Des méduses lumineuses, un Rubens au plafond, des cartes à jouer vivantes. Charles Kaisin est le scénographe des dîners surréalistes réservés à quelques happy fews. "Toutes les trois ou quatre minutes, il se passe quelque chose à table. Impossible de s'ennuyer!"
On pourrait la qualifier de Chapelle Sixtine de Rubens: en effet la Banqueting House de Londres est le seul palais urbain au monde à avoir un plafond orné d'une fresque du maître anversois. Et c'est précisément là que Charles Kaisin (46 ans) a orchestré un dîner pour la famille de joailliers Boghossian. Un voyage visuel pour des convives triés sur le volet autour du thème de la Route de la Soie, illustré par une nappe en soie tissée à la main par une entreprise familiale, établie en 1605.
Autre ville, autre concept: au Palazzo Vecchio, à Florence, le Bruxellois a organisé un dîner pour un homme d'affaires et ses amis. Toutes les chaises avaient été frottées de basilic, en référence à un passage du 'Décameron' (1349-1360), livre de contes de Boccaccio.
Au casino de Monte-Carlo, Albert de Monaco et ses convives se sont vus servir leurs plats sur un baby-foot géant ou une table de roulette pivotante par des cartes à jouer vivantes. Charles Kaisin a également installé un château gonflable dans une église de Bâle, en Suisse, où il a accueilli les invités de la marque horlogère belge Ice-Watch. Et 850 convives ont participé au dîner 'Black & White', au Centre Pompidou à Paris.
Feu d'artifice visuel
Un chef étoilé. Un lieu improbable. Un thème central. Un serveur pour deux convives. Et, à chaque plat, une nouvelle tenue pour le service. Si vous acceptez ces cinq conditions, Charles Kaisin viendra vous écouter. "Du moins, si le courant passe avec la personne qui nous demande un dîner surréaliste. Si ce n'est pas le cas, je refuse. C'est déjà arrivé.
Je ne peux pas libérer l'énergie créative nécessaire pour un tel dîner pour quelqu'un que je n'apprécie pas", affirme-t-il. "Oui, j'organise des soirées sur mesure, mais, non, je ne suis pas un wedding planner élitiste: ce que je fais va beaucoup plus loin."
Les dîners du Bruxellois pourraient être décrits comme des performances poétiques et expérimentales pour lesquelles chaque détail est affiné sur mesure. "Mes dîners surréalistes ne sont pas seulement des feux d'artifice visuels: chaque élément est le fruit d'une recherche approfondie. Chaque ingrédient du scénario comporte des références à la littérature, l'art, l'histoire, la mode, la musique, l'opéra... Nous nous documentons énormément. Nous imaginons même la bande son et les fragrances.
Si le courant ne passe pas avec le client, je refuse. Oui, c'est déjà arrivé.
Je me sens beaucoup plus l'âme d'un metteur en scène d'opéra que d'un organisateur de fêtes. J'écoute attentivement ce qu'attendent mes clients, des particuliers et des entreprises, mais je veux avoir carte blanche. Vous ne demanderiez pas à un artiste s'il n'a pas un tableau dans une autre couleur!"
Bien sûr, il y a beaucoup d'organisateurs de soirées haut de gamme, mais les dîners surréalistes de Kaisin les coiffent au poteau en termes de stratification intellectuelle. Ce n'est pas juste un divertissement, c'est un spectacle multimédia qui met simultanément tous les sens en éveil. Et qui vous emmène dans la nuit avec un message. "Lors d'un dîner autour du livre 'Utopia', dans une station de métro bruxelloise vide, j'avais fait jouer une musicienne de rue serbo-croate.
Pour un autre dîner, j'avais travaillé avec des musiciens issus de classes sociales complètement différentes: en les faisant chanter ensemble des chansons sur leurs rêves, on obtenait un symbole très fort d'universalité. Au dîner Ice-Watch, nous avions allumé sur la table des feux d'artifice qui, ensemble, formaient une phrase sur l'éphémérité du temps.
