Dans son nouveau restaurant anversois, l'Instroom, le chef Seppe Nobels fait travailler des demandeurs d’asile. "Leur enthousiasme me donne de l’énergie", nous a-t-il expliqué.
Bar et sauce palestinienne au poivron. Betterave à l’iranienne. Bar à la muhammara. Chez Instroom, une brigade de demandeurs d’asile dirigée par le chef Seppe Nobels sert des assiettes gastronomiques particulières: un mix de plats de leur pays d’origine et d’ingrédients typiquement belges, avec une dose de flair anversois. "C’est là que l’on réalise qu’il n’est plus possible de rester les bras croisés."
D'une voix douce, Heba Saleh présente le dessert. De la rhubarbe confite aigre-douce, des myrtilles et des pistaches cachent un gâteau de semoule parfumé à l’eau de rose: la basboussa, qu’elle a appris à préparer avec sa grand-mère dans sa maison à Rafah, à la frontière entre l’Égypte et la bande de Gaza. Aujourd’hui, Heba vit depuis près de trois ans dans le centre d’accueil Fedasil de Kapellen. Demandeuse d’asile fuyant les violences des milices du Hamas, elle rêve d’un permis de séjour, d’une nouvelle vie et d’un boulot.
Ce dernier se trouve peut-être dans l’horeca anversois. En attendant la reconnaissance de son statut, Heba suit une formation à l’Instroom, un restaurant qui propose des formations pratiques. Quatre jours par semaine, midi et soir, deux équipes de dix cuisiniers demandeurs d’asile servent des plats combinant leurs racines et des produits belges. Ici, le tamarin iranien s’associe au chicon et la limonade ukrainienne s’allie à l’élixir d’Anvers.
Le dessert de Heba clôture un merveilleux repas cinq services. Dans le réfectoire avec vue sur les grues du port et un bateau remorqué à terre, nous avons d’abord dégusté un tartare d’agneau au croustillant de banane plantain, présenté par l’ingénieur vénézuélien Luis, suivi d’une déclinaison de betterave à l’orge et au fromage de chèvre ayant subi un traitement flamand-iranien à base de chicon et de tamarin. Le plat principal était un bar à la muhammara, une sauce palestinienne inspirée de la cuisine de la grand-mère de Heba. Autant d’ingénieux plats gastronomiques servis sur de simples tables. L’Ukrainien Vasyl, qui a fui la Crimée après l’invasion de la Russie, sert un mocktail au basilic rouge, basé sur la recette de limonade de sa babouchka.
Nouvelle histoire
La fusion originale d’éléments exotiques et belges dans le menu de l’Instroom a été imaginée par le chef anversois Seppe Nobels. Au printemps, après une réflexion forcée due au confinement, il met un terme à ses treize années d’activité en tant que chef du Graanmarkt 13, un des meilleurs restaurants du centre-ville. "Il était temps de me lancer dans une nouvelle aventure. Je voulais relever un nouveau défi, mais aussi renvoyer l’ascenseur."
Rien d’étonnant à ce que Nobels ait lancé le projet Instroom: le chef ne manque pas de charisme. De plus, il a pu constater à quel point la vie dans notre pays est incertaine pour les personnes issues de l’immigration. Son ancien sous-chef Regmi Tej Ram (Purna pour les intimes) est originaire du Népal et a gravi les échelons du Graanmarkt 13, passant de plongeur à bras droit de Nobels. Après 14 ans, il a été expulsé du pays, une décision cruelle, juge Nobels.
Une autre histoire a connu une fin plus heureuse. "Il y a cinq ans, Chris Bryssinckx, qui travaillait à l’inclusion dans le monde du travail de demandeurs d’asile est entré, accompagné de Badr, un réfugié syrien. Chris travaillait alors avec des demandeurs d’asile et d’autres profils qui avaient des difficultés à se faire une place sur le marché du travail. Il a demandé si Badr pouvait faire un stage et nous avons bien sûr dit oui."
Depuis, ils sont devenus amis. Chris Bryssinckx, qui dirige l’association Gatam, a même fondé l’Instroom Academy avec Nobels. "En 2020, en plein confinement, nous avons commencé à réfléchir au concept d’un restaurant qui serait aussi un lieu de formation." Nobels quitte alors le restaurant Graanmarkt 13: d’une maison luxueuse du centre-ville, son lieu de travail a déménagé sur l’île de Droogdokken, une section du port d’Anvers où les navires sont mis en cale sèche. Et si le restaurant se retrouve là, dans l’ancien réfectoire des réparateurs de navires et des ouvriers métallurgistes, ce n’est pas un hasard: sur le même site, Bryssinckx dirige un atelier où des immigrés se forment à la soudure et au travail du métal.
