le Centre de Ressources Biologiques Citrus à San Giuliano, en Corse, préserve les anciens géniteurs, les cousins sexy et les tantes excentriques des agrumes.
La meilleure lady chef du monde s’y rend au moins une fois par an: Anne-Sophie Pic, qui aligne sept étoiles Michelin, arrive toujours avec un énorme sac sous le bras. Les jours suivants, à la Maison Pic, son restaurant à Valence, on sert alors du murcott (une sorte d’hybride de mandarine et d’orange douce) avec du miel et des tomates cerises. Ou une île flottante dont la meringue est saupoudrée de zeste de tangelo wekiwa, un agrume américain dont la saveur florale est le fruit de l’hybridation d’un mandarinier et d’un pamplemoussier.
Seuls les chefs du calibre d’Anne-Sophie Pic, les grands pâtissiers et les meilleurs nez du monde de la parfumerie sont les bienvenus au Centre de Ressources Biologiques Citrus, établi à San Giuliano, sur la côte est de la Corse. Le centre est pour ainsi dire une réserve d’agrumes où poussent des citrons aussi doux que des prunes, des pamplemousses gros comme des ballons, des clémentines hybrides rouge grenat et des mandarines vertes.
Les scientifiques y développent de nouvelles variétés et entretiennent des variétés anciennes et même quasiment disparues comme la sucreña, une orange espagnole qui poussait à Valence et ses environs jusque dans les années 1980 et qui était réputée pour son jus sucré. Depuis 1997, cette réserve possède une rareté sans pareil: l’équivalent botanique de la chimère à corps de lion, tête de chèvre et queue de serpent: un arbre qui produit à la fois des citrons acides et des oranges douces.
Machine à glace des années 1600
Cet arbre mystérieux apparaît à la fin des années 1600. Il se dressait sur une colline, quelque part dans le nord de la Corse, où il a vécu dans l’anonymat des siècles durant. Pourtant, il est vraiment très spécial, car, ses fruits peuvent passer d’un goût à un autre: sur une même branche, on peut ainsi cueillir des oranges et des citrons, mais aussi un fruit moitié citron-moitié orange.
Cet arbre fruitier n’est découvert que trois cents ans plus tard par un pomologue amateur qui a retraçé son âge grâce aux sources trouvées dans la bibliothèque du monastère local. Ensuite, il a contacté la plus haute autorité française en matière d’agrumes rares: le Centre de Ressources Biologiques Citrus.
Créé en 1958 avec des arbres importés d’Afrique du Nord, ce centre est aujourd’hui une institution gouvernementale qui promeut la culture des agrumes en Corse et en France. Les protocoles de sécurité sont nombreux: banque de semences cryogénique, serre protégée contre les insectes, emplacement à l’écart de tout pour protéger les plantes qui s’y trouvent des maladies.
Bien sûr, d’autres pays gèrent aussi une collection d’agrumes, dont les États-Unis, la Chine, le Brésil et le Japon, mais, avec un verger de 32 hectares comptant à lui seul plus de 300 variétés de mandarines, la collection d’agrumes du centre corse est l’une des plus importantes.
'À San Giuliano on découvre une longue histoire des fruits. Il n’y a qu’ici qu’on apprend comment la nature fonctionne vraiment.'Pierre Sang Boyer
Des scientifiques attachés au centre étudient en laboratoire les maladies spécifiques des agrumes, les effets du changement climatique (les étés et les hivers plus chauds rendent les fruits plus sucrés) ainsi que l’histoire génétique des différentes espèces. Les chercheurs cultivent de nouveaux types de fruits et testent des applications commerciales pour les fruits existants utilisés dans des cocktails et des produits pharmaceutiques ou en parfumerie.
Anne-Sophie Pic, Pierre Hermé et Pierre Sang en pèlerinage
Ces dernières années, le centre (qui n’est donc pas accessible au grand public) est devenu un lieu de pèlerinage pour les chefs, pâtissiers et créateurs de parfums qui, souvent, apprennent son existence par leurs fournisseurs. En effet, de nombreux agrumes issus des meilleures pépinières françaises sont nés de bourgeons et de graines du verger de San Giuliano.
Outre Anne-Sophie Pic, Pierre Hermé, le maître français du macaron, est également un habitué. On dit qu’il serait fan du pomelo israélien doux et sucré ainsi que de l’ancienne variété d’oranges italiennes sans acidité. Le chef Pierre Sang Boyer, qui dirige trois restaurants très prisés à Paris, s’y rend aussi régulièrement.
Inspiration culinaire venue du Sud-Est
Contrairement aux producteurs commerciaux, qui sont tributaires des goûts parfois changeants et imprévisibles des consommateurs et, bien sûr, des marges bénéficiaires, cette institution publique a le luxe de pouvoir collectionner et cultiver, a priori, tout ce qu’elle souhaite.
Ainsi, la réserve d’agrumes est un lieu où les chefs peuvent trouver de l’inspiration grâce à la diversité au sein d’une même espèce. Ici, le citron jaune peut pousser aux côtés de son ancêtre, le bigaradier, et de ses cousins baroques comme le limettier rouge, caractérisé par des rayures rouge vif sur la peau, ou le citron Beldi, une variété marocaine aromatique aux notes de bergamote. Toutes ces espèces descendent d’agrumes d’Asie du Sud-Est. Ou, comme le dit Pierre Sang Boyer: "On croit connaître un fruit, mais, à San Giuliano, on découvre qu’il a une longue histoire: il n’y a qu’ici qu’on apprend comment la nature fonctionne vraiment."