Après notre dîner aux Bains de Bruxelles, nous avions offert aux invités un sachet de pansements pour peau de couleur. Un message en faveur de la diversité, même si ce détail nous a pris plus de six mois de recherche. C'est ce genre d'approche que nous aimons. Et c'est précisément parce que les dîners sont à ce point stratifiés en termes de sens qu'il est impossible de les saisir dans leur entièreté le soir même. C'est pour ça que nous offrons à chaque invité un livre réalisé à la main. Un souvenir-explication du spectacle."
Carte blanche
Il est en effet difficile de saisir toutes les nuances et de décrypter toutes les allusions sur le moment même. D'autant plus qu'il se passe quelque chose toutes les trois ou quatre minutes. Pourquoi ce rythme? "Nous aimons emmener les convives dans un voyage total. L'apéritif, c'est l'ouverture. Dès qu'ils passent à table, l'enchantement commence.
Impossible de s'ennuyer comme aux dîners où il n'y a rien à vivre. L'immersion doit être complète. Pour chacun de ces dîners surréalistes, nous élaborons un scénario d'une centaine de pages. S'il y a deux cents invités, il nous faut jusqu'à quatre cents extras, dont des coiffeurs, des maquilleurs, des danseurs et des serveurs. Nous présentons au client jusqu'à deux cents aquarelles, dessins ou maquettes préparatoires afin de pouvoir aborder chaque détail. Orchestrer un seul dîner demande jusqu'à six mois de préparation. Que ce soit pour huit ou six cents invités, le travail de conception est identique."
Le prochain dîner surréaliste de Charles Kaisin sera placé sous le signe de la 'métamorphose'. Hélas, pour ceux qui voudraient y assister, il y a déjà une liste d'attente.
Le prix est à l'avenant: certains dîners sont facturés plus d'un million d'euros. Charles Kaisin travaille actuellement à des scénarios pour des dîners à Séoul, Sao Paulo, Miami, Bordeaux, Hong Kong, Londres et (mais oui!) Bruxelles. Les commandes affluent du monde entier, ce qui a obligé le product designer à étoffer son équipe et à revoir son espace.
"Nous venons d'agrandir le studio à 650m²", explique-t-il. "Nous sommes une vingtaine de personnes à travailler dans les bureaux et il y en a au moins autant dans les ateliers bruxellois qui fabriquent à la main, pour nous, tout le nécessaire: tabliers, nappes, serviettes de table, costumes ou éléments de décor.
Nous employons des personnes des prisons de Saint-Gilles et de Forest, ainsi que d'un atelier protégé tout près d'ici. Nous optons au maximum pour le 'made in Belgium': en tant qu'entrepreneur, j'ai une responsabilité sociale et je tiens à l'assumer pleinement."
Sans limites
Ironie du sort, Charles Kaisin s'est fait connaître plus rapidement grâce à ses talents de concepteur de dîners surréalistes qu'à son travail de designer. En tant que tel, sa mission était de rendre le monde meilleur en concevant des produits de qualité et, de préférence, durables. Dans des créations telles que la 'Hairy Chair' et le 'Newspaper Bench', il combine des idées sur l'origami et le recyclage.
Il a aussi été directeur artistique de Val Saint Lambert pendant un moment et a conçu des pièces pour Royal Boch, un shopping bag pour Delvaux ou des friandises au chocolat pour Pierre Marcolini.
"En fait, tout a commencé avec la musique", se souvient-il. "Je joue du piano, de l'orgue et du violoncelle. Quand j'étudiais le design au Central Saint Martins à Londres, j'étais constamment dans le département mode. Au Royal College of Art de Londres, je fréquentais la classe du designer Ron Arad. Dans l'atelier du sculpteur allemand Tony Cragg, j'ai tout appris sur les matériaux et les concepts.
