On entre dans le vif du sujet. Voici cinquante-huit chefs-d’œuvre: de la pureté primitive du turbot au sac de jute au classique revisité qu’est le lièvre à la royale. Des plats signatures qui font déjà partie de l’histoire de la gastronomie.
Dans le Sabato 100 Food, nous vous proposons 100 restaurants et autant de plats qui restent sur les papilles longtemps après avoir été consommés. Ce sont des plats signatures, des plats très personnels qui permettent aux chefs de nous immerger dans leur univers, leurs souvenirs d’enfance ou même leur critique sociale. Ce sont ces spécialités que les connaisseurs choisissent aussitôt attablés. Quoi qu’on en pense, voici un guide agréable à lire et relaxant, car il élimine le stress lié au choix.
Trente minutes d’interview, pas plus. "We have no time." À 16h30, nous arrivons devant la porte du petit restaurant sans prétention, à la périphérie du Chinatown anversois, à l’entrée du quartier de la gare. Nous étions loin d’imaginer qu’une file d’affamés se formerait déjà à 17h. Et tout aussi loin de se douter de ce qui nous attendait. Le restaurant Ni Shifu est spécialisé dans la cuisine sichuanaise, une des quatre cuisines régionales de Chine. Ici, pas de riz sauté ni de poulet à la sauce aigre-douce, mais des plats authentiques de Chengdu, la capitale de la province du Sichuan. Une cuisine dominée par le poivre du même nom et beaucoup d’ail, de vinaigre et de haricots noirs.
Ce qui distingue le poivre de Sichuan, ce n’est pas son piquant, mais son effet anesthésiant sur la langue. Oui, anesthésiant: on m’a décrit cette sensation comme la légère décharge que l’on ressent en léchant une pile. Une expérience qui parlera peut-être davantage aux esprits curieux, mais je pouvais tout de même imaginer cet effet: c’est étrange, un peu déroutant et en même temps incroyablement saisissant. Dès qu’on y goûte, on est légèrement déboussolé, mais on en redemande.
Tout est dans le timing
Song Kai nous accueille. Cela fait plus de huit ans qu’il travaille en salle et il est le seul à parler un peu d’anglais. Dans la petite arrière-cuisine, le chef n’a d’yeux que pour son wok. Avec dextérité et rapidité, il y verse tour à tour de l’huile, du porc haché, du tofu et, à un moment précis, une pincée de ce poivre du Sichuan.
"Ces recettes millénaires se transmettent de génération en génération."
"Le timing est essentiel", explique-t-il "Cuisiner avec des piments est très délicat. Il faut savoir exactement quand les ajouter. Trop tôt, le plat devient âcre; trop tard, ils ne se mêlent plus aux autres ingrédients." Chaque chef a son approche, ce qui est typique en Chine: il n’y a pas de méthode unique, il n’y a que la méthode du chef. D’où le nom du restaurant: "shifu" signifie maître ou chef. Ici, on s’assied donc à la table de "maître Ni."
La table se couvre de plats. En fait, il faudrait commander toute la carte, mais comme elle est un peu trop longue et que l’on risquerait une indigestion, voici une sélection des incontournables: poulet croustillant au poivre de Sichuan et au piment, concombre au piment, oreilles de porc au gingembre, oreilles de judas et, bien sûr, le célèbre hotpot.
Plats millénaires
Si l’on souhaite cracher du feu, on commande le plat le plus "chaud" de la carte: le porc déglacé à l’huile au piment et au poivre du Sichuan. "Bien que Ni soit également réputé pour ses travers de porc, la plupart des plats servis ici sont au moins millénaires", explique Kai. "Ces recettes ont été transmises de génération en génération, toutes centrées autour du poivre du Sichuan, du nom de la province dont il provient. Aujourd’hui, ce poivre pousse également dans d’autres pays, mais nous préférons l’importer directement de Hanyuan chaque année, car celui qu’on trouve ici a une saveur moins puissante."
Le poivre de Sichuan est importé séché et aussi bien entier que moulu, car il se conserve peu de temps frais. En Chine, le poivre frais est utilisé principalement pour assaisonner les soupes. Maître Ni utilise différentes variétés de poivre: au-dessus du feu se trouve une série de petits pots contenant des piments frais et toutes sortes de poivres de Sichuan séchés. "Les gens pensent que la saveur piquante vient uniquement du poivre de Sichuan, mais c’est faux: c’est le piment qui apporte le piquant, alors que le poivre de Sichuan rend la langue insensible. Il s’agit de trouver le juste équilibre entre les deux."
Question de sécurité
L’attachement de Ni à la cuisine de sa région ne doit rien au hasard. En 1998, il est choisi par le gouvernement chinois pour représenter la cuisine sichuanaise dans un restaurant financé par l’État en Belgique. Depuis, ce restaurant a fermé, mais Ni est resté et a ouvert son premier établissement à Anvers, en 2003, avant d’emménager à l’adresse actuelle, en 2010. Le restaurant, modeste, ressemble plutôt à une cantine, mais c’est ce qui fait tout son charme.
"Il fauttrouver l’équilibre entre piquant etanesthésiant."
Bien que Ni prépare tout lui-même, y compris la sauce de poisson, son restaurant n’a pas tout de suite rencontré le succès, car la plupart des Belges sont habitués à la cuisine cantonaise ou hongkongaise. "Les clients trouvaient les plats beaucoup trop épicés et ils ne les comprenaient pas", explique Kai. "Ni a été contraint d’adapter sa cuisine. Avec le temps, les clients se sont montrés plus réceptifs, mais, par précaution, nous continuons à leur demander quelle est leur tolérance au piment: nous pouvons facilement ajuster le niveau de piquant, notamment pour les enfants."
Les enfants, donc. Ils sont là, cartable sur le dos, tambourinant à la porte: oui, il est 17 heures pile. La première famille chinoise s’installe à sa table habituelle, entraînant dans son sillage une foule d’autres clients, tous chinois. "Nous avons d’abord le service chinois, ensuite arrivent les Belges, vers 19 heures", explique Kai en riant.
Il est temps de s’en aller. L’expérience offerte par une adresse aussi authentique est exceptionnelle. Kai, en train d’emballer nos doggy bags, nous demande: "Voulez-vous des baguettes?" Certaines habitudes culinaires chinoises sont délicieusement universelles.
Ni Shifu
Breydelstraat 8, Anvers
www.nishifu.be
03 231 64 04
Ouvert du vendredi au mercredi