce est préparée avec la carcasse et le jus que je laisse réduire pendant deux jours, en dégraissant au maximum. Pour obtenir cette brillance, Alain utilisait des tomates un peu vertes plutôt que du chocolat. Juste avant de servir, la sauce est montée au sang de lièvre frais et terminée avec un trait de vinaigre pour une touche de fraîcheur."
Nouvelle génération
Et voilà comment Torosyan a réalisé le lièvre à la royale de ses rêves. "La première année, j’ai servi ce plat en hommage à Alain Troubat et, quand il est venu le déguster, il m’a demandé combien de portions je sortais d’un lièvre. Je lui ai répondu dix-huit, à quoi il a répliqué que j’étais un vrai Arménien, car lui n’en faisait que dix. J’appréhendais un peu sa réaction, mais il a terminé son assiette. Je n’oublierai jamais ce qu’il m’a confié: ‘Je ne l’ai jamais avoué à personne, mais je n’ai jamais réussi à finir mes portions.’ Il était un peu frustré, mais fier aussi."
Alain Troubat est décédé en 2019. "Certains disent que ce n’est plus comme avant. C’est exact: mon travail consiste à moderniser les classiques. Certains plats donnent une mauvaise image de cette cuisine traditionnelle, alors qu’elle mérite d’être redécouverte et préservée; il faut faire le lièvre à la royale pour une nouvelle génération. Car, si elle ne l’adopte pas, il sera perdu à jamais."
Bozar Restaurant **
Rue Baron Horta 3, Bruxelles
www.bozarrestaurant.be
02 503 00 00
Ouvert du mardi au dimanche