Au bureau d'architecture parisien de Jean Nouvel, j'ai aussi appris une foule de choses sur le design de produits et le modélisme. Et quand j'ai étudié à l'université de Kyoto, au Japon, j'ai été immergé dans la culture raffinée de l'origami et du papier. Toutes ces influences sont aujourd'hui réunies."
Ainsi, cet artiste multi-talent ne se limite pas aux dîners surréalistes. Il conçoit des intérieurs, comme celui de l'hôtel boutique Almaha à Marrakech, au Maroc. Il crée des scénographies ou des vitrines, comme la décoration de Noël 2017 du casino de Monte-Carlo. Et il continue à concevoir des produits, dont un service pour Serax et le producteur d'eau minérale San Pellegrino.
Cependant, c'est grâce à ses spectacles éphémères que le Bruxellois a conquis le monde. Pourtant, ces deux "métiers" ne peuvent pas être considérés indépendamment l'un de l'autre, estime-t-il. "Pour chaque dîner, je suis aussi designer. Je dessine toutes sortes de produits, des assiettes aux verres, carafes, costumes et tables. Ils ne sont pas réutilisables, car chaque soirée est unique. C'est pour cela qu'il est impossible de copier notre style."
Les dîners surréalistes ont permis à Kaisin de boxer dans la catégorie supérieure, mais qu'il se consacre à une mission en Asie ou en Amérique Latine, sa scénographie a toujours une touche de belgitude.
Pour pratiquement chaque dîner, le chocolatier Pierre Marcolini crée un dessert, évidemment sur mesure. Et, pour les intermèdes, il fait appel à des talents musicaux belges comme le Choeur de la Radio flamande ou la soprano Elise Caluwaerts. Et il se plaît à insérer des références aux artistes belges -Magritte, Ensor, Félicien Rops, Jan Van Eyck, E.L.T. Mesens, Marcel Mariën ou Marcel Broodthaers. Son encyclopédie mentale de références le caractérise à merveille: c'est un esthète passionné aux champs d'intérêt sans limites.
Des oiseaux en liberté
Les prémisses du succès de Charles Kaisin sont chez lui. Il y a neuf ans, il a commencé à réunir une fois par an ses amis autour de sa longue table aux pieds en branches pour des dîners surréalistes. "Lors de la première édition, des oiseaux volaient librement. Et j'avais invité le baryton afro-américain Stephen Salters; le lauréat noir du concours Reine Élisabeth en 1992 était monté sur la table pour chanter quelques airs pendant le dîner."
Au fil des années, la liste de ses invités s'allongeant, il leur a demandé une contribution pour l'organiser dans un lieu spécial, comme 'Utopia' (d'après l'ouvrage de Thomas More) dans une station de métro déserte et 'La Folie', dans l'ex-concession Citroën vide. Le dîner 'Correspondances' (d'après le poème de Charles Baudelaire), s'est donné à l'Hôtel de Ville de Bruxelles.
"Le chef David Martin (La Paix) était au piano, les serviettes de table étaient ornées du motif gothique du plafond, les carafes et verres étaient basés sur le nombre d'or, une fanfare ardennaise avait joué (clin d'oeil au décor de chasse), le Choeur de la Radio flamande, sous la direction d'Hervé Niquet, était venu fredonner (et non chanter) la 'Petite Messe Solennelle' de Rossini, après avoir, coiffés d'un casque, servi un plat aux 120 invités. Au final, le livre souvenir a été remis dans une pochette Hermès."
La vidéo de son dernier dîner privé, aux Bains de Bruxelles, est sur YouTube. Le thème? 'Jules Verne', décliné en ballet aquatique et méduses lumineuses. "À chaque dîner, j'annonce subtilement le thème de l'année prochaine. En 2019, toute la fête sera placée sous le signe de la métamorphose", annonce Charles Kaisin. Pour y assister, il faut s'inscrire sur la liste d'attente.