Le chocolatier belge Benoît Nihant a acheté une parcelle de plants de cacao dans la jungle péruvienne en 2016. Sabato l’y a accompagné après sa première récolte.
En 2016, le chocolatier “haute couture” Benoît Nihant a fait planter 1.200 cacaoyers dans sa plantation située à la lisière de la forêt tropicale péruvienne. Cet automne, Sabato l’y a accompagné au terme d’une première récolte, dont les produits sont enfin en boutique. Aventure au rendez-vous, avec serpents et tarentules en prime.
Nous sommes début novembre et les arbres le long de la route nous indiquent que la saison des mangues a commencé. Avec Benoît Nihant, je suis en route pour la forêt amazonienne péruvienne, où le chocolatier originaire d’Awans a acheté une parcelle en 2016 pour y planter 1.200 cacaoyers. Depuis Tarapoto, à la lisière de la jungle, dans la province de San Martin, il nous faut deux heures en 4x4 pour parcourir 65 kilomètres. La route est parsemée d’ornières dans lesquelles une petite voiture pourrait disparaître. “Il y a beaucoup de morts ici”, avertit Nihant. “La route a été asphaltée il y a sept ans par une entreprise brésilienne, avec des fonds de l’organisation gouvernementale américaine USAID. Le résultat n’est pas vraiment solide, comme vous pouvez le voir. Il y a beaucoup de corruption.”
Nous traversons le Rio Mayo et la petite ville de Pampa Hermosa. Des femmes aux cheveux noirs brillants étendent la lessive sur des cordes à linge. Devant certaines maisons, de petites quantités de fèves de cacao sont en train de sécher. “Des gens ordinaires ont deux ou trois arbres dans leur jardin”, explique Nihant. “C’est pour l’industrie. Moi, je suis en guerre contre l’industrie.”
On peut avoir des réserves sur l’opinion qui voudrait que tout ce que fait l’industrie est mauvais et que tout ce qui est artisanal est bon. Ce n’est pas tout à fait exact de dire que le chocolat des géants n’a pas de goût, mais il faut rendre à César ce qui appartient à César: celui qui goûte le chocolat ou la pâte à tartiner aux noisettes de Nihant découvre un nouvel univers de saveurs subtiles.
Le Belge se qualifie de “chocolatier cacaofèvier”, un terme qu’il a inventé pour préciser que son travail commence à la fève. “La qualité commence toujours par l’identification du type de fève”, explique-t-il. “Dans les pays où je m’approvisionne en chocolat, je recherche toujours les petits producteurs qui cultivent des variétés locales. Cela peut déboucher sur une collaboration à long terme, mais il m’arrive aussi de mettre la main sur un sac de fèves exceptionnelles grâce au bouche-à-oreille. J’en fais alors une édition limitée.”
Nous roulons dans un paysage vallonné superbe. “En 2014, quand je suis arrivé ici, j’avais déjà visité de nombreuses plantations dans d’autres pays”, poursuit Nihant. “Ici, j’ai ressenti la sensation d’être au milieu de nulle part, loin de toute civilisation, au cœur de la forêt amazonienne. J’ai été subjugué par la région, les arbres, les rapaces et les toucans. Et la chaleur de l’accueil de ses habitants. C’était une expérience profonde de la beauté. En même temps, tout était encore à faire.” La route est parsemée de blocs de roche qui viennent de tomber, mais personne ne semble s’en préoccuper. “Ici, on est fataliste, mais c’est aussi la vraie vie, ce que je préfère à une existence surprotégée.”
En approchant du village de San José de Sisa, nous découvrons des rizières et des cacaoyers nouvellement plantés. “Nous avons appelé notre parcelle San Luis de Sisa, en l’honneur de notre fils Louis”, sourit le chocolatier. Nous empruntons un chemin de terre et, par moments, nous faisons même du hors-piste. Il n’a pas prévu trois jours sur place pour rien: “En cas de fortes pluies, les chemins ne sont pas praticables.”