Du Venezuela à l’Iran
Seppe Nobels est bien placé pour former les cuisiniers en herbe de l’Instroom. "Je leur fais découvrir la cuisine belge et leur montre comment élever leurs préparations. Mais je reçois aussi beaucoup en retour, et ça ne se limite pas au guacamole vénézuélien et autres bons plans pour trouver des crevettes séchées venant d’Afrique: c’est leur enthousiasme qui me donne de l’énergie. Ils ont tous traversé des moments très difficiles et pourtant, ils ont une volonté incroyable de faire quelque chose de beau chez nous."
Romina Pasten Vera l’a également remarqué. Cette ancienne du Graanmarkt 13 a suivi Nobels dans ce nouveau projet. En tant que seconde, elle supervise désormais le travail de préparation en cuisine et veille à ce que les assiettes soient soigneusement dressées. Ses origines à moitié chiliennes lui permettent de mieux comprendre les hispanophones Luis et Doris. "Ce sont des personnes très instruites qui viennent travailler ici et elles sont très motivées. C’est touchant de voir comment, lorsqu'on cuisine ensemble, les langues se délient. Ce n’est pas seulement la pauvreté qui les a conduits ici: dans leur pays, leur avenir était totalement bouché."
Heba, Luis, Vasyl et les sept autres membres de l’équipe de jour sont la deuxième génération à travailler ici. En effet, Nobels avait déjà accompagné un premier groupe juste avant l’été, dans le cadre d’un projet pilote. "À l’époque, nous formions des personnes disposant d’un permis de séjour provisoire qui avaient été sélectionnées par le CPAS et la ville d’Anvers et qui vivaient ici depuis trois ou quatre ans. Au cours de cette formation, nous avons constaté qu’Instroom fonctionnait: les douze cuisiniers que nous avons soutenus ont tous trouvé un emploi dans l’horeca anversois. Les restaurants cherchent du personnel? Cela tombe bien, nous en formons. Tout le monde y gagne."
Depuis le mois de septembre, Instroom est devenu un restaurant permanent. "Ce sera mon projet principal de la prochaine décennie", affirme le chef. Chaque année, Instroom espère former 36 personnes. Pour ce projet, Nobels et Gatam bénéficient actuellement du soutien financier de la ville, complété par les rentrées du restaurant, ouvert midi et soir quatre jours par semaine (35 euros le menu trois services. Le restaurant n’est pas encore très confortable (les toilettes se trouvent à l’extérieur, à côté d’un entrepôt), mais le voyage de découverte culinaire, qui va du Venezuela à l’Iran, en passant par l’Afrique, est tellement unique que c’est devenu un des meilleurs nouveaux venus du paysage horeca anversois.
Cuisiner avec ses émotions
Pour les candidats, Instroom fait appel aux demandeurs d’asile des centres d’accueil de Linkeroever et Kapellen. "C’est un défi supplémentaire", témoigne Nobels. "Il s’agit parfois de gens qui ne parlent pas encore le néerlandais. Pour pallier ce problème, nous avons fait venir des professeurs qui leur apprennent la langue pendant leur travail." N’est-ce pas un problème de former des demandeurs d’asile qui ne savent pas encore s’ils vont obtenir un permis de séjour? "Nous sommes conscients que cette formation ne garantit pas que ces personnes pourront travailler dans le secteur de l’horeca", déclare Nobels. "Mais il ne sert à rien de rester assis et d’attendre." Bryssinckx ajoute: "Même en cas d’expulsion, le travail d’Instroom aura été utile. Nous leur apprenons un métier et des compétences qu’ils peuvent utiliser ailleurs."
Nobels procède au recrutement avec la sous-cheffe Pasten Vera. "Nous le faisons sur la base d’entretiens. Nous ne recherchons pas nécessairement de vrais cuisiniers, mais des personnes qui ont un lien avec la nourriture et font preuve de motivation." D’ailleurs, Nobels a insisté pour que Vasyl fasse partie du groupe, même si la limonade de sa babouchka était sa seule expérience culinaire. "Il déborde tellement d’enthousiasme que j’ai senti que ça se passerait bien."
Lors de ces entretiens, Nobels et Pasten Vera ont remarqué à quel point la cuisine peut susciter des émotions. "La cuisine est un lien avec leur famille et le pays qu’ils ont perdu", explique Nobels. "On ne peut que deviner ce que ces personnes ont traversé, car elles n’en parlent pas. La cuisine est leur lien avec le passé, mais nous espérons qu’elle deviendra leur avenir."
3 plats, 5 cuisiniers: la table exotique de l’Instroom.
01. Crudo d’agneau de Saefthinge
Qui? Doris Morilla (49 ans) et Luis Mavo (32 ans). Origine? Venezuela.
"Nous sommes originaires de Portuguesa, un État du centre-ouest du Venezuela. Doris travaillait dans l’administration et je suis ingénieur. Au Venezuela, même si on est à deux à travailler, on gagne à peine de quoi survivre et les magasins sont vides. Noël a été la goutte d’eau qui a fait déborder le vase: nous voulions faire quelque chose de festif avec nos parents, mais on n’a rien trouvé, sauf du poulet et des tomates."