Feux de forêt
Quand le ministère de l’Agriculture a invité Nihant ici pour la première fois, il était encore accompagné d’une escorte militaire. “Depuis, c’est devenu plus sûr”, déclare-t-il. “Pendant très longtemps, cette région a vécu sous l’autorité des narcotrafiquants, réputés pour leur violence froide. La population n’avait pas d’autre choix que de cultiver la coca. La forêt a été massivement déboisée pour l’exploitation d’essences précieuses et brûlée pour favoriser l’agriculture intensive.”
Le gouvernement péruvien a reçu des fonds importants d’USAID pour lutter contre la déforestation: tout d’abord, pour construire des routes et reboiser, mais aussi pour sortir les cultivateurs de coca et leurs familles des griffes des narcotrafiquants en les reconvertissant principalement dans le cacao, le café, le maïs, le riz et la banane. Ce pari est en partie gagné, même si, à ce jour, il reste des plantations illégales de coca et que l’on voit encore trop souvent des feux de forêt.”
“La rentabilité n’a jamais été mon but: je souhaite juste tirer parti de ce terroir, poursuivre un rêve, apprendre et créer du lien.”Benoît Nihant
Benoît Nihant a déjà traité avec d’autres pays producteurs de cacao, comme l’Équateur, Madagascar, le Guatemala, le Nicaragua, le Honduras, la République dominicaine, Cuba et le Brésil. “Ces gouvernements se parlent”, explique-t-il. “Ils savent ce que nous recherchons et sont fiers si nous choisissons les fèves de leur pays. On me faisait visiter des plantations pilotes et observer des bonnes pratiques dans l’espoir que j’achète.”
Plutôt qu’acheter, Nihant avait une autre idée: “Il n’a pas été facile de trouver un terrain, mais il se fait qu’un ami d’enfance travaillait pour Forest Finance, une société allemande qui gère un projet de reforestation au Panama et qui a lancé ici un projet similaire de septante hectares. J’ai pu lui acheter un hectare ou, plutôt, le droit d’utiliser ce terrain pendant trente ans. J’ai donc pu y planter 1.200 nouveaux cacaoyers en 2016, une sous-espèce locale de la famille du Trinitario. Ce n’est pas une variété à haut rendement, mais c’est elle qui a le plus de potentiel en termes d’arôme et de saveur.”
Serpents et tarentules
Nous faisons à pied le dernier bout de chemin vers ce qu’il appelle “sa terre”. Les cacaoyers sont denses, il y a beaucoup de serpents et de tarentules, il fait une chaleur étouffante et l’humidité dépasse les quatre-vingt-dix pour cent. Je panique à l’idée de me perdre. Nous croisons une pancarte où il est inscrit que le travail des enfants est interdit. “On ne peut pas travailler avant seize ans”, explique José, le fidèle chauffeur. “Ou plutôt: on peut, mais c’est illégal.”
Nous arrivons sur sa parcelle bordée de grands arbres. L’environnement est paradisiaque. Nihant nous emmène au sommet: de là, le panorama est magique. “La plus belle partie de toute la plantation”, précise-t-il en pointant les montagnes. “Chaque fois que je suis au Pérou, je viens ici. Chaque fois.”
Ici, Weninger Ramirez est appelé l’ingénieur: c’est lui qui gère la plantation de Forest Finance. Il m’explique que la récolte a lieu tout au long de l’année. “Le cacaoyer est un arbre complexe: il peut porter à la fois le fruit mûr et la fleur.” Pour empêcher la propagation des maladies, les fruits de certains arbres sont emballés dans des sacs en plastique. Comme les engrais et les pesticides sont proscrits, on pratique la biofertilisation avec des engrais organiques faits maison.
Les chauds cacaos
Les chocolatiers qui possèdent leur plantation de cacao sont rares. En Belgique, Dominique Persoone (The Chocolate Line) en a une au Mexique et, au Royaume-Uni, Willie Harcourt-Cooze (Willie’s Cacao), en a une au Venezuela.
Par contre, les chocolatiers qui achètent leurs fèves sont plus nombreux: Pierre Marcolini se fournit personnellement en Inde, Indonésie, Cuba, Madagascar, Pérou, Chine et Vénézuéla.