"Sa mère était très malade et nous ne pouvions pas acheter de médicaments. C’est alors que Doris a réalisé que nous n’avions aucun avenir au Venezuela et pas seulement pour des raisons économiques. Nous avons pris des billets pour Madrid via la République Dominicaine et nous sommes arrivés en Belgique en 2019. Depuis le début de cette année, nous vivons dans le centre d’accueil de Linkeroever."
"Le Venezuela est un pays de carnivores. La carne mechada est un ragoût de bœuf traditionnel que l’on cuisine également dans les Caraïbes. Seppe voulait nous faire goûter de la viande crue: nous n’en avions jamais mangé. Dans ce plat, nous avons combiné du tartare d’agneau de Saeftinghe, sur l’Escaut, avec notre carna mechada vénézuélienne que nous mangeons avec des patacones, des bananes plantain frites. Mais, avec Seppe, nous les avons faites sous forme d’une fine rondelle croustillante."
"Nous avons également adapté notre guasacaca. Il s’agit de la version vénézuélienne du guacamole, mais avec tellement de piment et d’herbes aromatiques qu’elle fait un peu penser au chimichurri. Comme Seppe veut cuisiner des légumes locaux, nous avons remplacé l’avocat par du cèleri-rave."
02. Gombo en vert
Qui? Edeki Emmanuel (28 ans) et Zenobia Tabenake (25 ans). Origine? Nigeria et Cameroun.
Zenobia et Edeki sont deux jeunes femmes originaires d’Afrique de l’Ouest qui ont plus en commun qu’elles ne le pensaient au départ. Zenobia vient de Limbe, une ville côtière du Cameroun, et Edeki, de la région du delta du Niger, au Nigeria. Elles ne sont en Belgique que depuis quatre mois et vivent dans le centre d’accueil de Kapellen. Même si elles ont grandi à près de mille kilomètres l’une de l’autre, Edeki et Zenobia ont appris à préparer la même soupe de gombos avec leur grand-mère.
"Au Cameroun, j’avais un petit restaurant sur le marché, où je servais des plats typiques", explique Zenobia. "Nous utilisons beaucoup les piments, les gombos, le riz et les haricots dans notre cuisine. Et aussi des crevettes séchées et fumées pour relever de nombreux plats. On peut également en trouver ici, dans les magasins africains dans lesquels nous allons avec le chef."
"Le chef nous a fait découvrir des plats typiquement belges. Nous avons appris à préparer de l’anguille au vert. Le chef a pensé que notre soupe de gombos s’y prêtait bien. Il nous a expliqué que l’anguille nage dans l’Escaut oriental. Il a également ajouté des herbes aromatiques d’ici, ainsi que des moules de Zélande. Je n’avais encore jamais mangé de moules, mais j’aime ça. Dans la soupe il y a aussi du gingembre et du piment, des ingrédients que nous utilisions également en Afrique."
03. Bar muhammara
Qui? Heba Saleh (33 ans). Origine? Rafah.
"J’ai grandi à Rafah, une ville de la bande de Gaza, à la frontière égyptienne. La situation y est intenable et, depuis longtemps déjà, les tirs de roquettes sont incessants. Les tunnels entre les parties palestinienne et égyptienne de la ville font souvent l’objet d’affrontements sanglants. La plupart des membres de ma famille (mes parents, ma sœur et mes cinq frères) ont fui en Arabie saoudite, mais, moi, je ne me voyais aucun avenir là-bas. Je suis restée chez mes grands-parents pendant un certain temps, avant de fuir en Europe. Avec mon diplôme en technologie et en informatique, je pourrai peut-être faire quelque chose ici…"
"J’ai appris à cuisiner avec ma grand-mère Abllah. Elle cuisinait comme dans le reste de la Palestine et au Liban, mais elle préparait aussi des plats égyptiens. C’est elle qui m’a appris la recette de la basboussa, le gâteau de semoule égyptien."
"Je faisais aussi souvent de la muhammara avec ma grand-mère. On fait rôtir du poivron rouge et on le mélange avec des noix. Ensuite, on ajoute de l’huile d’olive, de l’ail, du cumin et de la sauce de grenade. Dans certains magasins d’Anvers, on trouve du 'pul biber', un mélange d’épices que nous utilisons également. Tous ces ingrédients rendent la sauce aigre-douce et salée, mais aussi épicée. On trempe du pain dans la muhamarra, ou bien on la mange avec du poisson ou de la viande. Seppe la combine avec du bar, un poisson de la mer du Nord. Par contre, la servir avec de la scarole, du citron confit et du pain au levain croustillant, on ne ferait jamais ça à Rafah! C’est à la fois palestinien et anversois."
Instroom Academy, bâtiment Stormkop, premier étage, Droogdokkenweg 4 à Anvers. tél. 0493/26.74.12, www.instroom.academy.
Ouvert du mercredi au samedi pour le lunch et le dîner.