Les bananiers apportent de l’ombre aux jeunes cacaoyers. “Après un an, ils donnent des fruits que nous pouvons vendre”, explique l’ingénieur. “L’arbre inga fournit également de l’ombre, mais il est surtout un engrais naturel. Il enrichit le sol en azote, les feuilles qui tombent se transforment en humus et ses racines rendent les sols plus perméables à l’eau, ce qui leur évite de se dessécher. C’est un arbre intelligent.”
La première récolte est déjà une réalité: nous voyons des tas de cabosses de toutes les couleurs – rouges, jaunes, vertes et orange – fraîchement cueillies. Les ouvriers les ouvrent à la machette. Benoît Nihant nous montre la pulpe de cacao qui enveloppe les fèves: “C’est elle qui assure la fermentation: c’est crucial pour le goût de mon chocolat.” Les ouvriers agricoles s’en nourrissent. “C’est frais et hydratant.” Nous goûtons. Cette pulpe est savoureuse: elle me fait penser au litchi; Nihant y détecte déjà différents degrés d’acidité.
Unfair trade
Le chocolatier traite trente à quarante tonnes de fèves de cacao par an. Proportionnellement, la production au Pérou (soixante kilos cette année, entre huit cent et mille kilos à terme) est négligeable. Quel est l’objectif? “Aucun”, répond-il. “La passion. Les septante hectares de Forest Finance ont été financés en partie par moi-même, en partie par des familles allemandes qui achètent deux ou trois arbres, dans un but caritatif et d’investissement direct et éthique. Peu à peu, je recevrai des fèves issues de mon hectare. J’espère qu’il y en aura assez pour ne pas faire de pertes, mais la rentabilité n’a jamais été mon but: je souhaite juste tirer le meilleur parti de ce terroir, poursuivre un rêve, apprendre et créer du lien.”
“D’autres variétés de cacao, comme le CCN51, fournissent un rendement de quatre tonnes de fèves par hectare, alors que notre variété indigène donne à peine huit cent kilos”, poursuit-il. “L’arbre est plus fragile, demande plus de travail et, pour empêcher les cultivateurs de passer à d’autres variétés, nous devons leur apprendre ce qu’est la qualité. Et leur permettre de gagner un revenu digne, afin que tout le monde y trouve son compte.”
“Je paie des prix bien plus élevés que le cours de la bourse et ce que paient les labels fair trade. Je préfère acheter mes fèves de cacao directement aux cultivateurs, qui fixent leur prix. Si leur récolte est moins importante, je paie davantage pour qu’à la fin de l’année, le cultivateur reçoive toujours le même montant. Je ne négocie jamais ce prix: le cultivateur doit être récompensé, afin que quelqu’un qui plante une variété de cacao offrant un rendement beaucoup plus élevé ne gagne pas davantage.”
Avec l’ingénieur, nous nous rendons au siège, situé à quelques kilomètres: c’est là qu’est gérée la plantation. Dans la “cocina”, deux femmes cuisinent sur un feu de bois. “Les rapports sont parfois spéciaux”, explique Nihant. “Les gens sont chaleureux, mais pas toujours à l’aise. Certains sont intimidés par mes yeux bleus.”
Fermentation
Au domaine, après avoir été récoltées, les fèves sont réparties dans des bacs en bois en tas de quatre cent kilos. Dans une pièce qui fait penser à un sauna, elles sont mélangées à la main deux fois par jour pour que la fermentation soit bien uniforme. “En général, la fermentation prend cinq à six jours, en fonction des conditions météo”, explique Nihant. Il pioche quelques fèves dans un bac et les casse en deux. “À l’intérieur, elles deviennent blanches. Les fèves qui sont encore violettes n’ont pas bien fermenté. Contrairement à l’industrie, nous exigeons une proportion d’environ vingt pour cent de fèves violettes, car elles donnent du goût. Maîtriser le processus complexe de la fermentation est un savoir-faire que l’industrie est en train de tuer en l’accélérant et en l’automatisant.”
Une fois que la pulpe a disparu, les fèves sont mises à sécher dans une sorte de serre. Ce séchage n’est pas un simple séchage: “Il faut qu’il soit lent, mais pas trop. Il faut compter une semaine environ. Il y a des paramètres précis et nous prélevons constamment des échantillons, mais nous travaillons de manière totalement naturelle et non standardisée.” Nous dégustons les fèves: elles présentent déjà une grande puissance aromatique. “À ce stade, les notes végétales et l’acidité sont déjà présentes”, précise Nihant.
“Je ne mélange jamais les fèves de différentes origines: je ne fabrique que des ‘single plantation chocolates’.”Benoît Nihant
En fin d’après-midi, une vingtaine de jeunes gens qui travaillent dans les plantations arrivent à pied au domaine. Leur journée a été longue et la chaleur, écrasante, mais ils sont enthousiastes. Ému, Nihant leur serre la main. Pour lui, c’est un moment symbolique. Quelques semaines avant notre visite, il a emporté un premier lot de trente kilos de fèves, qu’il a travaillé dans son atelier à Awans. Aujourd’hui, il fera goûter aux ouvriers agricoles le chocolat issu de cette première récolte. Il a également apporté du chocolat fabriqué avec des fèves de la République dominicaine et du Nicaragua. En leur faisant goûter ces fèves de différentes origines, il voudrait leur faire comprendre l’importance de leur travail et du terroir.
Nihant ne mélange jamais les fèves de différentes origines: il ne fabrique que des “single plantation chocolates”. Cela peut paraître snob, mais pour lui, il est essentiel de laisser s’exprimer la spécificité et la saveur des différents terroirs. “Même si les fèves sont de qualité supérieure, vous effacez toutes les nuances si vous les mélangez.”
Dans le plus grand silence, les ouvriers écoutent Nihant expliquer son point de vue sur la qualité. Ensuite, il distribue le chocolat à chacun d’entre eux. Ils sourient et semblent satisfaits de ce qu’ils dégustent. Après l’avoir dégusté, l’ingénieur exprime son enthousiasme: il est fier comme Artaban. Il m’explique qu’il a mangé du chocolat pour la première fois en 2007, alors qu’il avait déjà une bonne trentaine d’années. En ce qui me concerne, ce que je déguste est très spécial à tous les niveaux: l’arôme, la sensation soyeuse en bouche et le goût.
Comme un pilote de F1
Benoît Nihant a une formation d’ingénieur commercial. “À six ans, je faisais déjà les gâteaux à la maison, mais comme j’étais bon élève à l’école, mes parents ne voulaient pas que je suive une formation en pâtisserie. Avant même d’obtenir mon diplôme, j’avais décroché un emploi dans l’industrie sidérurgique – avoir un travail, c’était un but dans ma famille. Mais au bout de sept ans, Anne, mon épouse, et moi avons souhaité lancer notre propre projet. La gastronomie nous passionnait. J’ai quitté mon emploi pour travailler chez le célèbre pâtissier du Sablon, Wittamer, et suivre une formation en chocolaterie-confiserie, ainsi qu’en boulangerie-pâtisserie à l’IFAPME, alors qu’Anne optait pour la confiserie-chocolaterie.”
En 2006, le couple commence à fabriquer son propre chocolat dans le garage familial. Un an plus tard, il ouvre sa première boutique à Embourg, près de Liège –aujourd’hui, il y en a cinq dans notre pays. À l’exception de Rob, le supermarché des gourmets bruxellois, Nihant distribue ses chocolats sans passer par un intermédiaire. “Pour que le client comprenne notre chocolat, le contact direct est indispensable. Et nous le faisons toujours déguster, même à ceux qui n’en achètent pas.”
Il n’exporte qu’au Japon, où il aligne 34 points de vente nichés dans des grands magasins de luxe. “Ce n’est qu’un début. En avril 2023, il y aura un flagship store à Ginza, le quartier le plus chic de Tokyo, d’Asie et peut-être même du monde. Au Japon, l’engouement pour le chocolat est incroyable. Chaque fois que j’y vais, je suis reçu comme un pilote de F1 et je dois signer des autographes pendant des semaines. Les Japonais évitent de se toucher les uns les autres, même pour se dire bonjour ils restent à distance. Ils ne font qu’une exception à cette règle: quand ils offrent du chocolat.”
| Le chocolat de la première récolte du Pérou est disponible dans les cinq boutiques depuis le 14 décembre.
| Site web: www.benoitnihant.be